Ohé ! l’artiste/Partie III

Tresse & Stock (p. 87-127).


L’HOMME DE LETTRES

I


Je crois, mon cher Jean, dit l’oncle Regallard, que tu feras bien de rester avec moi au Billot. Ton père, que j’ai vu aujourd’hui à Saint-Pierre-sur-Dives, te réclame, mais il est assez exaspéré contre toi et il vaut mieux pour tous deux que vous ne vous voyiez pas souvent.

— Ah ! il est furieux ? et pourquoi ?

— Il prétend que tu rates ta vie. Il est moins furieux que mécontent, j’exagérais un peu. Au fond ton père et ta mère t’aiment beaucoup… et s’ils te tourmentent, c’est par excès d’amitié.

— Ah ! je le sais bien, ça a été toujours comme ça, mais ce qui m’ennuie, c’est que tout leur est dicté par la question d’argent !

— Va, je les connais aussi. Tu me diras que certains détails choquants enlèvent tout le bien d’une chose. S’ils rendent un service, ils le font sentir, et s’ils ont raison, c’est avec l’insolence des gens forts de leur droit. Moi aussi, l’héritier, j’ai eu à me plaindre d’eux. Autrefois, quand j’étais encore dans le commerce, j’ai eu à me plaindre de tes parents. Un jour que j’étais gêné pour un paiement, je leur ai demandé une avance de 1,000 francs qu’ils auraient pu me faire… Ils me l’ont refusée. Est-ce que je me suis fâché ? Pas du tout. Il faut être plus accommodant, tu sais. Tu es jeune et tu en verras bien d’autres dans la vie. Tu as l’air de t’ennuyer depuis quelques jours ! Hein ! tu ne réponds pas ? Ah ! c’est que le Billot, n’est pas comme Paris ! Va, tranquillise-toi, tu y retourneras !… Mais, tu ne fais plus de peinture ? Et le paysage ?…

Jean n’osa pas répondre qu’il avait trouvé mieux.

Chaque soir, avant de se coucher, Jean, seul dans sa chambre, lisait un des livres, que son ami Varée, retourné à Saint-Pierre-sur-Dives et resté fidèle dans le malheur, lui envoyait par l’entremise des domestiques.

Jean s’en cachait un peu. Sa mère n’avait-elle pas dit : « Ce sont les lectures qui l’ont perdu ! » Le père Regallard n’aurait qu’à être pris de la même idée, lui qui n’aimait pas les livres, disant que le bon sens et la réflexion remplacent toute science, et que jamais un roman ne l’avait intéressé. Comment lui avouer que l’ancien peintre voulait se livrer à la littérature ?

Jean, que l’aventure du portrait de M. Darel, avait momentanément aplati, rebondissait depuis quelques jours.

Il était forcé de s’avouer que les études premières de la peinture lui faisaient défaut, et le long travail des débuts l’effrayait trop pour qu’il s’y livrât.

Mais si sa main avait été malhabile, le cerveau fonctionnait toujours ! Parce qu’il n’avait pas de métier, en était-il moins artiste ? N’en avait-il pas moins la compréhension du beau ? Il était paysagiste, comme il l’avait affirmé récemment. Mais le pinceau est-il seul capable de reproduire la nature ? Non, le pinceau est même inférieur à la plume. Témoin, Fromentin, qui, après avoir jeté sur cent toiles les aspects du désert, désespéra de jamais rendre ses sensations et ses visions exactes sur un tableau, et écrivit son chef-d’œuvre : le Sahara.

Jean n’avait-il pas de merveilleuses dispositions ? Ses premiers essais poétiques en faisaient foi. Il allait se mettre à bûcher ferme. Il fallait qu’avant six mois son volume parût chez un éditeur quelconque, à Paris : Paysages normands. Et le titre flamboierait dans la vitrine des marchands de journaux de Saint-Pierre-sur-Dives. Les railleurs et les envieux auraient le bec fermé.

— Le tableau, c’est bien, mais le livre, c’est mieux, se disait-il.

