Ohé ! l’artiste/Partie IV

Tresse & Stock (p. 128-139).


LA FIN D’UN BEAU RÊVE


Dix ans ! Il était resté dix ans, dans ce pays perdu, se laissant vivre, et ne vivant qu’avec ce seul espoir de rentrer un jour à Paris ! Paris ! ville qu’il avait voulu conquérir alors que, jeune, il se sentait la force de le faire. Et que lui aurait-il fallu pour cela ! Rien ! Presque rien ! Jeter sur la toile ou sur le papier, ses rêves et ses chimères. Il rencontrait partout en revenant après dix ans, sur le boulevard, célèbres et riches, ceux qu’il avait vus, jeunes, à l’école des Beaux-Arts. Et qu’avaient-ils pondu ? Des barbouillages qui ne tiendraient pas une seule minute debout, à côté des œuvres qu’il aurait faites si sa destinée ne l’en avait empêché.

On l’avait exilé de Paris, le jetant dans la vie contemplative, loin des concurrents qui stimulent. Et il s’était laissé aller, doucement, se livrant à son tempérament contre lequel il aurait eu la volonté de réagir, le connaissant, s’il était resté au milieu de la mêlée.

Il rejetait sur ses parents les fautes de ses débuts. Il revenait après dix ans à Paris, assez intelligent pour comprendre qu’il ne serait jamais plus dans le mouvement. L’art avait fait, pendant son absence, un pas de géant. Ce qu’il chérissait était raillé et il comprenait bien qu’il en fût ainsi.

Il revenait à Paris avec des rentes — ayant laissé sa mère au Billot, malgré les recommandations de l’oncle. Et au moment où, dégagé des soucis quotidiens qui talonnent les artistes et les dérangent dans leur travail, il aurait pu se mettre à bûcher, il sentait bien qu’il ne pourrait rattraper le temps perdu.

Quel livre pourrait-il bien écrire ? Les Paysages normands ?

Depuis dix ans, vingt littérateurs avaient décrit la Normandie, et de telle façon qu’il ne pouvait espérer égaler leur verve et leur science. D’ailleurs, une paresse invincible l’avait pris et quelquefois, en face d’une feuille de papier blanc, il s’était avoué vaincu devant l’impossibilité d’exprimer sa pensée. Artiste ? il l’était certes mais non artisan ; la partie matérielle de l’art le rebutait.

La gloire valait-elle la peine qu’on se donne pour la conquérir ? Il connaissait des littérateurs célèbres, depuis son retour à Paris et que leur entendait-il dire à tout moment ?

Celui-ci désirait se retirer à la campagne, fatigué de la copie quotidienne. Tel autre souffrait de voir sa gloire éclipsée par celle d’un chef d’école nouvelle.

Et c’étaient de grands hommes, tous ces gens-là ! Celui-ci aurait un jour sa statue, qui faisait des calembours, en buvant des bocks à la brasserie que fréquentait Jean et passait son temps à débiner ses confrères !

Et Jean qui, par un reste de son éducation première, se refusait à approcher les bourgeois, passait son temps dans les cafés littéraires, fêté par une bande de débutants qu’il abreuvait, rapins et poètes chevelus.

Peu à peu, il se grisa des théories qu’il entendait soutenir dans son entourage. Il devint un orateur de café.

Le soir, dans une brasserie où la bande se donnait rendez-vous, Jean pérorait :

— Taisez-vous, galopins ! Vous vous dites peintres ! Vous ne savez pas ce que c’est que la peinture ! J’ai débuté par un tableau qui fit sensation au Salon : Tamerlan guidant les Tartares à la conquête du Khoraçan ! Mais j’ai compris d’abord que la peinture d’histoire était finie ! Je me suis arrêté ! Plus tard, j’ai vu que toute peinture était inutile, dans un siècle qui est celui de la photographie :

L’art, a-t-on dit, est la reproduction de la nature vue à travers un tempérament. Tout le monde peut arriver à dessiner un peu proprement ; tout le monde a un tempérament.

Mais la perfection du dessin ne sera jamais absolue, le tempérament de tel ou tel l’empêchera de voir exactement l’objet ou la chose à reproduire.

