Traduction par anonyme.
Hachette et Cie (p. 9-15).


II

DE QUELLE MANIÈRE ONDINE ÉTAIT ARRIVÉE
CHEZ LE VIEUX PÊCHEUR


HULDBRAND et le pêcheur s’étaient, d’un mouvement instinctif, élancés à la poursuite de la jeune fille. Mais, dehors, dans l’obscurité, ils avaient bientôt été contraints de s’arrêter. Huldbrand, d’ailleurs, se demandait s’il n’était pas le jouet d’un rêve, et si la suave apparition d’Ondine, si brusquement suivie de sa disparition, n’était pas une nouvelle aventure merveilleuse comme celles de la forêt. Mais le vieux pêcheur le ramena à la réalité :

— Ce n’est pas la première fois qu’Ondine nous joue ce tour, dit-il. Elle va nous laisser maintenant dans une mortelle inquiétude jusqu’à demain matin : pourvu seulement qu’il ne lui arrive pas de mal !

— Essayons encore de la rejoindre, proposa le chevalier.

— Inutile, répliqua le pêcheur. Je ne saurais permettre que vous risquiez votre vie à rechercher cette petite folle, et, pour moi, mes vieilles jambes n’en peuvent plus. D’ailleurs, comment savoir la direction qu’elle a prise ?

— Du moins appelons-la, supplions-la de revenir.

Et Huldbrand lança aux échos le nom gracieux de la jeune fille. Le vieillard hochait la tête en disant que la petite était bien trop entêtée pour répondre et que tous les moyens du monde ne serviraient de rien ; pourtant, il ne pouvait lui-même s’empêcher de mêler ses appels à ceux du chevalier et de crier :

— Ondine ! reviens pour cette fois, je t’en prie !

Cependant, il en arriva comme le pêcheur l’avait dit : Ondine ne répondit pas ni ne parut. Les deux hommes, de guerre lasse, reprirent le chemin de la maisonnette. La bonne mère était allée se coucher, et, dans l’âtre, le feu s’éteignait lentement. Le vieux pêcheur ranima les cendres, ajouta du bois et posa sur la table une cruche de vin :

— Vous avez aussi de l’inquiétude au sujet de cette enfant, dit-il au chevalier ; nous ferions donc mieux de passer ici une partie de la nuit à causer et à boire, plutôt que de nous étendre sur nos lits pour n’y point dormir.

Huldbrand acquiesça, et tous deux se mirent à deviser tout en faisant honneur à la cruche. Ondine, naturellement, fit tous les frais de la conversation ; on ne pensait guère qu’à elle. Quand le plus léger bruit se faisait entendre au dehors, le chevalier ou le pêcheur se levait, poussait la porte, interrogeait la nuit d’un regard anxieux. Bientôt, le vieux pêcheur en vint à raconter à la suite de quelles circonstances ils avaient, sa femme et lui, adopté cette étrange enfant. Le chevalier l’écouta avec le plus grand intérêt :

« Un jour, dit le vieillard, il y a de cela environ quinze ans, j’étais allé comme de coutume à la ville pour vendre mes poissons. Ma femme était restée à la maison pour s’occuper des soins du ménage et veiller sur une petite fille que le ciel nous avait heureusement envoyée peu de temps auparavant. Divers projets s’agitaient alors dans ma tête : j’adorais ce coin de terre où j’avais vécu dans la paix, mais je songeais à le quitter pour aller m’établir à la ville et y préparer l’avenir de notre enfant. Je discutais en moi-même les avantages et les inconvénients d’une telle résolution. Je réfléchissais, enfin. Et j’allais tranquillement mon petit bonhomme de chemin, à travers cette même forêt dont on dit tant de choses et où le bon Dieu, quant à moi, m’a toujours gardé de toute rencontre et de tout mal. Hélas ! le malheur devait cependant tomber sur moi, il n’était pas loin, il ne se dissimulait pas parmi ces ombres mystérieuses, non, il était installé à mon propre foyer. Je reviens de ma tournée, j’arrive, je trouve ma femme en pleurs, seule.

« — Où est notre enfant ? m’écriai-je. Qu’as-tu ?

« Les sanglots de ma femme l’étouffent, elle ne peut répondre que par des mots entrecoupés qui sont autant de blessures affreuses pour mon pauvre cœur. Un accident banal et terrible : l’enfant avec sa mère jouait au bord du lac ; soudain, la petite échappe aux mains qui la tiennent, se penche sur le miroir trompeur des eaux, tombe, disparaît…

« Nous avons longuement interrogé les rives du lac, cherché parmi les hautes herbes et jusqu’au fond de l’eau : en pure perte ; il ne nous a même pas été donné de revoir le cher visage de notre pauvre enfant.