Quand une toile a été exposée au Salon annuel dans les expositions de cercle ou chez les marchands des boulevards, quelques personnes seulement l’ont pu voir. Mille, deux mille, vingt mille. Alors le tableau acheté par un négociant américain est relégué dans une galerie ou dans un cabinet de dentiste. Parfois, l’État l’enverra orner un musée lointain de la province. Et puis c’est tout. La gloire du peintre est toute factice.

Tout le monde a beau connaître le nom de Praxitèle, qui donc s’intéresse à ce Grec dont les œuvres sont détruites depuis des milliers d’années ! Qui saurait même qu’il exista, si les littérateurs n’avaient loué ses œuvres ? Et la gloire de l’homme de lettres a ce caractère d’intimité charmante qui la rend bien supérieure à celle des autres célébrités.

Le livre va partout. Ceux qui frissonnèrent au rhythme d’une belle phrase, se pâmeront avec reconnaissance au nom de son auteur.

Et Jean, qui avait trouvé ces bonnes raisons pour se faire homme de lettres, avait décidé de lancer avant six mois, son premier volume.

Les Paysages normands seraient vite écrits ; mais Jean voulait frapper un gros coup. Il mettrait dans son œuvre tant de sincérité qu’il était sûr du succès. Pour mieux connaître le sujet à traiter, il résolut, avant de se mettre au travail, de parcourir du matin au soir, pendant un bon mois, tout le canton. Le livre se diviserait en quatre parties : les saisons. Il décrirait la campagne sous ses divers aspects. Et il allait commencer par l’été, bien que la fin en approchât.

Le lendemain, Jean, au lieu de faire la grasse matinée, se leva en même temps que les domestiques. Par malheur, dès qu’il eut mis le pied dehors, une pluie commençait à tomber, qui le força à rentrer à la maison.

— Bah ! se dit-il, je vais attendre que ça soit fini.

— Oh ! il y en a pour une petite demi-heure, lui dit un domestique dont on écoutait toujours les prévisions météorologiques.

La pluie fine se fit averse et tomba pendant cinq jours.

— Ah ! que la campagne est monotone pendant la pluie ! se dit Jean.

Et il ne lui vint pas l’idée de la décrire sous cet aspect. Il la voulait toujours belle et ne la comprenait qu’ainsi. Voudrait-on qu’un amant, orgueilleux de sa maîtresse, la montrât sous un jour et dans un moment défavorables ?

Et Jean passa ces cinq journées à manger, à boire, fumer, lire et faire des parties de domino avec l’oncle Regallard, qui souffrait un peu de ses rhumatismes, pendant les temps humides.

La pluie fouettait les vitres, les brouillant et empêchant la clarté de pénétrer dans la grande pièce qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger.

De temps en temps, la lourde porte s’ouvrait.

Un des valets de ferme entrait, apportant avec lui toute la tristesse, le vent et l’eau du dehors, mouillant les pavés et laissant, par places, la boue collée à ses sabots. Le feu clair jetait une note rouge dans cette grisaille.

Jean, pour passer le temps, continuait, après le repas, à prendre, à petites tasses, son café arrosé d’eau-de-vie de cidre, et au bout de quelques verrées, lui revenait un peu de gaîté qui se traduisait par des récits d’aventures imaginaires survenues à Paris. Les valets de la ferme l’écoutaient avec presque de l’admiration.

— Qu’y cauge ben ! Qu’il cauge ben !

Enfin, le beau temps revint. Le soleil brillait sur les arbres, dont les feuilles mouillées étaient plus vertes. Tout l’oisillage piaillait dans les pommiers. Jean alla se promener à travers les cours, puis, enfila un chemin encaissé, qui montait entre des talus hauts de deux mètres, surmontés de haies de saules et de coudriers. D’un tétard de chêne dépouillé partit un gros corbeau qui croassait.

— Senestra, dit Jean, c’est signe de malheur, à ce que prétendaient les anciens.

