Ohé ! l’artiste/Partie II

Tresse & Stock (p. 48-86).


LE PEINTRE

I


Il se fiche de moi, ce vieux serin, murmura Jean, lorsque le peintre Duranna, son maître à l’école des Beaux-Arts, lui recommanda de venir plus fréquemment à la salle des Antiques et de copier les grands modèles.

Jean ne s’attendait pas à cette monotonie des débuts. Hé quoi ? toujours copier des bras, des torses, des jambes, depuis six mois qu’il était là.

Pourquoi ne pas lui faire dessiner des nez, comme à l’école primaire ? Son anatomie ? Il la connaissait mieux que son professeur. Les lignes ? Il les avait toutes dans l’œil. Et la peinture ? Des ânes, ces professeurs, et des idiots, les élèves qui les écoutaient.

Ces rapins, frais sortis du collège, affectant des airs voyous, et trouvant spirituelles des farces sans nom, ne l’intéressaient que médiocrement. Tous les jours, c’étaient à l’atelier des charges, dont il était victime en sa qualité de nouveau. Avec ses poings solides, il aurait taloché ces galopins, mais il dédaignait d’user de ce moyen.

Non, il ne s’attendait pas à cette vie stupide des premières années de l’école. Et il était bien décidé à la quitter. C’est ce qu’il fit.

Jean achèterait des toiles et des couleurs. Il louerait un atelier à bon marché, vers Montparnasse. Et, sans autre maître que les grands peintres morts, dont il irait souvent voir les œuvres au Louvre, il travaillerait, libre de faire à sa convenance.

Le Salon était là, n’est-ce pas ? Le public et les artistes le jugeraient.

Mais, en ce moment, il ne fallait pas songer à l’atelier.

Les premiers mois de séjour à Paris lui avaient coûté cher. Il avait trouvé, rue Jacob, un mastroquet qui lui faisait crédit pour sa nourriture, et, bien malgré lui, Jean avait dépensé son argent en livres, en cigares, en journaux, en dessins, en habits et en courses de voitures.

Il fallait bien qu’il s’habillât plus élégamment qu’à Saint-Pierre-sur-Dives, qu’il lût les plus récentes productions littéraires et qu’il connût toutes les rues de ce Paris qu’il conquerrait.

Depuis sa sortie de l’école des Beaux-Arts, Jean menait un train de vie qui plaisait à sa paresse. Il se levait à dix heures du matin, déjeunait, puis, après le café pris, en lisant les journaux, commençait ses courses dans Paris.

En sortant de la rue Jacob, il allait sur les quais, où les étalages des bouquinistes le retenaient quelque temps ; puis, en passant sur les ponts où des attroupements se formaient, il s’arrêtait pour voir des gens baignant des chiens. Son amour de la flânerie l’invitait à descendre sur la berge, et il marchait lentement, chauffé par le soleil, étonné de voir couchés, au bord de l’eau, des hommes déguenillés, dont la misère l’intéressait et dont il pressentait les mœurs, s’amusant à bâtir un roman et reconstituer une vie sur une physionomie. Parfois, il prenait le bateau et descendait au bout du parcours, à Bercy ou au Point-du-jour.

Ce dernier endroit lui plaisait davantage, parce que là il retrouvait la campagne. Il suivait les fortifications et poussait jusqu’au bois de Boulogne, longeait les allées fréquentées par le monde élégant et revenait à pied par l’avenue des Champs-Élysées, la rue Royale et les boulevards. Si quelque affiche de théâtre attirait ses yeux, il décidait de l’emploi de sa soirée et allait jusqu’aux cafés fréquentés pour prendre l’absinthe.

Il avait souvent eu le désir d’entrer à Tortoni, où il savait que se réunissaient nombre de Parisiens connus, mais une timidité le retenait et il restait sur la terrasse. En prenant son absinthe, il se nommait tout bas les gens qui allaient et venaient et qu’il connaissait d’après son stock de photographies.