Avec la photographie, rien de plus simple. Vous me reproduirez exactement la nature. Et, comme il est hors de doute que la photographie, un jour, reproduira les couleurs avec autant d’exactitude que les lignes, une bonne épreuve vaudra cent fois mieux que la meilleure étude du plus habile peintre.

L’art sera scientifique. Le rôle de l’artiste se bornera à choisir avec soin la scène, le lieu, l’objet à reproduire et ce sera encore bien difficile. Si peu de gens ont le goût nécessaire. Là n’agira plus l’artiste, c’est-à-dire le manouvrier, mais le poète. Et n’est-ce pas la qualité supérieure de l’homme. Qu’un peintre soit habile et sache guider sa main ! La belle foutaise !

Un peintre n’aurait donc plus droit à notre admiration respectueuse le jour où ses bras seraient paralysés ? Ne lui resterait-il donc pas son cerveau merveilleux ?

La photographie des couleurs tuera le peintre tel qu’il a été jusqu’alors compris.

Les efforts des artistes étant uniquement tendus vers la recherche du beau, vers l’éducation intellectuelle, les années qu’ils auraient passées à faire des copies, à tailler des crayons et à laver des pinceaux étant employées à une gymnastique cérébrale, nous aurons de véritables amants de la nature, qui la comprendront et la chériront d’autant mieux, qu’ils sauront, ayant découvert un de ses secrets, ne pas l’exposer à une déformation ridicule en la reproduisant.

Des applaudissements éclataient ; Jean, ravi, faisait servir une nouvelle tournée de bocks. Et il reprenait :

— Vous autres, poètes et romanciers, croyez-vous que vos phrases creuses puissent m’intéresser, moi, profane ! Pas du tout ! Vous chantez des maîtresses que vous n’avez pas eues et des passions que vous n’avez pas connues, vous me racontez des histoires à dormir debout et me décrivez un palais chinois quand vous n’avez jamais vu que Charenton ! Sous prétexte d’études de mœurs, vous me dites des choses que tout le monde sait aussi bien que vous, que les ouvriers se soûlent et que les paysans ne prennent pas de bains, que les commerçants sont avares et que les amoureux sont idiots ! qu’est-ce que cela peut me faire, à moi qui, dépaysé du monde extérieur, vis avec mes chimères ?

Travailler ! Travailler ? Pourquoi cela ? quand on peut si bien ne rien faire. La paresse est au rêveur, a dit le poète, soyons paresseux et c’est déjà un travail que de penser ! ne pensons pas, si cela est possible ! Fumons, cela abrutit ! Buvons, cela saoûle !

Et dans le choc bruyant des verres et le bruit des rires, Jean parfois s’accoudait sur la table et songeait.

— Ohé ! l’artiste ! es-tu malade ? lui criait-on.

Il souffrait de sa vie ratée.

Sa mère était là-bas à Saint-Pierre-sur-Dives, où elle vivait assez maigrement de son revenu de mille francs, ayant dû quitter la ferme du Billot que Jean avait vendue. Elle ne l’avait pas revu depuis. La reverrait-il jamais ! Il y avait eu brouille lorsqu’il avait voulu revenir à Paris.

— Tu y mangeras tout ce que tu as, lui avait dit sa mère, mais quand tu n’auras plus le sou, tu reviendras me trouver.

De fait, Jean dépensait un peu plus que, ses revenus. Le capital était chaque année entamé de quelques titres vendus pour attendre le jour du paiement des coupons.

Mais, tant pis ! Ça irait tant que ça pourrait : Au bout du fossé la culbute.

Et chaque soir, il pérorait dans la brasserie où se réunissaient ses jeunes compagnons.

— Qu’est-ce que c’est que ce Picot ? demanda un rapin que l’on venait de présenter à la bande.

— C’est un type très curieux, lui répondit-on. Il a été peintre et littérateur.

— Il a des tableaux connus ?

— Oh ! il a quitté la peinture depuis dix ans.

— Est-ce qu’il a un bouquin ?

— Non.

— Il a l’air toqué. Est-ce un imbécile ?

— Pas du tout, répondit un poète à qui Jean avait raconté sa vie, en un soir d’expansion, il est très artiste et s’il avait travaillé, il aurait fait quelque chose…