Tresse & Stock (p. 1-47).
Le peintre  ►


L’ÉCLOSION

I


Tu n’es pas honteux de rentrer à trois heures du matin ? Dis ? Réponds ! Hein ? Les cafés ferment à onze heures. Où peux-tu aller ? Chez des filles ? C’est dégoûtant ! Va te coucher !

Et Jean Picot, que son père, en chemise, un bougeoir à la main, dans l’encadrement de la porte ouverte sur le palier, admonestait de la sorte, entra dans sa chambre en haussant les épaules.

— Nous n’en ferons rien de bon, dit le père, en se coulant entre les draps, auprès de sa femme.

Mme Picot, qui sommeillait, ne répondit rien. Son mari en fut fâché.

— Oh ! d’ailleurs, tu le soutiens, tu trouves pain bénit tout ce qu’il fait. Mais tu verras !

Et, tout en bougonnant, il s’endormit, pendant que Jean, penché sur la table, notait ses impressions de la journée.

Jean avait appris que certains hommes de lettres ne manquaient pas de faire ainsi, avant de se coucher. Et il écrivait fiévreusement, cherchant des phrases poétiques, inventant, embellissant, laissant courir son imagination.

Qu’avait-il fait ce soir-là ? Il était allé après dîner chez son ami Varrée.

Ils avaient lu ensemble divers volumes de vers que Varrée avait fait venir de Caen.

Puis il avait dit une pièce composée dans la matinée, aux bords de la Dives. Ensuite, s’était promené seul dans les rues de Saint-Pierre-sur-Dives.

Mais quelle bonne farce il avait jouée à Varrée ! Étant arrivé, à force de lire Les Nuits, de Musset, à les pasticher passablement et, ajoutant une Nuit de Février au calendrier de ces imitations, il l’avait lue à son ami qui, peu sagace, l’applaudit, lorsqu’il la lui donnait comme une œuvre posthume et inédite du poète. Varrée s’était pâmé devant ses vers en y trouvant des beautés. Picot en concluait qu’il était un grand poète, ce qu’il n’avait osé penser jusqu’alors, étant modeste.

— Et moi aussi, je suis poète !

Et se rappelant des détails de l’enfance de nos grands hommes, appris dans leurs souvenirs, une de ses lectures préférées, il convenait que de pareils événements avaient marqué ses années de collège. N’était-ce pas un Signe ? Et n’était-il pas prédestiné ?

Tout jeune, à quatre ans, il avait de remarquables dispositions, ainsi que disaient les Frères. Les Ignorantins, dans les petites villes, faisaient alors des visites de maisons en maisons, quelques jours avant la fin des vacances, ils cherchaient, dans les ménages, un enfant en âge de commencer ses classes, et quand ils l’avaient trouvé, lui offraient des bonbons, causaient avec les parents, les complimentaient sur leur progéniture et demandaient s’ils songeaient à lui apprendre à lire. Le bambin était toujours trouvé charmant et intelligent, jamais trop jeune. Car il fallait le soustraire à l’école primaire.

Et Jean, dès l’âge de quatre ans, apprenait l’alphabet à l’école chrétienne. Il gardait un bon souvenir de ces maîtres qui pendant sept ans l’avaient instruit. Chez eux, il remportait tous les seconds prix.

À onze ans, il concourait avec succès pour une place de boursier au lycée de Caen. Son père, petit marchand de porcelaines et accessoires de ménage, n’avait pas vu d’un bon œil cet éloignement du toit paternel, mais Mme Picot était flattée de ce triomphe, jalousé par les mères des camarades et dont se réjouissaient les frères — le concurrent de l’école primaire ayant échoué.

Jean devait faire ses classes de français. Mme Picot, ambitieuse, désirait que son fils fût médecin. Les frères lui firent comprendre que Jean devait apprendre le latin. Jean, pendant les vacances, ayant pris quelques leçons avec un des ignorantins qui avait séjourné au séminaire, jusqu’à son diaconat, put, grâce à la protection du recteur de l’académie, un brave curé, enfreindre les règlements et entrer en septième dès son arrivée au lycée.