« Je vous laisse à penser, seigneur chevalier, dans quel état de désolation nous laissa ce cruel événement. Nous étions, le même soir, assis, ma femme et moi, autour de la table familiale, tristes et sans force, suppliant la mort de ne pas nous épargner après un tel coup. Vivre encore, vivre sans notre cher ange, nous semblait impossible. Mais le ciel veillait ! Nous étions là à pleurer, à gémir, quand, tout à coup, par la porte ouverte entra une jolie petite fille de trois ou quatre ans environ, richement habillée, toute gracieuse et souriante. Nous la regardâmes avec émotion et surprise, sans savoir que penser. Quand elle fut tout près de moi, je vis que ses cheveux et ses vêtements ruisselaient d’eau.

Tout à coup, par la porte ouverte entra une jolie petite fille, richement habillée, toute gracieuse et souriante

« — Chère, dis-je à ma femme, faisons du moins pour cette enfant ce que nous voudrions tant qu’on fît pour notre pauvre disparue.

« Nous déshabillâmes la petite, la mîmes dans un lit bien chaud et lui donnâmes des boissons généreuses et réconfortantes. Cependant, elle ne cessait de nous sourire avec de beaux et bons yeux où se révélait sa petite âme. Le lendemain, comme elle allait bien, je la questionnai sur ses parents et sur l’aventure qui l’avait amenée chez nous. Mais elle ne répondit que par des histoires si extravagantes, pleines de châteaux d’or et de palais de cristal, qu’il nous parut pendant longtemps, à nous autres gens simples, qu’elle était tombée tout droit de la lune sur notre presqu’île. Tout ce qu’on put, à la fin, démêler de son discours, fut qu’elle se promenait avec sa mère en barque, que le bateau avait chaviré, qu’elle s’était trouvée précipitée dans le lac, qu’elle avait perdu connaissance et qu’elle s’était par la suite réveillée, non loin de notre cabane, sous le frais ombrage d’un arbre. Mais quant à rien savoir d’autre, sur son origine, son nom, sa religion même, ses parents, sa demeure, impossible ! Il fallut y renoncer.

« Notre chère fille nous manquait affreusement : il nous vint tout naturellement à l’idée de garder auprès de nous, pour la remplacer, cette petite inconnue que le ciel lui-même semblait avoir pris soin de nous envoyer dans notre malheur. Ainsi en fut-il décidé : la place vide autour de la table familiale fut à nouveau occupée et la chaumière connut encore les frais éclats de rire et les jeux innocents.

« Cependant, nous ne savions de quel nom appeler notre nouvelle enfant. Je proposais bien Dorothée, qui signifie « Don de Dieu », et qui, par cela, me semblait tout indiqué ; mais la petite ne voulait pas entendre parler de Dorothée : elle disait que ses parents l’avait nommée Ondine, qu’Ondine elle s’appelait, qu’Ondine elle voulait être et demeurer. Ondine ? Était-ce là un nom de chrétien ? Je consultai le calendrier : point d’Ondine. J’allai prendre le conseil d’un vieux prêtre, à la ville : Ondine, d’après lui, devait être un nom de païen. Que faire ? L’enfant avait-elle été baptisée, seulement ? Le vieux prêtre fut d’avis que, dans le doute où nous étions, il valait mieux risquer de la baptiser une seconde fois. On décida d’un jour pour célébrer ce grand acte. Le saint homme vint à notre chaumière, un beau matin : la petite, toute gracieuse dans une ravissante robe blanche, supplia avec tant d’insistance pour qu’on lui laissât son nom d’Ondine, que le prêtre crut pouvoir sans péché la baptiser sous ce nom étrange : l’enfant se conduisit d’ailleurs, pendant toute la cérémonie, comme une vraie petite sainte, et il est bien certain qu’aucune chrétienne du bon Dieu, portant tous les noms du calendrier, ne se fût montrée en cette circonstance plus chrétienne que notre Ondine.

« Je dois à la vérité d’ajouter que, par la suite, ce beau zèle tomba un peu, et que bien des polissonneries… »

L’enfance d’Ondine

Ici, le chevalier, qui n’avait rien perdu de l’histoire, interrompit le pêcheur pour lui faire remarquer comme un grondement sourd et prolongé venant de la plaine. Les deux hommes sortirent de la cabane pour voir si quelque orage s’annonçait. Mais ce qu’ils virent les inquiéta bien autrement : le ruisseau qui, sorti de la forêt, serpentait dans la plaine et, avant de se jeter dans le lac, passait non loin de l’habitation du pêcheur, avait soudain grossi formidablement et ses eaux débordées couraient de tous côtés dans un bouillonnement de tempête. De gros nuages passaient, rapides, dans le ciel, et le lac, lui aussi, se soulevait sous les rafales terribles du vent.

— Ondine ! Ondine ! crièrent les deux hommes, il va t’arriver malheur ! Pour l’amour de Dieu, reviens !…

Et, comme nulle réponse ne leur parvenait, ils se mirent à courir au hasard, l’un à droite, l’autre à gauche, appelant et cherchant la fugitive.