Après le dîner, avalé à la hâte, dans quelque restaurant à vingt-cinq sous, Jean allait prendre la queue à un théâtre où il se plaçait au parterre. Le Français, la Porte-Saint-Martin, l’Opéra-Comique étaient les seules scènes qui lui plaisaient. L’Opéra l’ennuyait ; au Palais-Royal, on ne jouait que des pièces dont la fantaisie exubérante choquait son bon sens, et les opéras-bouffes, joués sur les petits théâtres, lui semblaient une insulte à l’art sacré.

D’autres journées se passaient à flâner aux Tuileries, au Luxembourg, pendant l’après-midi. Deux fois seulement, il était allé visiter le musée du Louvre, mais il avait été étonné de constater que la peinture l’y intéressait moins que les collections égyptiennes. Il était resté de longues heures à rêver devant les sphynx et les momies, songeant à ces civilisations disparues.

Une mélancolie douce s’était emparée de lui.

Depuis quelque temps, Jean, qui ne connaissait personne à Paris, avait, non pas la nostalgie de son pays, mais une très légère souffrance de sa solitude et, sans regretter d’avoir quitté sa famille, il se surprenait à désirer qu’il pût être à la fois à Paris et à Saint-Pierre-sur-Dives. Il était pris des besoins de tendresse, écrivant à sa mère et à son oncle des lettres courtes mais où de la douceur chantait dans les mots. Jean ne parlait point de la peinture, ni de ce qu’il faisait, mais simplement, il renouvelait l’assurance de ses succès futurs et disait à ses parents combien il serait alors heureux du bonheur dont il les entourerait.

L’oncle répondait : « Travaille, l’héritier, travaille et tu nous feras plaisir. »

La mère n’avait qu’une formule. « Je veux bien croire tout ce que tu nous dis, mais j’ai bien peur que tu ne réussisses pas et peut-être tu aurais mieux fait de rester à la médecine. Enfin, j’espère et t’embrasse comme je t’aime, ainsi que ton père, qui est bien triste, depuis ton départ. »

Jean recevait régulièrement son mois.

Il était peintre ! Et pourtant il n’avait pas encore touché un pinceau. Il avait gardé, dans un carton, toutes ses études au crayon, faites à l’école des Beaux-Arts. Sa boîte à tubes, sa palette et ses pinceaux, achetés à son arrivée à Paris, étaient déposés dans un tiroir de la commode. Il aurait bien barbouillé quelques toiles, dans sa chambre, copié des natures mortes, mais ne valait-il pas mieux attendre qu’il eût un atelier, bien éclairé, pour commencer le travail. Dans cette chambre d’hôtel meublé, sombre, triste, donnant sur une cour étroite et sale, il n’avait pas de cœur au travail.

Quand il aurait de l’argent, il prendrait des modèles, et, du coup, accoucherait d’une œuvre à effet qu’il avait composée pendant ses insomnies. Il faut débuter carrément. Il était peintre d’histoire, il ferait, sur une toile de sept mètres de large sur quatre de hauteur :

Tamerlan guidant les Tartares à la conquête du Khoraçan

Voici le sujet à traiter :

« Tamerlan, à cheval (entouré d’un brillant état-major), contemple l’égorgement, qu’il a ordonné, de deux mille vierges, que les habitants ont envoyées à sa rencontre pour le fléchir. »

Jean y mettrait toute la poésie de l’Orient.

II

Une lettre arriva, un matin, de Saint-Pierre-sur-Dives :

« Mon cher fils,

« Voilà un an que nous ne t’avons pas vu. Je m’ennuie bien. Tu n’as donc pas de vacances à l’école des Beaux-Arts, que tu ne nous parles pas de venir nous voir ? Je sais bien que tu es à Paris où tu te plais et que tu ne tiens peut-être pas beaucoup à venir à Saint-Pierre-sur-Dives, mais il me semble que tu ne dois pas nous oublier.