Le latin, le grec et l’histoire l’intéressèrent, mais, bien qu’il eût une grande facilité, Jean ne put comprendre un théorème. Une discussion avec le professeur de mathématiques, qui l’avait traité d’âne, le dégoûta du lycée, et il déclara nettement que, l’examen de grammaire, passé à la fin de sa quatrième, suffisant pour être officier de santé, il s’en tenait là.

Son père n’était pas fâché de cette décision, trouvant la science inutile, et surtout, voyant arriver le moment où, les quatre années de gratuité obtenues par le concours, expirées, il lui faudrait payer pour Jean, ce que monsieur le maire crachait pour son fils, — des sommes folles.

Mme  Picot voulut bien croire ce que lui disait Jean. Puisque cela lui suffisait pour être M. le docteur ! Officier de santé ou médecin ? Point de différence.

Et Jean devait retourner à Caen dans quelques jours pour étudier la médecine.

Cela, c’était sa vie visible, celle que tout le monde connaissait. Mais, sa vie intérieure, cachée à tous, avec une inconsciente pudeur, que son tact naturel lui conseillait de voiler, voilà ce qu’il se rappelait en ce moment.

D’abord, son enfance : Il avait souvenir de son grand-père, un vieillard sec, plein de rides, avec un air doux et triste. Que c’était loin !

Jean allait souvent se promener avec grand papa, sur la route d’Orbec. Bien loin, bien loin, à petits pas, tous deux marchaient, jusqu’à une auberge à façade rose, entourée de salles vertes ; des bancs et des tables en chêne, sous un dôme de verdure, un jeu de quilles étaient dans la cour. Là se trouvaient pendant la semaine les soleils, gens employés à la halle, ne travaillant que le matin, qui passaient l’après-midi à boire et à chanter avec des filles en cheveux.

Le grand-père s’asseyait sur un banc et demandait à la servante une bouteille de cidre qu’il buvait à petits verres, en faisant goûter à Jean qui trouvait ça bien meilleur que chez lui.

Puis, Jean allait voir de plus près les joueurs de quilles, pendant que le grand-père regardait passer les voitures, sur la route, en causant avec des vieux comme lui.

On rentrait à Saint-Pierre-sur-Dives, à l’heure du dîner, et, avant d’arriver à la maison, le grand-père ne manquait point de dire : « Surtout, Jean, ne raconte pas que nous sommes allés chez Joséphine ! » Joséphine était la patronne du cabaret.

Combien ce lointain souvenir lui était doux, du grand-père, un homme, autrefois presque riche, puis, presque malheureux — parce qu’il était trop bon !

Plus tard, de cinq à dix ans, Jean avait été envoyé, pendant les vacances, chez un oncle — Regallard, dit Lasuie, — un frère de sa mère, qui demeurait au Billot, un petit village à trois heures de Saint-Pierre-sur-Dives.

On devait hériter du vieux propriétaire, épicier retiré des affaires, et, pour lui faire plaisir, les Picot lui confiaient le petit Jean, qu’il aimait beaucoup, aimant à dire que, plus tard, ce serait lui qui mangerait ses rentes, Jean étant fils unique et les Picot seuls héritiers.

Au Billot, Jean avait passé de bons jours, courant dans les herbes hautes, pêchant dans les ruisseaux, cueillant des fleurs, mangeant des fruits aux arbres et revenant chaque soir, fatigué, crotté, heureux, à la ferme.

L’oncle Regallard était affligé d’un nez énorme, rouge et bourgeonné, semblable à une belle fraise. Ce nez déplaisait à Jean, à ce point qu’en rentrant, toutes les bonnes impressions du jour s’effaçaient. Jean allait se coucher, boudant presque l’ancien épicier, qui s’en étonnait ; au fond, il se traitait d’ingrat, mais n’y pouvait rien.

