Océan vers/Le temps et les cités

III

LE TEMPS ET LES CITES.

Ode
Du 3 au 5 avril 1817.
In se magna ruunt
Luc. Pharas.

Tout change, tout périt, tout tombe.
Le Temps fait crouler les états ;
Le Temps entraîne vers la tombe
Les héros et les potentats ;
Soumis au destin qui l’enchaîne.
L’homme n’est rien ; sa grandeur vaine
Comme l’éclair brille et s’enfuit ;
En vain aux fastes de mémoire
Croit-il éterniser sa gloire ;
Le Temps accourt : tout est détruit.

Le Temps fuit d’une aile légère ;
Crains-le, mortel : vois ton néant,
Ne tente pas, fils de la Terre,
D’arrêter ce sombre géant…
Mais déjà ton courroux s’enflamme.
Insecte rampant ! dans ton âme
Qui donc a versé tant d’orgueil ?


Quoi ! tu braves ce dieu suprême.
Lorsque ta puissance elle-même
Est tributaire du cercueil !

Tu dis au Temps : je suis ton maître.
Obéis-moi, suspens tes pas ;
Que tout ce que mon bras fait naître
Ne soit point sujet au trépas.
Cités, monuments de ma gloire,
Levez-vous : portez ma mémoire
Jusques à la postérité ;
Échappez aux coups de la Parque,
Levez-vous : le mortel vous marque
Du sceau de l’immortalité.

D’un air farouche et taciturne.
Sourd à ton impuissant courroux ,
Sans s’arrêter, le vieux Saturne
Ne te répond que par ses coups.
Reine des cités, ô Palmyre,
Tu croyais fonder ton empire
Sur mille siècles écoulés ;
Du Temps tu deviens la conquête.
Du pied il a frappé ta tête. . .
Et tes remparts sont écroulés.

Où sont tes murs, ville superbe ?
Où sont tes somptueux lambris ?
Sur des monceaux de pierre et d’herbe,
Errant, je cherche tes débris.
Je crois encor, sous tes vieux porches ,
Voir Bellonc, agitant ses torches.
Annoncer ta chute aux humains.
Et dire à la terre étonnée :
Ainsi, mortels, une journée
Voit périr l’œuvre de vos mains.


Et toi, pompeuse Babylone,
Toi qu’illustra Se’miramis,
Toi qui brisas devant ton trône
L’orgueil de cent rois ennemis ;
Tu n’es plus, merveille du monde ;
Le Temps, dans une nuit profonde,
T’a plongée, hélas ! pour toujours ;
En vain j’interroge .ta trace :
Mon œil ne peut trouver la place
Où s’élevaient tes vastes tours.

Le pouvoir du Temps se déploie
Jusque sur l’ouvrage des dieux.
Cité d’Hector, superbe Troie,
Où sont tes remparts orgueilleux ?
Tes palais, tant vantés d’Homère,
Perdant leur éclat éphémère.
Font place à des toits de pasteurs ;
Et, devenu ruisseau, le Xanthe,
Penché sur son urne pesante.
Pleure ses flots dévastateurs.

Quels sont ces immenses décombres,
Ces murs déserts et spacieux,
Ces remparts, ces portiques sombres.
Et ces palais silencieux ?
Là fut Carthage : sa puissance
Longtemps balança la vaillance
Des fiers enfants de Romulus ;
Carthage, en conquérants féconde.
Voulait donner des lois au monde.
Et Carthage déjà n’est plus.

Monuments de notre faiblesse,
Tyr, Numance, Persépolis,
Dans le gouffre où le Temps vous presse

Vos restes sont ensevelis.
Seule, une cité semble encore
De’fier le Temps qui de’vore
Les plus florissantes cités ;
Et Rome, veuve de sa gloire.
Survit, pour dernière victoire.
Aux royaumes qu’elle a domptes.

Mais peut-être bientôt le Tibre
Lui-même, dans ses flots surpris
De cette cité jadis libre
Réfléchira-t-il les débris[1].
Peut-être un jour le lierre et l’herbe
De ce Capitole superbe
Ombrageront-ils les remparts ;
Et peut-être un berger champêtre
Verra-t-il ses fiers taureaux paître
Sur les vieux tombeaux des Césars.

Ah ! que ne peut le Temps agile
Sur les ouvrages des humains ?
Il se rit du pouvoir fragile
Que le sort a mis dans nos mains.
Armé de sa faulx triomphante ,
Sans cesse il détruit, il enfante
Les empires les plus fameux ;
Et sur les siècles qu’il dévore.
Élève des siècles encore
Qui bientôt passeront comme eux.

Vous sur qui s’entassent les âges,
Du Nil colosses monstrueux.
Des rois mortels mortels ouvrages.

Vous tomberez, monts orgueilleux !
Tu tomberas, vaste Lutèce ;
Tes champs où règne la mollesse
Seront un jour des champs déserts ;
Tous ces monuments qu’on renomme.
Qu’a créés et qu’admire l’homme.
Disparaîtront de l’univers.

Mais d’une cité périssable
Si le sort compte les instants ,
II est un pouvoir plus durable
Qui seul peut défier le Temps ;
C’est le Génie : en vain Saturne
L’entraîne, d’un air taciturne.
Au gouffre ouvert devant ses pas ;
Il brave sa faulx étonnée.
Et sur la terre prosternée
Lève un fi-ont, exempt du trépas.

Son trône s’élève et subsiste
Sur les empires ébranlés ;
Ilion fuit, Homère existe.
Et trois mille ans sont écoulés.
En vain gronde à ses pieds l’envie ;
Sûr de son éternelle vie ,
Il la surmonte avec fierté ;
Et sur les ailes de la gloire.
Il vole, au temple de Mémoire,
Conquérir l’Immortalité.

  1. Cette idée neuve, la seule qui soit dans l’ode, ne m’appartient pas. Je l’ai puisée dans de mauvais vers d’un Almanach des Muscs. Il faut rendre ^ César… (Note du
    manuscrit.)