« Pour les sacrifices que nous faisons, tu nous dois bien d’être gentil avec nous. Tu viendras, d’autant plus que ton père est un peu souffrant, car il t’aime beaucoup au fond et serait bien content si tu réussissais. Ton oncle aussi voudrait te voir.

« À ce propos, il a parlé à M. Darel, qui est le maire de Saint-Pierre-sur-Dives et il lui a dit que tu étais peintre. M. Darel a dit que nous avions eu tort de ne pas le prévenir.

« S’il avait su cela, il nous a dit qu’il aurait fait quelque chose pour nous, que voilà. Il aurait fait voter par le conseil municipal une somme qui te permettrait de travailler tes études, ça se fait toujours pour les peintres, paraît-il. Ton père compte que tu ne manqueras pas de venir.

« En faisant le portrait de M. Darel, pour qu’il voie ce que tu sais, il fera voter l’argent par le Conseil. Ce sera une bonne économie pour nous. C’est entendu, tu viendras passer quinze jours à Saint-Pierre-sur-Dives. Nous t’attendons.

« Ta mère qui t’aime. »

Jean resta songeur.

— Hé bien, l’artiste ! Vous vous êtes décidé à quitter la capitale ? dit le maire de Saint-Pierre-sur-Dives à Jean, qui venait lui faire une visite.

— Mais, monsieur le maire, je ne pouvais manquer d’accourir à votre aimable proposition.

— C’est tout ce qu’il y a de plus simple, comment donc ! J’ai toujours aimé les artistes dont les productions embellissent la vie. Tenez, encore dernièrement, j’ai acheté ces deux toiles-là, pour garnir ma salle à manger. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Jean regarda :

— Mais ce sont deux chromolithographies !

— Je ne sais pas, j’ai acheté ça 25 francs ! Est-ce que j’aurais été volé ?

— Oh ! pas du tout ! C’est très intéressant.

L’un des tableaux représentait le Départ pour la chasse, l’autre, le Retour.

— N’est-ce pas, reprit le maire, il a bonne tête, ce chasseur qui revient bredouille ! Celui qui a fait cela n’était pas un imbécile !

— Peintre de genre, fit dédaigneusement l’artiste.

— Ah ! ce n’est pas votre partie, je sais, vous êtes peintre d’histoire à ce que m’a dit votre oncle, c’est plus relevé : Et vous avez quelque chose en train ?

— Oui, une grande machine, très grande… Un épisode de la vie de Tamerlan !

— Ah ! fit le maire, qui ne comprenait pas !… Ah ! oui, très bien. Et qu’est-ce que ça représente ?

Jean se mit à parler, décrivant son tableau : Tamerlan, à cheval, entouré d’une nuée de soldats, fait égorger deux mille vierges…

— Diable ! fit le maire, vous y allez bien ! Un gaillard, ce Tamerlan ! Et c’est avancé ?

— Oui, presque fini, répondit-il avec aplomb, je l’exposerai au prochain Salon.

— C’est une bonne idée, très bien, très…

Un silence se fit. Jean savait ce qu’allait lui demander le maire : faire son portrait. C’est ça qui allait l’amuser ! Il était venu là pour être agréable à ses parents, simplement. Mais, en vérité, être peintre d’histoire, rêver des œuvres gigantesques, où faire revivre une barbarie disparue, être à la fois peintre et philosophe — car son tableau serait une révolution dans l’art, — et se voir forcé de reproduire les traits de cet imbécile à face rougeaude et béate : Monsieur le maire de Saint-Pierre-sur-Dives !

Ce fut lui qui rompit le silence :

— Monsieur le maire, ce sera un grand plaisir pour moi de vous montrer ce que je peux faire. Quand serez-vous libre pour poser ?