Et il continua sa route. Des grenouilles cachées sous les pierres, sautaient dans les ornières profondes où coulait une eau claire. Et Jean se sentait grandir, aspirait fortement l’air chaud, un peu humide.

Arrivé au haut de la côte, devant une large avenue d’ormes qui conduisait au château, Jean aperçut tout au bout un cavalier et une amazone qui, au trot, venaient au devant de lui.

— Tiens ! pensa-t-il, c’est de l’Octave Feuillet !

Il avait la mauvaise habitude de coller des étiquettes à toutes choses et de ne rien voir qu’à travers ses lectures.

Les deux cavaliers passèrent, c’était le châtelain et sa fille. Jean les salua et continua sa route. Il revint à la ferme le soir.

II

Le lendemain, Jean, dès le réveil, partit à travers les cours, gagna le petit chemin et fit la course de la veille. Espérait-il la rencontre faite déjà ? Peut-être. Il se rappelait la grosse tête du châtelain — un ancien officier de dragons — lourd sur un grand cheval, et la figure fine de la jeune fille. Un joli tableau à coller dans les Paysages normands. Et puis, il ne voyait que des physionomies grossières, au Billot… cette tête charmante de vierge espiègle avait ensoleillé le chemin.

D’abord, par espoir, puis par habitude, cette promenade fut celle qu’il fit tous les matins avant le déjeuner.

Quand il arrivait au haut de la côte, Jean s’arrêtait toujours au coude du chemin et, par la trouée d’une barrière, regardait la vallée.

À la descente, des terres cultivées, en bas, des prés baignés par un ruisseau. Le fond était toujours vert, mais la pente tantôt en labours, jaune, tantôt verte, aux premières pousses, puis dorée à la moisson.

Jean contemplait tous les jours ce paysage changeant. Et quand ils l’apercevaient, les paysans, occupés au travail, le regardaient :

— Tiens, voilà M. Jean qui passe ! Il est dix heures… c’est le temps de déjeuner !

Après le repas, il allait au village s’asseoir dans l’unique salle où dormait un vieux billard à blouses et faisait d’interminables parties avec le patron de l’établissement et le beau-père de l’huissier, un vieux forgeron retiré chez son gendre.

Le père Regallard l’y rejoignait parfois et l’emmenait dîner. Le soir, il revenait après le repas. La société s’augmentait des clercs de notaire et de l’employé du pharmacien qui restaient jusqu’à la fermeture.

Jean revenait à la ferme, seul, ayant alors un kilomètre à faire.

Surexcité par l’alcool, il sentait son cerveau bien disposé au travail.

— Sacrédié ! c’est ce soir que je vais faire un bon chapitre, en rentrant ! Ah ! mes vieux, vous vous fichez de moi ! On me nargue ! attendez donc, et l’artiste va vous montrer qu’il l’est, et un peu !

Dans le village on s’étonnait de le voir vivre en rentier, à son âge, et un soir, dans une discussion, à la fin d’une partie, son adversaire l’avait traité de feignant !

— En voilà un qui est heureux que son oncle soit né avant lui, disaient les commères.

Jean rentrait à onze heures chez le père Regallard, et parfois, faisant du bruit dans l’escalier, réveillait le vieux rentier endormi :

— Ohé ! l’artiste ! c’est toi ?

— Bonsoir, mon oncle, répondit-il. Je viens de rouler Baptiste en cinquante points.

Regallard n’aimait point Baptiste, un des clercs de notaire, et le succès de Jean le ravissait :

— T’as bien fait ! Mais tu sais, tu vas t’abîmer la santé à rentrer à cette heure-là !

Jean montait dans sa chambre en se disant : « Je rentre tard, c’est vrai, mais je ne sortirai plus le soir. » Et il songeait à sa bonté : ce qu’on obtiendrait de lui avec de la douceur c’était surprenant ! Ainsi, son oncle lui faisait un reproche, il en sentait tout le bien fondé, et ne lui en voulait pas. Autrefois, à Saint-Pierre-sur-Dives, son père ne lui disait rien de plus, mais le faisait sur un tel ton qu’il était tenté de rentrer une heure plus tard le lendemain.