Plus tard étaient venues les années de collège. Cette vie claustrale ne l’avait pas ennuyé. Jean travaillait assez pour n’être pas puni, mais ne se fatiguant point trop, dévorant tous les volumes qu’il trouvait. Un élève avait un énorme dictionnaire. Jean le lui empruntait et le lisait constamment. De la sorte, il avait appris beaucoup, bourrant sa tête de mots, de définitions et de citations, grâce à une mémoire sûre. L’intuition chez lui aidait au savoir. Il était, comme intelligence générale, bien supérieur à ses camarades qu’il fréquentait peu, ne jouant pas et restant dans un coin de la cour pendant les récréations, n’aimant ni les exercices violents qui l’essoufflaient, ni la gymnastique, ni les courses, mais simplement les marches du jeudi, à condition que ce fût en pleine campagne.

Il ignorait la femme et l’immoralité précoce de certains de ses compagnons ne l’avait pas gagné.

Les vacances, pendant cette époque, ne se passaient plus chez l’oncle Regallard, mais chez ses parents. Là, son esprit délicat avait souvent été froissé. Les compliments bêtes des amis de sa famille le faisaient rougir. Son père et sa mère qu’il aimait certes, et de qui il était aimé, ne soupçonnaient pas chez lui une telle sensibilité.

Un soir qu’il venait de lire un volume : la Mère, dont l’héroïne souffre de ses fils méchants, il fut pris d’un besoin de tendresse, et alla dans le magasin où Mme Picot faisait les comptes de fin de mois ; il s’approcha d’elle et, caressant, l’embrassa. La mère, arrêtée au milieu d’une addition, lui dit brusquement : « Tu m’ennuies ! Tu me déranges ! » Il ne répondit pas, mais alla pleurer dans un coin.

Quand il redescendit, il avait les yeux rouges. Ce qui fut remarqué. Comme il ne voulait pas avouer la cause de sa peine, son père le traita « d’original et d’idiot. » Ç’avait été un des chagrins de sa jeunesse. Il y avait dix ans de cela !

Et ce soir encore, pour un rien, parce qu’il était rentré un peu tard, son père l’avait malmené ! Lui qui allait sur ses dix-sept ans ! Il n’était pourtant plus un gamin !

Son cœur bondissait. Le sang congestionnait sa face. Sentant une chaleur lui monter au front, Jean se regarda dans la glace et, avec complaisance, s’y arrêta, trouvant qu’il avait quelque ressemblance avec lord Byron. Même regard, même teint… pas tout à fait cependant, il était un peu trop rosé. Seuls, les cheveux n’étaient point ceux du poète. Il se dit qu’il les laisserait pousser.

Alors, il ouvrit la fenêtre, car il étouffait.

La chambre donnait sur un jardin potager, au fond duquel une haie s’élevait, le séparant de la route d’Orbec. La maison, située à l’extrémité de la ville, était presque en pleine campagne.

Jean, qui avait allumé une pipe, s’accouda sur la barre d’appui et songea. L’été finissait. Des odeurs de foin venaient de la côte, en face, plus pénétrantes pendant cette nuit orageuse. Au ciel, passaient de gros nuages gris, à travers lesquels s’épandait faiblement une clarté.

Jean regardait la route, claire entre les haies sombres. Un passant attardé s’éloignait, rhythmant sa marche avec un bâton qui sonnait sur les cailloux, et les roquets réveillés poussaient des jappements, repris de loin en loin, à chaque ferme. Son chien, dans le jardin, après avoir aboyé longuement, rentra dans la niche, en agitant la chaîne qui roula sur le bois avec un bruit lugubre. Puis, un froissement de paille remuée.

Et, plus un bruit. Le vent soufflait doucement dans les arbres. Jean frissonna. Le froid le saisissait, en même temps que la tristesse lui emplissait le cœur. Hé quoi ! Tous ses beaux rêves avorteraient peut-être ! Il avait peur de vivre au milieu d’êtres mesquins, lui qui se découvrait, sans pouvoir les préciser, des besoins d’activités et de grandeurs. Il comprenait que c’était peut-être absurde, mais pourquoi une ambition inavouable l’avait-elle pris ainsi ? Ne sentait-il pas autrement que tous ceux qu’il fréquentait ? Il se dit : Je serai quelqu’un.

Avec un geste de comédien il tendit le bras vers la vallée, dans la direction de Paris, dont il voyait, certes, le flamboiement, et il dit :

— C’est là qu’il faut aller !