— Ah ! votre père vous a parlé de cela ! Vraiment, j’ai trop peur de vous retenir, vous êtes bien bon, quand vous voudrez…

Le maire était enchanté. La tête fine et distinguée de Jean, son élocution facile l’avaient conquis…

— Ah ! quand je me rappelle vous avoir couronné, aux distributions, chez les frères ! Qui se serait douté de cela ! Et votre concours pour la bourse du lycée ! Vous avez toujours eu du succès, vous ! Et le travail est récompensé. Voyez, si vous n’aviez pas travaillé, point de bourse au lycée, point de hautes études, pas de peinture ! Et puisque nous parlons de ça, vous savez qu’à la reprise des séances du conseil, je propose une subvention pour vous. Ah ! ne vous récriez pas, il faut encourager les artistes !

Ils prirent rendez-vous pour le surlendemain et Jean commencerait le portrait de M. le maire.

Jean était sûr de lui. Les traits du modèle étaient bien arrêtés ; de gros yeux en boule de loto, le front garni de rares cheveux qu’il ramenait, une bouche large aux lèvres épaisses, de grandes oreilles, et enfin, un nez assez important, quelque peu fleuri. Il était sûr de son dessin. Quant à la couleur, il n’avait qu’à reproduire la nature.

En sortant de sa visite, Jean regarda sa montre. Il avait encore une heure à passer pour attendre le dîner. Il prit la route qui conduit à la gare, située à une demi-lieue. Le soir tombait. De larges raies rosées coupaient l’opale de l’horizon, dont les reflets couvraient de brumes violettes les arbres dans la campagne. Jean s’extasiait. Quels tons ! ah, il les comprenait bien. Quel coloriste il était ! Il n’avait pas besoin de prendre des études, lui. Mais son cerveau enregistrait tout et, le jour voulu, il sortirait ce Soir d’été de son cerveau, sans oublier la valeur d’une teinte. Tiens ! juste ! il en ferait le ciel de son Tamerlan, ce tableau qu’il commencerait dès son retour à Paris, lorsqu’il pourrait louer un atelier avec la subvention du conseil municipal.

Et, confiant en l’avenir, il rentra chez lui. La soupe fumait sur la table, dans le fond du magasin où son père et sa mère l’attendaient :

— Hé bien ! tu as vu M. Darel ?

— Oui, c’est entendu, je commence son portrait après-demain.

Et Mme Picot eut un éclair d’orgueil dans le regard. Mais elle ne voulait pas montrer son contentement, tenant toujours à déclarer que Jean aurait mieux fait en continuant sa médecine.

III

— Oh ! vous pouvez remuer, monsieur le maire, nous ne sommes pas chez le photographe !

M. Darel, la face congestionnée par l’immobilité, fut pris d’une quinte de toux qui dura cinq minutes. Un faux col trop empesé et trop étroit lui serrant le cou, comme un carcan, et sa redingote boutonnée jusqu’au haut le gênaient.

— Voulez-vous vous reposer un moment ? fit Jean.

— C’est une idée, répondit M. Darel en quittant le fauteuil.

M. le maire vint se poser devant la toile et, après l’avoir regardée attentivement, il planta son regard fixe dans les yeux de Jean qui rougit.

— Ah ! vous trouvez, je parie, que ça ne va pas vite ! je vous l’ai déjà dit, nous ne sommes pas chez le photographe !

Ceci se passait au cours de la huitième séance. Pendant les trois premières tout avait bien marché. Jean était, en effet, assez sûr de son dessin. Il avait d’abord fait un portrait du maire, au crayon. Avec un toupet superbe, il avait déclaré que c’était la nouvelle méthode. Il ne s’agissait plus que de plaquer de la couleur. C’est ainsi, que, tout jeune, il coloriait les illustrations de son histoire de France. Mais depuis cinq jours, Jean vidait en vain ses tubes sur la palette, l’œuvre ratait, il ne pouvait se le dissimuler. Ignorant les plus simples trucs, la valeur des tons, il se livrait à une débauche de plaques criardes, râclant et ajoutant la pâte, appelant en vain l’inspiration sur laquelle il avait compté.

