La NuitLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 226-227).
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Pendant qu’en l’ouragan des lanières d’éclairs
Fouettaient les chênes noirs au bord des flots amers,
Le pontife mourant cria dans la nuit sombre :

Ainsi le monstrueux chaos hurlait dans l’ombre
Et l’aveugle nature enfantait pour la mort,
Hommes, lorsque je pris pitié de votre sort.
Le hasard dévorait vos forces éphémères ;
Autant de volontés, autant d’efforts contraires ;
Rien n’arrivait à rien et des flots de sang noir
Noyaient hideusement tout rêve et tout espoir.
Car vos informes cœurs, mous et pourris de haine,
N’engendraient que le meurtre et votre âme était pleine
De reptiles gluants se dévorant entre eux.
L’homme haïssait l’homme et la terre et les cieux.

Tout tournait au hasard dans un gouffre de boue
Où le destin broyait sous son horrible roue
Tous les millions d’yeux que l’aurore eût aimés.

Ô divins avenirs que mes mains ont formés !
J’ai dit, pour rassembler ce que la nuit sépare :
« Que la lumière soit ! » et j’allumai le phare
Attirant tous les yeux, rayonnant en tout lieu :
J’ai fixé l’idéal et je l’ai nommé Dieu !

Deux forces désormais se partagent la terre.
Tout ce qui hait la nuit marche vers ma lumière
Et grâce aux cœurs unis dans une même foi
L’ordre sort du chaos et c’est mon œuvre, à moi !

Le vieux mage se tut pour écouter son rêve.
Et quand le jour naissant illumina la grève,
Le vieillard étendu sur les goémons verts
Disparut lentement sous l’écume des mers.