— Jean ! Jean ! Vas-tu bientôt te coucher !

Il tressaillit. Dans son exaltation, il avait parlé haut et le père Picot s’était réveillé.

II

Jean suivait les cours d’anatomie. Il avait accepté de faire sa médecine, parce que cet état ne lui déplaisait point, entrevoyant une vie de loisirs et d’occupations intelligentes. Il aurait refusé de passer ses jours derrière un comptoir ou de se livrer à un travail manuel. Mais le médecin est un Monsieur dans une petite ville. L’artiste, le littérateur et le savant lui paraissaient les seuls hommes dignes d’intérêt dans la société. Le médecin est un savant.

Il s’était dit que la médecine ne prendrait pas tout son temps. Rien ne l’empêcherait de continuer ses études littéraires, ni surtout de se livrer aux Muses.

Jean avait arrêté déjà, en pensée, l’installation de la maison qu’il habiterait :

Un petit hôtel avec perron et quatre fenêtres de façade ; au milieu une porte donnant sur un couloir. À droite serait l’habitation du médecin, à gauche celle du poète.

Le cabinet de consultation serait tendu d’étoffes vert-sombre. Un grand bureau dans un coin, un fauteuil, deux chaises et un canapé large et bas, formeraient l’ameublement. Le long des murs, tout autour, seraient placés des rayons chargés de volumes scientifiques, avec reliure à bon marché, dos en toile noire et lettres en or. L’aspect en serait simple, imposant, sévère et de bon goût.

Quant au cabinet du poète, il y songeait avec amour ! Oh ! le délicieux réduit ! Aux fenêtres, des vitraux de couleurs vives, avec lamelles de plomb, des portières taillées dans une tapisserie ancienne ; le plafond peint en bleu, chargé de fleurs de lis ; les murs tendus d’étoffes rouges ; quelques tableaux copiés de l’école espagnole ; des armures et des panoplies ; la Vénus de Milo, une grande table Louis XIII ; un fauteuil en chêne, de même style ; des divans couverts d’étoffes d’Orient ; des brûle-parfums ; un râtelier de pipes ; sur le parquet on étendrait des nattes du japon ; enfin, dans un coin, serait dressée une vieille armoire normande, haute de deux mètres, dont il percerait à jour les panneaux, remplacés par une glace sans tain, à travers laquelle on pourrait voir une belle collection de romantiques, première édition, de chez Reuduel, tous les volumes reliés en maroquin bleu, avec coins et ferrure à ses initiales et tranches coloriées en rouge.

L’homme double qu’il était serait confortablement installé. Puis, précaution symbolique, la salle à manger, qui se trouverait au fond du couloir, aurait entrée également sur le cabinet du médecin et celui du poète.

Et sa vie serait charmante. Le matin, les visites aux malades, lecture des journaux de médecine pour se tenir au courant des découvertes nouvelles ; puis, la consultation. Toute la prose de sa vie.

De là, il passerait dans la salle à manger pour déjeuner.

Au moment de prendre le café, il entrerait dans le cabinet du poète, pour s’étendre sur le divan, fumer, boire quelques liqueurs, rêver en lisant ses chers volumes. Toute la poésie de son existence.

Jean avait pris ce parti pour une bonne raison. Le père Picot n’était pas riche — un millier de francs de rentes, tout au plus — mais, quand mourrait l’oncle Regallard, la fortune s’augmenterait de trois mille francs de rentes et de la jouissance de la maison-ferme du Billot. Alors seulement, Jean pourrait vivre selon ses anciens rêves. Mais il ne songeait que rarement à cette époque, que, d’ailleurs, il désirait lointaine. Jusqu’alors il lui fallait bien travailler pour vivre.

Les poètes, il le savait — d’après des lectures — gagnent peu d’argent et son bon sens lui faisait comprendre que le riche seul peut entrer dans la société en chantant. Tout autre peut craindre la misère.

Jean la redoutait, sans que pour cela il eût l’intention de maudire le sort sur sa naissance dans une famille peu fortunée.

La médecine ne l’empêchait point de se livrer à la littérature, elle lui assurait l’existence matérielle et ses désirs mal définis de célébrité n’étaient point contrariés par cette dualité de vie.