Il se surprenait alors à penser à ses parents qu’il n’avait pas vus depuis l’aventure du portrait de M. Darel, n’ayant pas osé retourner à la ville. Mais son oncle qui allait au marché tous les lundis lui en rapportait des nouvelles.

— Ton père va bien et ta mère t’embrasse, disait le vieux en rentrant.

Et c’était tout. Ce qu’il ne disait pas c’est qu’à chaque fois, les parents de Jean accablaient de scènes à n’en plus finir le père Regallard.

— Voyons, qu’est-ce que vous voulez en faire ?

— L’héritier ? Mais ça ne vous regarde pas !

— Il reste là tous les jours à se promener la canne à la main. Il ne fait rien ! Est-ce une occupation pour un jeune homme ?

Le vieux ne répondait pas. Il ne pouvait plus se passer de Jean dont la société l’amusait. Sans son neveu, il était seul au Billot. Bah ! ses moyens pouvaient lui permettre cela. Jean était comme son garçon. Quant à l’avenir, Jean n’avait pas à s’en inquiéter. Est-ce qu’il n’était pas l’héritier ?

Il ne voulait pas dire aux Picot que son intention était de léguer directement à Jean sa fortune, en la faisant sauter par-dessus leur tête. — Elle devait revenir à la femme du marchand de porcelaine. — Le vieux Regallard se vengerait ainsi du refus d’un billet de mille francs qui lui avait été fait autrefois et qu’il n’avait pas oublié.

Jean connaissait les intentions de son oncle. Et c’est ce qui le faisait rester au Billot. Sans cela ! comme il serait retourné à Paris ! Car il commençait à être repris de ses idées de grandeur. Et que faire au Billot ?

Travailler ? Impossible ! Il s’en apercevait. Venir en province, c’est excellent pour amasser des documents. Mais pour les coucher sur le papier, il lui fallait, pensait-il, la fièvre du boulevard, la certitude d’être imprimé le lendemain, les discussions avec les gens du métier, les lectures des journaux et des revues. Tout cela lui manquait. Et puis, le volume paraissant, en recevrait-il tout le profit, au fond de sa province : Les compliments des amis, les sourires des femmes, la menue monnaie de la célébrité ?

Il avait son plan : vivre d’abord ; amasser des documents et, quand il viendrait à Paris, tout serait bien. Alors, il écrirait.

Quelque crainte le prenait d’être retenu longtemps chez son oncle, qui était encore solide, mais il s’en consolait en se rappelant que Jean-Jacques, pour ne citer que lui, débuta fort tard dans la littérature.

Et les journées et les mois s’écoulaient, uniformément.

Le dimanche, Jean et son oncle qui ne fréquentaient pas les offices, allaient aux fêtes paroissiales des villages voisins.

III

— Ah ! ça, pourquoi donc le Billot n’aurait-il pas de fête ? dit Jean, un jour, au cabaret.

— Mais, c’est une idée ça, répondit le patron qui vit de suite de quel profit lui serait cette innovation.

Comment cette idée-là n’était-elle venue à personne ? Vite, il fallait s’en occuper. Et Jean, n’ayant rien à faire, disait-on, fut chargé par le cabaretier, les clercs du notaire et quelques petits boutiquiers de chercher les moyens d’organiser la fête qui devrait avoir lieu avant la fin des beaux jours.

Jean avait commission pour demander au château la subvention indispensable.

Les hôtes n’étaient pas encore repartis pour Paris, ça tombait à merveille.

Jean se rappela aussitôt l’apparition du chemin creux : l’amazone, avec son père au fond de la grande avenue. Il se décida à y aller. Qui sait, peut-être reverrait-il la jeune fille. Il charmerait le père et se ferait peut-être inviter au château. Peut-être était-ce la Béatrix qui lui était destinée. On a vu plus fort que ça !

Et sans qu’il s’y arrêtât, ces suppositions trottaient dans sa cervelle.