— Combien de séances encore ? fit M. Darel.

— Ce sera fini dans une heure, répondit Jean.

— Ah ça ! Vous me prenez pour un idiot ! cria M. le maire.

Depuis trois jours, M. Darel était inquiet. Il ne se voyait pas ainsi. Et ce barbouillage lui semblait extravagant. Comment, ce galopin avait eu le toupet de ne point se pâmer devant les tableaux de la salle à manger, les toisant avec des airs supérieurs, et il était de cette force-là ! Poli, il s’était contenu jusque-là, mais il en avait assez de passer ses habits de fête, chaque après-midi, négligeant sa mairie et désertant la pêche à la ligne, pour poser devant ce peintre de pacotille, qui lui avait fait une tête ridicule ! Il éclatait enfin !

— Voyons, reprit-il, vous ne répondez rien ! C’est tout ce que vous pouvez faire ! Attendez un peu que je vous fiche l’argent de la commune pour continuer de pareilles cochonneries ! Est-il comme ça, votre Tamerlan !

Attirés par le bruit, la servante et le jardinier étaient entrés dans le salon qui servait d’atelier.

Des rires éclatèrent.

Depuis l’arrivée du peintre, on avait expressément défendu que quelqu’un entrât dans le sanctuaire où s’opérait le travail artistique. Un portrait, avait dit Jean, ne doit être vu que quand il est fini. Aussi, les deux domestiques étaient intrigués et curieux, attendant impatiemment le jour où ils pourraient contempler la reproduction des traits de leur maître. Malgré la consigne, entendant des cris, ils étaient arrivés, effarés, et, en ouvrant la porte, ils se trouvaient devant le tableau, placé en pleine lumière, où s’étalait, lumineuse, criarde, la grotesque caricature de M. le Maire ! . — Ah ! not’maître ! Mais, ça n’est pas ressemblant !

Jean pâlit, le maire était violet et les deux domestiques se tenaient les côtes, s’esclaffant.

— Voyez-vous, hein ? rugit M. Darel ! Vous avez voulu vous moquer de moi ! Sortez d’ici !

Jean, décontenancé, mit les tubes dans sa boîte, avec la palette et les pinceaux et sortit en disant avec dignité :

— Je fais de la peinture et non de la photographie !

À peine était-il dehors qu’une fenêtre s’ouvrit. Il crut que le maire allait continuer à le poursuivre de ses cris, et il prit le pas de course, n’entendant pas M. Darel qui gueulait :

— Tenez ! Emportez votre croûte !

Le tableau, jeté dans la rue, s’étalait sur le trottoir. La fenêtre s’était refermée.

IV

L’aventure était mauvaise, Jean ne se le dissimulait pas et il voyait les conséquences qui seraient évidemment fâcheuses. Il prit vite son parti. Pour éviter l’orage qui éclaterait chez le père Picot, il s’en allait au Billot, voir l’oncle Regallard.

— Qu’est-ce que tu as ? Tu n’es point comme d’habitude ?

— Mais si, mon oncle, je vais très bien.

— Non… Il t’est arrivé quelque chose. Est-ce avec Picot ? S’il t’ennuie, dis-le moi. Ou avec ta mère ? Mais, réponds donc !

Jean raconta ce qui venait de se passer chez le maire de Saint-Pierre-sur-Dives.

— Ah ! mon pauvre garçon ! Est-ce possible ? Hé bien, tu vas voir ton père ! Ça va être gentil ! Mais comment se fait-il que tu aies fâché M. Darel ?

— Il trouvait que j’étais trop long à le faire poser. Et puis, il prétend que ça ne lui ressemble pas. Parbleu, il a une si sale tête qu’il ne veut pas reconnaître son type tout craché !