— Le Dante, se disait-il, était apothicaire et Rabelais fut médecin.

III

— Enfin, tu peux donc rentrer chez toi à l’heure qu’il te plaît ! dit le père Picot à son fils qu’il était venu voir dans sa nouvelle installation.

— Je n’en abuse pas, répondit l’étudiant en médecine.

— Es-tu content ? Travailles-tu bien ? Ce sera long. Quatre ans ! Nous faisons des sacrifices pour toi. Je compte bien que tu nous en récompenseras. Ta mère sera bien contente le jour où tu seras médecin. Quant à moi, tu sais que j’aurais mieux aimé te voir chez nous, prendre la suite de mes affaires. Mais tu as visé haut. Ça te regarde. Enfin ! comme on fait son lit, on se couche, tâche de bien réussir.

Le père Picot n’était pas satisfait. Pendant quatre années, il lui faudrait payer une pension de cent francs par mois à l’étudiant. Cent francs, cela fait une somme ! Ses rentes y passeraient et même un peu plus. Il ne pourrait rien mettre de côté. Les affaires allaient mal. Heureusement, l’oncle Regallard avait proposé de compléter, avec cinquante francs qu’il enverrait à Jean, chaque mois, la somme nécessaire à l’entretien d’un jeune homme, en province.

Quand M. Picot l’eut quitté, Jean sourit. Ainsi, son père n’avait trouvé que cela à lui dire ! Pas un encouragement ! Pas un mot aimable ! Mais des reproches presque. Il lui faisait sentir la valeur du sacrifice ! Il lui rappelait son existence dans la famille. Rentrer à l’heure qu’il lui plaisait ! Mais parbleu, chose curieuse, depuis qu’il était son maître, il rentrait régulièrement chez lui après la fermeture du café. Jamais après onze heures du soir.

Son existence actuelle ne lui déplaisait point.

Le jour de son retour à Caen, d’anciens amis du lycée, étudiants, comme lui, l’avaient emmené au café du Grand Balcon et, dès cette soirée, Jean était initié à la vie des étudiants de province.

Le matin, on suivait les cours à l’hôpital ; à onze heures, on prenait l’apéritif ; à midi, déjeuner à la table d’hôte d’un hôtel. À une heure, on revenait au Grand-Balcon siroter un café suivi de petits verres, de bocks absorbés pendant des parties de billard ou de piquet continuées jusqu’à cinq heures. Alors on prenait l’apéritif pour le dîner qui se faisait à sept heures, suivi du café, des liqueurs, des bocks et du jeu jusqu’à la fermeture de l’établissement.

Jean vit, dès le début, à quelles dépenses se livraient ses camarades. Parmi ceux-ci, plusieurs n’avaient guère plus de pension que lui. Ils accumulaient les dettes, à l’hôtel et au café, gardant pour monnaie de poche l’argent envoyé par la famille. Les dettes seraient payées par la famille après les examens.

Jean savait trop bien qu’il n’obtiendrait pas un sou de son père, même après ses examens, et était trop soucieux de sa tranquillité pour faire des dettes. Il suivait ses camarades partout où ils allaient. Au Grand-Balcon, il se contentait de prendre son café après le déjeuner et le dîner, sans y ajouter d’eau-de-vie ni de bocks. Quant aux apéritifs, il les refusait, sous prétexte qu’ils lui enlevaient l’appétit.

Mais, le soir, dans la fièvre des parties engagées, Jean, qui regardait les joueurs et marquait les points, prenait gratuitement sa part des tournées. Sa seule préoccupation était de savoir qui attraperait la culotte.

Quelques étudiants, après boire, parlaient de faire une visite à une maison, restée ouverte après les cafés, dans une rue déserte, près du fort, où l’on pouvait continuer à boire jusqu’au matin. Jean quittait alors la bande et rentrait seul.

— Ah ! ce Picot ! il n’a pas de tempérament ! disait un de ses amis.

Les journées se succédaient dans cette monotonie. Le dimanche, comme il n’y avait ni cours, ni visites à l’hôpital, Jean faisait la grasse matinée, puis, arrivait au Grand-Balcon pour y retrouver les étudiants, à l’heure du madère.