Il arriva à la grille du parc, le lendemain, après le déjeuner. Il s’attendait à trouver la famille sur la pelouse, où les châtelains jouaient souvent au crocket, ou bien on le recevrait au salon. Peut-être le maître l’inviterait-il à une partie de billard, n’étant pas fâché, sans doute, de rencontrer un garçon intelligent dans ce coin de pays.

Jean sonna et demanda au jardinier, qu’il connaissait, à parler à son maître.

— Tenez, monsieur Jean, il est juste dans la serre. Venez-y.

Son cœur battait la chamade. Il allait probablement trouver la jeune fille, au milieu des fleurs, grisée de leur odeur chaude, — il avait lu que les femmes, dans une serre, ont toujours les yeux plus doux. — Il entra.

— Monsieur, dit-il en saluant.

Jean se trouva un peu timide devant l’ancien officier. Cette demande d’argent l’ennuyait à faire et il ne s’était décidé que dans l’espoir de rencontrer la jeune amazone à l’Octave Feuillet.

Elle n’était pas là, son aplomb tombait. Et la crainte lui venait d’être gauche en présence du gros gentilhomme qui ne le recevait pas à bras ouverts.

Enfin, il expliqua le motif de sa visite.

— Ah ! c’est une riche idée qu’on a eue là, répondit le châtelain. Le pays était tranquille, et vous allez l’emplir d’orgues de barbarie, de mendiants et de saltimbanques ! Quand donc se fera la fête ? Dites-le moi pour que je retourne à Paris la veille !

Et en parlant, il sortit un louis de son gousset, le donna à Jean qui, rougissant, remercia en s’inclinant par trois fois.

Quel échec ! Les organisateurs s’attendaient à recevoir du château, au moins cent francs et il leur rapportait un louis. Et donné de quelle façon ! Certainement, on dirait qu’il s’y était mal pris. Et, du coup, il venait de se fermer les portes de la tour où résidait sa belle ! Car, il ne pourrait plus s’y présenter maintenant. Etait-il assez bête ! Il lui aurait été plus facile de faire connaissance avec le châtelain dans quelque partie de chasse où l’on est plus aimable avec les inconnus, où tous sont égaux devant le coup de fusil ? Comment n’avait-il pas songé à cela ! Maintenant, c’était fini !

Avant de retourner au cabaret, Jean alla voir son oncle et lui raconta sa visite au château.

— Ah ! c’est comme ça, dit le vieux rentier ? Eh bien, nous allons lui montrer que les gens du pays peuvent se passer de lui !

Et il donna cinq louis pour sa cotisation. Le comité nomma Regallard président. Et on parla beaucoup de cette affaire dans le village, où la fête devait avoir lieu le premier dimanche du mois suivant.

IV

Jean sortit le lendemain matin pour faire sa promenade habituelle, mais, après sa tournée dans les bois, au lieu d’enfiler le petit chemin, il prit la grand’route, ne voulant pas s’exposer à rencontrer le châtelain dans l’avenue.

Ce jour-là les paysans qui réglaient leurs travaux d’après le passage de Jean, au haut de la côte, ratèrent l’heure du déjeuner.

V

Des tables et des bancs de bois blanc à la porte du cabaret, quelques drapeaux aux fenêtres ; un mât de cocagne sur la place, devant l’église ; des lanternes vénitiennes suspendues à des fils de fer traversant la route, accrochés d’une maison à l’autre ; des baraques de joueurs de quilles et de tourniquets, deux voitures de sorcières dont les chevaux maigres paissaient, sur le talus, une herbe rare, à l’entrée du bourg ; voilà ce qui indiquait que Le Billot était en fête.

Pendant tout le jour, les paysans des villages voisins avaient erré par familles, à petits pas, dans l’unique rue du Billot. Les buveurs seuls mettaient un peu de gaîté dans l’assemblée.

Jean, qui avait quitté la ferme depuis le matin et déjeuné au cabaret, rencontra son oncle au pied du mât de cocagne, où montaient les gamins, pour décrocher une montre en argent, une culotte et trois mouchoirs.