Jean se fâchait, se grisant de ses paroles, criant après le maire. Il oubliait que lui-même avait abandonné la partie.

— Cet idiot ! Il prétend que je ne suis pas de force à portraicturer un Normand bouffi, moi qui me suis mesuré avec une armée de Tartares et avec Tamerlan !

— Écoute, dit l’oncle, je vais aller à Saint-Pierre-sur-Dives arranger l’affaire. M. Darel est très violent, mais c’est un brave homme, au fond. Je suis tranquille là-dessus.

Et l’oncle Regallard, ayant fait atteler la charrette, partit, laissant Jean, un peu triste, à la maison.

L’artiste, devant le seuil regardait s’éloigner sur la route, le vieil oncle, qui, endossant sa redingote pour la visite au maire, l’avait recouverte d’une blouse en toile cirée bleue. La charrette en bois blanc roulait au petit trot d’un cheval nain, soulevant un peu de poussière sous ses sabots. Le soleil piquait juste au-dessus de la route, blanche, entre les haies d’un vert clair.

Jean pensa qu’il n’était peut-être pas bâti pour être peintre d’histoire, et que le paysage ferait bien mieux son affaire.

V

Son oncle ne devant pas rentrer avant la nuit, Jean se dit qu’il pouvait aller chasser un moment. Décrochant un fusil, il partit à travers les cours, ayant des attendrissements devant un arbre qu’il avait vu planter, devant un coin de haie, d’où partait une source.

Les chardonnerets piaillaient dans les pommiers. Jean en fit un massacre, les tirant à bout portant avec du plomb à tuer les lièvres,

— Ah ! monsieur Jean, dit un valet de ferme, vous allez mettre du grain dans les branches, ça leur donne la maladie, aux arbres !

Mais Jean, s’inquiétant peu de sa recommandation, continuait à tirer sur les oiseaux.

Et cette distraction lui avait fait oublier sa mésaventure de la journée.

Le soir venait, Jean rentra à la maison, apportant le produit de sa chasse, dont il recommanda à la servante de faire un plat pour le dîner.

— Hé bien, cria-t-il à l’oncle qui rentrait ?

L’oncle hochait la tête.

— Ça ne va pas, l’héritier. Ton père est furieux, ta mère pleure.

Et il raconta ce qui s’était passé. Le maire avait jeté le portrait par la fenêtre, un gamin l’ayant ramassé et remis à ses parents, tout Saint-Pierre-sur-Dives en faisait des gorges chaudes. C’était un effondrement.

— Je l’ai vu le portrait, tes parents aussi… Ça n’est pas ressemblant, au fond, dit l’oncle avec douceur…

Le père Regallard voulait conserver quelque espoir sur les aptitudes de Jean. Il n’en était pas de même des Picot qui voulaient faire réintégrer à l’artiste le toit paternel.

— Tu sais que ton père doit venir demain te voir, à moins que tu préfères aller toi-même à Saint-Pierre-sur-Dives. Mais je ne t’y engage pas. Tu serais remarqué dans les rues où on ne cause que de toi.

VI

L’explication fut courte entre M. Picot et Jean. Ce dernier, dont l’amour-propre eut beaucoup à souffrir dans l’entrevue, devait retourner à Saint-Pierre-sur-Dives, et entrer, comme commis, chez son père. Il resterait encore quelque temps au Billot, pour attendre que l’affaire du portrait fût oubliée.

— Voyons, l’héritier, disait l’oncle, le lendemain, sois franc avec moi. Pourquoi n’as-tu pas réussi le portrait du maire ? Tu ne travaillais donc pas, à Paris ?

— Mais si…

— Eh bien, alors, tu n’es pas capable de réussir ?