S’il faisait beau temps, la bande allait jusqu’au canal. Des barques étaient louées et, pendant l’après-midi, les canotiers allaient de l’un à l’autre des cabarets situés au bord de l’eau. Jean ne ramait jamais, craignant les ampoules. Il se contentait de tenir la barre, ce qui lui permettait de songer à son aise. Son imagination s’éveillait alors et, à la tombée du jour, quand la flottille rentrait à Caen, le soleil couchant teignant de rose les toits et les clochers de la ville normande, Jean se croyait transporté à Venise, sur une gondole du Grand Canal.

— Ohé ! l’artiste, tu vas nous faire chavirer !

Jean donnait parfois des coups de barre maladroits, oubliant sa fonction, dans son innocente rêverie.

Quelques cousettes ou modistes, invitées aux parties de campagne, se moquaient de l’artiste, à cause de sa timidité avec les femmes. Mais, il dédaignait les bonnes filles aux mains rouges et piquées. Ne vivait-il pas toujours en compagnie des Elvire, des Graziella, des Pepa, des Beatrice de ses lectures ? Il avait fait le serment de ne donner son cœur et son amour qu’à celle qui doit compter dans la vie de tout grand homme, et que, fatalement, il rencontrerait un jour.

Les étudiants le sentaient supérieur à eux. Bien qu’il eût peu d’éloquence, il s’exprimait correctement, avec facilité et, une question d’art ou de littérature étant soulevée, il s’aidait de sa mémoire pour placer à propos les phrases du Larousse ou d’une chronique lue autrefois. Comme Paris était le rêve de sa vie, il dévorait tous les journaux du café, depuis le Figaro jusqu’au Tintamarre. Et il connaissait tous les potins du boulevard, le nom de tous les gens de lettres, journalistes, comédiens et femmes galantes, s’intéressant aux succès, aux intrigues de gens dont il connaissait, disait-il, le caractère, d’après la physionomie. Car il avait distrait quelque argent de ses dépenses, pour acheter un stock de photographies, trouvé, par hasard, chez son bouquiniste.

IV

Ah ! c’est trop fort, s’écria le père Picot ! Quel vaurien ! Regarde ça !

Et il tendit à sa femme une lettre qu’il venait de lire. Blême, il s’élança vers le comptoir de l’autre côté duquel sa femme comptait une pile d’assiettes.

Dans sa précipitation, le marchand de porcelaines heurta du bras un échafaudage de verres qui roulèrent à terre en se brisant avec un fracas qui fit sortir de son échoppe le cordonnier d’en face.

Sa colère augmenta :

— Je te l’avais dit que nous n’en ferions rien et c’est de ta faute ! Avec tes idées de gloriole, tu l’as lancé dans les grandeurs. Tu as voulu en faire un médecin ! Tu n’en feras qu’un voyou !

Mme Picot, qui n’écoutait pas son mari, lisait la lettre et, à mesure qu’elle tournait les feuillets, rougissait. Des larmes lui coulant des yeux, elle tira son mouchoir.

Jean annonçait à sa famille qu’il ne continuait pas la médecine, pour laquelle il n’avait aucune vocation. Il voulait faire de la peinture !

En voilà une idée ! Peintre ! Où a-t-il pu prendre ça ! C’était bien la peine d’avoir dépensé tant d’argent à lui faire apprendre le latin ! reprit Picot. Tout ça ne va plus lui servir à rien du tout. Et les livres de classe qui encombrent le grenier ! Qui est-ce qui a bien pu lui donner cette idée-là !

V

Mme Picot était désolée. Son rêve d’avenir était brisé ! Elle avait voulu faire de son fils un monsieur, lui assurer une situation honorable et l’ingrat lui brisait ainsi le cœur.

