Océan vers/Promenade nocturne

II

PROMENADE NOCTURNE.

Commencé en janvier 1817.
Achevé en mars 1817.


La cloche tremblante et lointaine
Six fois d’un son mourant a frappé les échos,
Et le mobile azur des flots
Reflète en vacillant la lueur incertaine
De l’astre argenté du repos.

Il est temps de quitter la rive,
Partons… au doux chant des oiseaux
Se mêle le doux bruit des eaux
Que rase en murmurant ma barque fugitive ;
Entre mes mains la rame est inactive,
Je prête une oreille attentive…
Déjà du ramier amoureux
Je n’entends plus la voix plaintive ;
Le bois, muet témoin de ses cris douloureux,
Comme la rive a fui devant mes yeux.
Mon esquif vole… plus j’avance,
Plus un morne et triste silence
Semble d’un crêpe obscur entourer ces beaux lieux…

Ces beaux lieux, ils ont fui !… déjà de frais ombrages,
De verts gazons, de frais bocages
N’enchantent plus mes inquiets regards ;
La nature sur le rivage,
Dans son faste brut et sauvage,
Se montre à moi de toutes parts.
Ici, se déployant en longs amphithéâtres,
Des rochers menaçants, confusément épars,
Obscurcissent les yeux de leurs cimes grisâtres
Que chargent d’éternels brouillards.
Des pins, au noir feuillage, aussi vieux que les mondes,
Hérissent leurs sommets neigeux ;
Sous les replis obscurs de leurs voûtes profondes,
Mugissent les vents orageux ;
Et, sous leurs sombres flancs, des lacs marécageux
Balancent lentement leurs limoneuses ondes.
Leur aspect inspire l’horreur…
On croit voir ces titans, fiers enfants de la terre,
Qui, jusqu’au séjour du tonnerre,
Osèrent porter leur fureur ;
L’œil, dans ces masses sourcilleuses,
Croit distinguer leurs têtes orgueilleuses
Qu’écrasa le foudre vengeur.
Là, me dis-je en tremblant, là, sont leurs bras énormes,
Là, reposent leurs fronts difformes,
Ces vieux pins furent leurs cheveux,
Ici, leurs corps vaincus et leurs membres nerveux,
Immenses, de leur poids couvrant au loin la terre[1],
Roulèrent, sillonnés des flèches du tonnerre.

Mais loin de ces lieux effrayants
M’entraîne ma barque légère.
Ici, sur des rochers bruyants
Un torrent roule une onde toujours claire ;


Sur ces vieux rocs que la mousse a couverts,
Et dont le front se voûte en superbes arcades,
Chargé du tribut des hivers.
Il gronde, écume, tombe en brillantes cascades.
Et jaillit au loin dans les airs.

Sur cette nappe éblouissante ,
Phébé jette en tremblant ses obliques rayons ;
J’admire de ces lieux la grandeur imposante.
Mais sa peinture échappe à mes faibles crayons.
Que vois-je ? quelles sont ces ruines antiques,
Ces vieux créneaux, ces vastes tours,
Et ces vitraux brisés et ces porches gothiques,
Et ces murs dont la lune argente les contours ?
Sous ces remparts détruits, sous ces sombres portiques,
L’Aquilon en sifflant s’engouffre avec fureur,
Et l’orfraie, aux chants prophétiques,
Trouble de ces donjons la ténébreuse horreur…
Mes cheveux sur mon front se dressent… Ô terreur !
À ces cris plaintifs et funèbres,
La chouette, au sein des ténèbres,
Mêle ses sinistres accents,
Et mon œil, qu’égare la crainte,
Sous cette voûte obscure où retentit sa plainte
Croit voir errer encor des spectres menaçants.

Ossian, si j’avais ton génie et ta lyre.
En contemplant ces immenses débris
Peut-être on me verrait décrire
Tout ce qu’ont vu ces superbes lambris.
Ma voix d’une autre Eviralline
Sur de lugubres tons redirait le malheur ;
Et mon pied heurterait la cuirasse divine
Qui d’un nouveau Fingal seconda la valeur.
Sous ces silencieux décombres,
Mes chants feraient errer les ombres


De nos aïeux, rentrant aux salles des festins,
Et, dégagés des mortelles entraves.
Buvant dans la coupe des braves
L’oubli des terrestres destins.
Mais hélas ! ma muse modeste
Ne sait pas chanter les héros.
Ni, les cheveux épars sous un crêpe funeste,
En de tristes accords gémir sur leurs tombeaux.

Cependant la chaste Diane
Descend de la voûte des cieux,
Sur un nuage diaphane
Glisse son disque radieux.
Déjà sa lueur vacillante
A l’approche du jour décroît et s’affaiblit ;
Déjà l’étoile scintillante
Sur le trône des airs pâlit
Et la nuit, repliant sa ceinture brillante.
Au sein des mers s’ensevelit)
Devant mes yeux dans la plaine riante ,
Tout s’anime, tout s’embellit.

L’aube a doré la rive orientale :
Son haleine rend l’air plus pur,
La jeune amante de Céphale
Des vives couleurs de l’opale
Du ciel a coloré l’azur.[2]
Longtemps enveloppé dans une nuit fatale.
Le lys, levant au ciel sa couronne royale.
Domine au loin sur l’empire des fleurs.
Et par la blancheur qu’il étale
Et par les doux parfums qu’exhale
Le sein voluptueux de son brillant pétale[3].


Au noble éclat du lys mariant ses couleurs,
La rose, son humble rivale.
Penche languissamment sa tête virginale ;
Sur sa feuille entrouverte on voit trembler les pleurs
Que verse l’aube matinale.

Hôtes ailés des bois, commencez vos concerts, ’
Chantez l’astre éclatant du monde.
Chantez le roi de l’univers.
Il va sortir du sein de l’onde.
Hôtes ailés des bois, commencez vos concerts !

Son orbe étincelant au-dessus des campagnes
S’élève, ceint de pourpre et d’or,
Monte à demi, s’élève encor.
Et teint d’un rouge ardent le faîte des montagnes.

Hôtes ailés des bois, redoublez vos concerts,
Chantez l’astre éclatant du monde.
Chantez le roi de l’univers.
Il est sorti du sein de l’onde.
Hôtes ailés des bois, redoublez vos concerts !

Bientôt, dans sa marche altière.
Vainqueur des sombres hivers,
De flots brûlants de lumière.
Cet astre inonde les airs ;
Aux champs il rend leur parure.

Son aspect de la nature
Ranime le vaste corps ;
Je le contemple ; il m’inspire.
Et déjà mon luth soupir
De moins timides accords.


Oui, je veux dans mes vers pleins d’une noble audace.
Chanter sa gloire et sa splendeur ;
Je veux du maître du Parnasse
Par lui-même inspiré célébrer la grandeur ;
De lauriers immortels je veux ceindre ma tête ;
Je veux encor… Mais quoi ! quelle ardeur indiscrète
Vient tout à coup me transporter ?
C’en est fait, mon esquif s’arrête.
Muse, il est temps de t’arrêter.

  1. Immenses, ébranlant la terre. (Variante mise en note du manuscrit.)
  2. Peint les vastes champs de l'azur. (Variante mise au bas du manuscrit.)
  3. Ce vers et les trois qui précèdent sont marqués d’une accolade avec cette note de Victor Ilugo en marge : Vers proscrits par Eugène à cause de pétale. (Note de l’Éditeur.)