— Ohé, l’artiste ! tu sais qu’à quatre heures, il y a la louée ?

Le jour de la fête, en Normandie, les domestiques des deux sexes qui cherchent une place se réunissent dans chaque village, sur la place, devant l’église, à la sortie des vêpres ; les fermiers viennent les embaucher, les louer.

Comme c’était la première fois qu’une louée avait lieu au Billot, jusque-là, on se rendait aux villages voisins, il y avait affluence.

— Oui, reprit le père Regallard, sais-tu ce que j’ai envie de faire, notre vieille servante est malade depuis quelque temps, je vais en prendre une qui l’aidera. Attends la louée avec moi.

Jean resta près de son oncle, et, quand sonna la sortie des vêpres, tous deux se joignirent aux groupes formés sur la place.

— Tu sais que j’en veux une gentille ! disait en riant le père Regallard.

— C’est ça qui m’est égal, répondit Jean, belle ou pas !

Après des pourparlers avec deux ou trois paysannes à qui Jean trouvait un air bête dont il se réjouissait, Regallard s’aboucha avec une solide gaillarde d’une vingtaine d’années, au teint fleuri et ornée d’un agréable embonpoint.

— C’est entendu, disait l’oncle, vous ne serez pas malheureuse chez nous. Vous ne vous occuperez que du ménage, et surtout, vous ferez des petits plats à mon neveu que voilà.

Et Regallard, avec un clignement de l’œil, dit à Jean :

— Voyons, te plaît-elle ?

Jean ne répondit pas, mais sourit avec un air d’indifférence.

— C’est bon, murmurait Regallard à voix basse… tu verras ça !

Le vieux rentier s’inquiétait que Jean n’eût aucune amourette dans le pays.

VI

Mme Picot était enfin venue au Billot après avoir boudé Jean pendant plus d’une année. Quant à son mari, il ne s’était pas dérangé, ne pouvant laisser seul le magasin.

— Hé bien, dit-elle à Jean, tu ne veux pas revenir avec nous ? Tu dois t’ennuyer à ne rien faire ! Va, il n’y a encore que de travailler ! Viens ! ton père serait bien content si tu prenais le magasin !

Jean souriait avec une vague intention de mépris. On osait lui proposer de vendre des assiettes, lui qui, tout le jour, vivait avec les purs génies dont il lisait les œuvres et avec la nature dont il pénétrait les secrets !

— Que ce soit fini, une fois pour toutes, dit-il à sa mère. D’ailleurs je ne quitterai le Billot, entends-tu, que pour retourner à Paris !

Il vit de suite l’effet de cette menace. Sa mère en était attristée. Elle l’aimait bien, malgré tout, et, sans l’inquiétude qu’elle avait de l’avenir…, elle eût été enchantée, au fond, de voir que son fils était bien un monsieur, comme autrefois elle l’avait tant désiré.

Et Jean continuait sa vie de rentier, se promenant, lisant, dînant longuement, mais il ne sortait plus le soir pour aller au cabaret, ce qui n’étonna pas du tout l’oncle dont les prévisions s’étaient accomplies et qui fermait les yeux sur ce qui se passait chez lui.

Ah ! c’était du propre ! à ce que disaient les commères du Billot.

— Avez-vous vu les bonnets à rubans de la servante de chez Regallard ?

— D’où qu’é sort ?

— De Vimoutiers ! où ses maîtres l’ont mise à la porte pour son inconduite !

— C’est pas étonnant ! elle a l’air de ce qu’elle est !

La belle fille avait chassé les rêves poétiques de Jean qui n’attendait plus l’Elvire rêvée.

VII

— Oublies-tu, Jean, que dans deux mois, tu vas tirer au sort, dit un matin Regallard. Sais-tu ce que m’a dit ton père hier à Saint-Pierre-sur-Dives ? Que tu n’avais qu’une chose à faire étant donnés tes goûts… T’engager tout de suite et faire ta carrière militaire. On ne te laisserait manquer de rien. Tu arriverais assez promptement à être gradé. Un officier a des loisirs, et combien d’entre eux pourraient envier la position que tu auras ! Ton service ne t’empêchera pas de faire de la littérature.