Elle en connaissait, des peintres. À Saint-Pierre-sur-Dives, deux individus avaient passé un mois, pendant la dernière saison. Elle les avait vus en allant au Billot, sur le bord de la route, assis sur des pliants et peignant sur des toiles un mètre de cailloux. En voilà une occupation ! Ils étaient vêtus de vestons de velours, comme des charpentiers, coiffés de chapeaux mous, débraillés. Et quels noceurs ! Ils avaient révolutionné le bourg pendant qu’ils y séjournaient. La patronne de l’hôtel, où ils étaient descendus, les jeta à la porte un soir qu’ils avaient eu le toupet d’amener des filles de Caen et de faire dans leur chambre un bacchanal à tout scandaliser. Une orgie, quoi !

Ah ! le beau monde qu’il allait fréquenter son cher Jean ! Artiste ! lui ! Voilà ce qui lui avait tourné la tête : ses lectures ! Il passait des journées à feuilleter des collections de journaux illustrés et à lire des romans. Ah ! si les parents pouvaient prévoir tout cela !

Et ce qui la chagrinait le plus, c’est qu’elle voyait dans quelle vie de misère allait tomber l’Artiste. Tous des crève-la-faim, ces gens-là ! Avait-on idée d’un projet pareil !

Elle songeait, bouche ouverte. Ses yeux humides fixaient un angle du comptoir.

— Quand tu resteras là sans bouger, dit son mari brusquement, ça ne nous avancera pas. Qu’est-ce que tu penses de ça ! Ah ! oui, pleure maintenant ! Je vais lui répondre, attends un peu ! Il n’aura pas un liard de notre argent. Et il a le toupet de croire que je vais continuer à lui envoyer cent sous par jour, pour faire un métier de fainéant !

Le père Picot s’assit au comptoir et se mit à écrire pendant que sa femme montait à sa chambre en pleurant.

VI

Jean attendait impatiemment la réponse à sa lettre. Il n’était pas sans inquiétude sûr ce qui allait advenir de la décision, prise brusquement, presque sans réflexion.

Un soir qu’il étudiait l’anatomie, dans sa chambre, feuilletant les planches coloriées, il avait été pris d’une idée subite. Une vraie révélation !

Parbleu ! ce qu’il serait ? Peintre. Il comprenait merveilleusement la structure du corps humain. Ses cahiers de notes étaient chargés de reproductions anatomiques d’une correction absolue. Il avait là une carrière toute faite et pour laquelle il était certainement né. Tout jeune, il griffonnait, sur les murs, des bonshommes au charbon. En classe, il s’amusait à croquer les têtes des professeurs et des élèves. Et il n’y avait pas songé plus tôt ?

Il devait être un grand homme. Il le savait, mais ignorait dans quelle branche. Eh bien ! il venait de le découvrir : il serait un grand peintre. Peintre d’histoire, à la David.

Les études complémentaires seraient courtes. Pas d’anatomie à apprendre. Il la connaissait déjà ! Quant à sa littérature, elle lui serait précieuse. Ce qu’il allait rouler tous ces rapins, qui font des œuvres sans idées et sans métier, ainsi appréciées d’après les comptes rendus des Salons.

Restait à savoir si le père Picot comprendrait la valeur de la découverte qu’il venait de faire. Peut-être la famille se regimberait-elle. Ça s’est vu souvent. Mais, il lutterait !

Encore un point de ressemblance avec les grands hommes, dont la plupart ont eu les débuts difficiles et qui mangèrent de la vache enragée !

Mais qu’importe ! il était certain d’arriver ! Et alors, comme la famille serait glorieuse ! Le père Picot, forcé de convenir qu’il avait eu tort d’entraver la vocation de son fils, se mettrait à ses genoux !

Ainsi allait son imagination, toujours un peu trop vive.

VII

Hé bien, mes enfants, dit Regallard, en entrant chez les Picot, comment va la santé ? Mal ? Vous êtes joliment bons de vous faire du chagrin. Mon cher, je viens vous voir à cause de Jean. Écoutez, en deux mots, vous faites une bêtise en refusant de faire ce qu’il veut.

Picot se récria. Mais Regallard le prit par le bras :

— Vous savez que je l’aime beaucoup, l’héritier, je ne lui veux que du bien. Il est venu hier au Billot et m’a tout raconté. Voyant que vous ne lui répondiez pas, l’inquiétude l’a pris, avec la peur de vous avoir fâchés. Je suivrais ses projets, il a cent fois raison. Il est resté à la maison aujourd’hui, mais il viendra vous voir demain.