— Allons donc ! fit Jean, qui s’emportait peu à peu. Oui, je réussirai ! Je leur clouerai le bec à tous ces imbéciles qui sont furieux de voir un des leurs s’élever au-dessus d’eux. Partout, je sais que ces envieux me débinent. Ils sont enchantés que j’aie fait un four, pour une fois, ce qui arrive aux plus grands. Jamais aucun de mes maîtres n’a pu faire un bon portrait de certains hommes connus. Ça n’étonnerait pas un artiste, ce qui m’est arrivé. Mais, tous ces idiots-là, est-ce que je puis le leur expliquer ?

— J’ai une grande peur, mon pauvre Jean, c’est que ton père ne veuille pas te laisser repartir pour Paris, malgré tes explications.

Jean aussi avait cette crainte. Un autre, moins réfléchi, se serait passé de la permission et des fonds paternels et jeté dans la mêlée, quitte à sombrer, mais Jean réfléchit. Il se dit que l’important était de ne pas courber le front et de refuser le travail manuel auquel on voulait l’astreindre. Rentrer à Paris, sans un sou ! Il n’y songeait pas, ayant trop vu, dans ses courses où il les faisait causer, les promeneurs déguenillés, sur les bancs des boulevards extérieurs et le long des quais. Il savait que, sans argent, il ne pourrait que rejoindre ces désespérés. Il attendrait. Cette année de Paris avait un peu surexcité ses nerfs. Il se reposerait et reprendrait plus tard la lutte.

— Hé bien, dit l’oncle, qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je n’en sais rien.

— Je te connais bien, va, tu ne tiens pas à rentrer chez ton père ?

Jean fit un geste de dénégation.

— Écoute, je ne peux pas, tout seul, t’envoyer assez d’argent à Paris — et il est entendu que ton père ne donnera plus rien de ses écus. Veux-tu rester ici ? Je me fais fatigué. Tu surveilleras la ferme, sans t’en occuper. Tu me rendras service, et ça ne t’empêchera pas de faire de la peinture. Ne m’as-tu pas dit hier soir que tu ferais du paysage ? Que c’était mieux dans tes goûts ? Crois-moi, reste au Billot, je ne t’ennuierai pas, moi, et, plus tard, — tu sais ce que je veux dire, l’héritier ! — tu seras ton maître et pourras retourner à Paris ! Va ça ne sera pas long.

Le vieux Regallard le regardait, attendant la réponse.

— Est-ce entendu ? hein ?

— Mon oncle, vous êtes bien gentil avec moi.

— Hé bien ! à partir d’aujourd’hui, tu es du Billot et je l’écrirai à ton père. Ah ! ah ! ça ne sera pas aussi drôle qu’à Paris, hein ? Mais est-ce que tu y as laissé tes affaires ? Pas de dettes ?

Jean n’osa répondre qu’il n’avait comme garde-robe que le vêtement qu’il portait, mais il eut le courage d’avouer une petite dette chez un hôtelier.

— Combien ?

— Presque rien, dans les cinquante francs.

— Est-ce qu’il sait où tu es ? Tu lui as donné ton adresse ?

— Non.

— Ah bien ! Est-ce que tu n’as pas laissé chez lui ton grand tableau ? Celui dont tu m’as parlé…

— Mon Tamerlan ?

— Oui… il est presque fini, tu m’as dit ? Et bien il se paiera avec ça.

Jean rentra dans sa chambre le soir, un peu triste. Vraiment, quelle fatalité l’avait appelé à Saint-Pierre-sur-Dives ? Mais il prendrait sa revanche, c’était un arrêt dans la marche. Il se reposerait et n’en bondirait que mieux ensuite.

Il alla vers la cheminée sur laquelle se trouvait une boîte à cigares, pour en prendre un. Il l’ouvrit. Alors, dans le calme de cette nuit chaude, vibra, doucement, comme avec des chevrottements de petite vieille, le chant de Mignon, pleurant sa patrie. Jean fut remué. — Une tristesse montait de cette boîte à musique. — Il eut comme un pressentiment que son exil serait long.