Jean refusa tout net les propositions de son oncle. Il tirerait au sort, il pouvait espérer la chance de mettre la main sur un bon numéro et alors, de ne faire qu’une année de service, ce qui serait vite passé. Mais être soldat ! Il avait trop l’amour de l’indépendance pour penser un seul instant à vivre dans une obéissance passive et continuelle, sous la domination de vieilles culottes de peau. Vienne une guerre et on le verrait !

La place du poète n’est pas en tête des bataillons, se disait-il, mais à l’arrière, avec la musique. Il ferait, en pareil cas, des chants qui enflammeraient les troupes. Tyrtée est aussi connu qu’Annibal et fit remporter autant de victoires !

Il n’eut pas à s’inquiéter du service militaire, car, la veille du tirage au sort, Picot mourut d’une bronchite mal soignée, Jean devenait fils de veuve et était exempté.

Il pleura un peu son père, oubliant toutes les tracasseries qu’il lui avait fait subir pour ne songer qu’à ses vertus modestes et ignorées.

Mme Picot ne pouvant vivre seule à Saint-Pierre-sur-Dives, il fut décidé qu’elle vendrait son fonds de porcelaines et ustensiles de ménage et habiterait au Billot avec son frère Regallard et son fils Jean.

Comme elle avait été mariée sous le régime de la communauté, Jean ne recevait pas l’héritage de son père qui passait à la survivante.

Alors, débarrassée des soucis matériels, Mme Picot, qui remettait ses rentes régulièrement à Regallard, pour sa nourriture et son entretien, ne parla plus à Jean de son inaction ; son genre de vie était admis et elle commençait à trouver naturel que ce fils heureux vécût en rentier, puisqu’il devait l’être un jour.

Mme Picot n’avait qu’un souci, étant dévote, Jean n’accomplissait pas ses devoirs religieux, et elle découvrait des preuves de ses relations coupables avec la servante qui, alors, était la cinquième de la série, — Regallard avait soin de renvoyer les maîtresses de son neveu lorsqu’elles prenaient trop d’autorité dans la maison.

VIII

Jean vieillissait. Depuis dix ans, il habitait le Billot. Il lisait de moins en moins, mais toujours marchait dans les bois. Il allait peu à la ville où, par dérision, ses anciens camarades d’école l’abordaient en criant :

— Ohé ! l’artiste !

Ils avaient raison, ces crétins ! Et pouvaient se moquer de lui, ma foi ! Mais à tout bien prendre, il vivait, au moins, n’ayant pas le cerveau troublé par leurs préoccupations de la pièce de cent sous à couler dans le bas de laine ! Ces pensées le consolaient de leurs railleries. Et l’oncle Regallard, toujours plus solide et plus vert, dirigeait les travaux de la ferme, en gentilhomme campagnard, fier de la situation qu’il avait acquise dans la contrée où tout le monde le respectait et l’aimait.

— Dis donc, l’héritier, ça ne durera pas toujours comme ça, dit un soir l’oncle à son neveu, j’approche de soixante-dix ans, un rien du tout et ce sera fini. Je veux te faire ma recommandation : Tu sais ce que je t’ai toujours promis ; tout ce que j’ai te reviendra. Mais, je compte bien que, si tu retournes à Paris, tu ne laisseras pas ta mère toute seule avec ses malheureux 1,000 francs de rentes, et que tu la garderas avec toi.

— Mais, mon oncle, reprit Jean troublé, pourquoi me parlez-vous de ça ! nous avons bien le temps…

— On ne sait jamais… J’aurais dû prendre mes précautions depuis longtemps, je ferai demain mon testament.

Un matin, en entrant dans la chambre de son oncle, Jean trouva le vieillard, roide, dans son lit. Il était mort subitement, d’un transport au cerveau…

Jean héritait.