— Il peut bien rester où il est. La mère l’a déjà perdu avec ses toquades de grandeur, vous le gâtez trop.

Picot était respectueux avec le rentier et n’osait lui dire ce qu’il pensait de son intervention dans cette affaire.

— Hé bien, reprit Regallard, je trouve, moi, qu’il n’est pas fait pour travailler, comme nous toute sa vie. Il faut qu’il soit plus heureux que ses parents. On lui a donné de l’instruction, il veut en profiter et il a bien raison.

Mais Picot revenait à la charge déclarant que Jean serait médecin, ou bien qu’il reviendrait chez lui, pour vendre de la porcelaine. Sa femme ne disait rien.

— Mon parti est pris, conclut l’oncle, je paierai la moitié de ce qu’il lui faut. Et il ira à Paris !

— À Paris ! cria Mme Picot ! à Paris !

Elle n’avait pas songé à cela ! Non seulement il brisait sa carrière, son Jean, mais encore, voulait aller loin d’eux, dans cette ville où il ne connaissait personne et qu’elle avait en horreur.

— Mais oui ! à Paris ! disait l’oncle. Ah ça ! croyez-vous qu’il n’y ait en France que Caen et Saint-Pierre-sur-Dives ! Vous me faites rire, tous deux, ma parole. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un peintre !

— Des crève-la-faim ! répondit Picot.

— Mais non, pas des crève-la-faim !

Et, tirant de sa poche un journal, l’oncle montra à Picot ébahi le compte rendu d’une vente de tableaux, où les prix de chaque toile variaient de dix à vingt mille francs.

Jean lui avait communiqué cette pièce qui plaidait fort en faveur de ses idées. L’oncle devenait plus pressant.

— Jean ira à Paris et, dans deux ans, trois ans, il exposera au Salon. Une médaille, la croix. Jean m’a expliqué tout ça ! Et puis, d’ailleurs, ça sera moins long que la médecine. Il a encore trois ans à faire à Caen, en admettant même qu’il ne rate pas ses examens. De plus, il ne pourra pas s’établir avant ses vingt-cinq ans. En trois ans d’études, à Paris, il deviendra un peintre gagnant plus d’argent en un an qu’un malheureux médecin n’en gagne en dix, à Saint-Pierre-sur-Dives ! Il me l’a prouvé, clair comme le jour. Allons ! laissez-vous faire. D’ailleurs c’est sa volonté bien décidée. Il est dégoûté de la médecine. Il trouve que c’est du charlatanisme. Ah ! il m’en a raconté de belles là-dessus ! Voyons, vous décidez-vous ?

Le père Picot ne répondait rien, craignant de froisser l’oncle qui paraissait tenir à gagner la partie.

— Qui ne dit mot consent ! Allons, Jean viendra demain vous voir et partira après-demain pour Paris !

Le lendemain, Jean, après un dîner d’adieux auquel assistait le père Regallard, attendait à la gare le train qui devait l’emmener.

Son père, sa mère et son oncle lui firent quelques recommandations.

— Tu tiens à t’en aller ? dit Picot, c’est bien décidé ? Tu crois que tu ne ferais pas mieux de rester à la maison et de prendre ma place ?

— Nous allons être bien seuls, maintenant que tu t’en vas, reprit sa mère.

— Il ne faut pas contrarier une vocation, fit l’oncle sentencieux. Je t’ai aidé dans tes projets. Mais, je suis sûr de toi. Va, l’héritier, et porte-toi bien !

À l’appel d’un employé, Jean s’arracha aux embrassement de sa mère et monta dans un wagon de troisième où il se trouva seul.

Il était étonné de ne pas se sentir plus heureux, à ce moment où il réalisait un rêve longtemps caressé. La liberté ! il l’avait, complète ! ses parents avaient presque consenti à son départ. Il croyait qu’il rencontrerait plus de difficultés. Et son cœur n’éclatait pas de joie ?

— En est-il ainsi de tous les projets réalisés ? se dit-il.

Et une larme lui vint aux yeux, vite refoulée.