Océan vers/Conte
I
CONTE.
À Montmartre un beau jour se tint une assemblée.
Là, (comme vous le jugez bien)
Des plats rimeurs la troupe est appelée.
(Tout rimeur de Montmartre est de droit citoyen ;
Tandis que tout poëte habite le Parnasse.)
Dès que chacun a pris sa place,
Aliboron se lève et tousse quatre fois,
Puis d’un triple hi-han fait retentir la salle,
Et, dressant l’ornement qui sur son front s’étale,
Il fait tonner ainsi son éclatante voix :
« Chers amis, que chaque confrère
« De ses talents nous prête la lumière
« Pour former la perle des sots,
« Mais des plus sots qui soient dans la nature entière ».
Pompignan[1] se lève à ces mots,
Pompignan qui jadis dans sa verve stérile,
Aux cordes de sa lyre osa lier Virgile ;
À ses traits renfrognés, à son triste hi-han,
Sans peine on reconnaît le docte Pompignan.
« Aliboron, dit-il, quelle est votre insolence ?
« Vous parlez de former un sot par excellence,
« Eh ! ne suis-je plus moi ? Répondez. Voudrait-on
« Me disputer un si beau nom ? »
Tout se tait au discours du fougueux Pompignan.
Soudain l’impétueux Aignan[2]
S’écrie en secouant ses immenses oreilles :
« Mais vos prétentions sont vraiment sans pareilles,
« Mon cher Lefranc, perdez-vous la raison ?
« Vous le savez, c’est moi dont la muse éphémère
« Osa marcher sur les traces d’Homère ;
« C’est donc de moi que parle Aliboron. »
Alors on vit et Lesuire[3] et Lemierre[4]
Et Roucher[5] et Masson[6] et maint autre rimeur,
Pour quereller sortir de leur poussière,
Un mot seul met tout Montmartre en rumeur[7].
Aliboron qui suscita l’orage
De la sagesse emprunte le secours,
Et pour calmer leur insipide rage,
Avec douceur il leur tient ce discours :
« Mes chers enfants, (ce nom convient à mon long âge,)
« Aucun de vous n’a tort ; vous avez tous raison ;
« (Des effets sûrs prouvent ce que j’avance)
« Et tous de sot des sots vous méritez le nom ;
« Mais fiez-vous à mon expérience,
« Formons un sot encor plus sot que nous.
« De nos talents divers ornons l’esprit d’un autre,
« Et s’il a des succès, n’en soyons point jaloux,
« Puisque sa gloire augmentera la nôtre. »
Il dit, et des hi-han mille fois répétés
Montrent qu’on applaudit à sa rare éloquence,
On se repent des coups qu’on a portés,
Et tout rentre dans le silence.
Aliboron reprend : « Vous voyez sur mon front
« Se jouer fièrement deux superbes oreilles ;
« Eh bien, à notre sot, j’en promets deux pareilles ! »
On applaudit encore au docte Aliboron.
Lors Pompignan saluant l’auditoire,
Brait ces mots : « Moi, Messieurs, je lui promets ma gloire,
« S’il consent d’imiter mon style plat et lourd. »
Aignan se lève et salue à son tour :
« A ce bijou, dit-il, je lègue mon audace,
« Il sera l’ennemi de Virgile et d’Horace. »
« Je lui promets aussi, s’écrie alors Masson,
« Toute la roideur helvétique,
« Mes jeux de mots, et ma Minerve étique,
« Qui fait si bien les vers sans rime ni raison. »
Lemierre ajoute : « Et moi, je donne à ce mignon
« Le compas ennuyeux de la monotonie,
« Et le talent de heurter l’harmonie. »
Lesuire, prétendant lui faire aussi son don,
Crie avec un ton d’arrogance :
« C’est moi qui composai le Nouvel Univers,
« Que devant moi tout s’incline en silence !
« Je veux que ce phénix ignore la cadence,
« Et, qu’héritier de ma sèche abondance,
« Il dise toujours peu, mais en beaucoup de vers. »
À cette muse encore non éclose
Chaque rimeur donna quelqu’un de ses travers.
Enfin la séance fut close.
Le fruit de tant de soins parut bientôt au jour,
Qu’était-ce ? Devinez… Mais encor quoi ?… Baourt[8].
- ↑ On connaît sa piètre traduction des Géorgiques. (Note de Victor Hugo.)
- ↑ Traducteur de l’Iliade en vers.
- ↑ Auteur du poëme du Nouveau Monde en 24 chants, dont 23 n’ont, je crois, jamais été lus.
- ↑ On connaît la dureté et le peu d’harmonie des vers de cet auteur.
- ↑ Auteur d’un piteux poëme des Mois.
- ↑ Chantre enroué des Helvétiens ; on jugera de son talent par ces vers où, dans le genre héroïque, il dit de Gessler :
Il fait aussitôt dans la place
Planter la lance d’un drapeau.
Sur la pointe il veut que l’on place
Son plus magnifique chapeau.Et celui-ci où, en parlant d’un tyran qui tourmentait ses vassaux, il s’écrie :
Dans des vases dorés il buvait leur sueur !
(Notes de Victor Hugo.) - ↑ Les m en italiques sont soulignés dans le manuscrit. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Si je ne dis rien de nouveau au lecteur, il me pardonnera d’abord à cause de la faiblesse de mon âge et de mon esprit, et ensuite en raison du peu de temps que j’ai mis à composer cette pièce qui a été l’ouvrage d’une seule nuit, celle du 14 septembre 1816. (Note de Victor Hugo.)