Observations sur quelques grands peintres/Lairesse

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LAIRESSE.


Lairesse est encore un des artistes dont l’École Française faisoit un dieu pendant le règne de Louis XV. Aujourd’hui sa divinité s’est bien humanisée ; mais quelles que soient les différentes manières exaltées dans les Écoles par les caprices de la mode, quelque passager que soit tout ce qui tient à cette inconstante et tyrannique souveraine, ce qu’il y a de véritablement bon dans un ouvrage est toujours senti, toujours estimé par les esprits justes ; et lorsque l’engouement n’existe plus, la postérité, au milieu de ce qui n’étoit qu’éphémère, sait bien connoître ce qui sera bon dans tous les temps. Quoique Lairesse ne doive pas être mis au premier rang des peintres, il aura toujours parmi eux une place très-distinguée. L’espèce de poésie animant ses ingénieuses productions est surtout ce qui le caractérise. Agréable dans toutes les parties de la peinture, il manque de vérité ; et son esprit séduisant n’est ni juste ni profond. Son coloris, souvent monotone et ne ressemblant pas toujours à la nature, a de la force et de l’harmonie. Son dessin a de l’esprit, du charme et du mouvement ; cependant les formes n’en sont pas d’un bon choix, ni d’une grande vérité.

Ses draperies sont agencées avec beaucoup de goût et d’une façon originale ; elles ont toujours de l’abondance, de la souplesse et de la grâce. Sa manière de peindre est très-facile et très-agréable. Dans les sujets graves, ses pensées ont peu de justesse et de grandeur ; filles de l’imagination, ce sont d’aimables folles qui plaisent lorsqu’elles déraisonnent. Ses compositions faciles ont je ne sais quoi de mystérieux qui leur donne un air d’enchantement qui irrite la curiosité, et fait un de leurs caractères particuliers.

La clarté sans doute est absolument nécessaire dans l’éloquence, dans la poésie ; sans elle on ne produit aucun effet, on ne peut même être lu : dans la peinture elle est nécessaire aussi, pour rendre un fait historique avec exactitude, pour toucher, pour s’élever jusqu’au sublime ; mais on peut plaire sans elle ; et ce qui ne plaît pas à l’esprit, quelquefois peut charmer les yeux ; l’esprit même est piqué par l’envie de deviner ce qu’il ne comprend pas ; tout ne lui paroît pas également obscur, et ce qu’il entend lui fait faire des efforts pour deviner le reste. Cette espèce d’obscurité donne souvent de l’intérêt à l’allégorie ; souvent elle en donne aux ouvrages de Lairesse : par cette raison on a beaucoup de choses à lui reprocher lorsqu’il traite les sujets historiques, où il y a toujours une donnée exigée par les hommes instruits ; et quoique son génie se montre partout, lorsqu’il a peint des sujets de la religion chrétienne, on sent qu’il n’étoit pas fait pour rendre des scènes où la simplicité, l’onction, un caractère grave sont absolument nécessaires. Quelqu’agréable que soit la peinture de l’Extase de Sainte Thérèse, elle prouve qu’il sentoit bien moins les grâces célestes des anges que celles des amours. Il n’imite rien avec justesse ; partout il se peint lui-même, partout son imagination brillante prodigue sa richesse et sa fécondité ; on sent que ses attraits enchanteurs l’ont souvent entraîné plus loin qu’il ne comptoit aller : eh ! qui peut, guidé par une fée, s’arrêter dans un chemin de fleurs ! Aussi les sujets où il a le mieux réussi sont-ils ceux de la mythologie ; c’est dans les bacchanales et les orgies antiques, qu’il est véritablement neuf ; ce n’est même que là qu’il est un peintre supérieur ; personne n’a rendu comme lui les débauches religieuses des anciens.

Pour céder sans remords à tous leurs désirs, les hommes se sont faits des dieux agités, dévorés des mêmes passions qu’eux ; ils se sont faits des dieux d’autant plus fortement passionnés, qu’ils étoient dieux ; et plus les hommes avoient de piété, plus, égarés par la superstition, ils cherchoient à leur ressembler.

C’est de cette croyance bizarre que sont nées ces fêtes de luxure si scrupuleusement célébrées chez les anciens ; et ce sont ces mystiques assemblées de débauche dont Lairesse a si bien senti le caractère, et dont personne n’a rendu avec autant de feu et de poésie le saint désordre et l’esprit hiéroglyphique : personne aussi n’a senti comme lui l’espèce de décoration qui convient aux chapelles de ces fêtes de volupté ; il faut convenir cependant qu’il semble ne les avoir peintes que dans un but moral : il les a toujours accompagnées d’allégories qui tendent à dévoiler ce qu’elles ont de honteux. On diroit qu’il n’a voulu peindre la volupté que pour en faire voir les dangereuses suites ; suites affreuses qu’il ne connut que trop lui-même. Peut-être pourroit-on dire que son goût l’entraînant à peindre de semblables sujets, pour s’arranger avec ses scrupules et sa raison, il s’est fait croire qu’il pouvoit tourner ces peintures voluptueuses au profit de la morale et de la vertu. Quelque bonnes que soient ses intentions, on est tenté de le comparer à un prédicateur qui, prêchant contre un vice aimable, en feroit la peinture avec tant de soin et de vérité qu’elle feroit plus d’impression sur ses auditeurs, que tout ce qu’il diroit pour les corriger. S’il moralise les sujets licencieux, son imagination adoucit les sujets les plus tristes ; et les idées, chez lui, affoiblissent toujours les sentimens, et mettent trop de recherche à la place de la simple imitation de la nature.

Poëte ingénieux dans les plaisirs, il l’est aussi dans les peines ; ses soupirs sont cadencés, et ses malheurs sont des rêves : ce défaut a pourtant ses charmes. Didon s’est donnée la mort : dans un lieu entouré de cyprès, il la représente courant se précipiter dans un tombeau ; une épée lui traverse le cœur, d’une main elle tient des branches de cyprès, de l’autre elle entraîne l’Amour au désespoir, dont le carquois renversé laisse échapper les flèches, et dont les pieds foulent les balances de la justice, et les tables des lois : l’implacable Némésis, armée d’une torche enflammée et d’un poignard, la guide en poussant des cris affreux. Cette belle pensée poétique et touchante en même temps, plaît et intéresse beaucoup : mais combien toucheroient davantage encore les cendres de la malheureuse Didon renfermées dans une urne que sa sœur éperdue porteroit dans un tombeau au milieu de ses compagnes désolées, au milieu d’un peuple fondant en pleurs ! Près d’un riche tombeau d’Adonis, il peint Vénus pleurant ; une foule d’amours cherchent à la consoler ; la plupart semblant lui faire entendre que pour guérir les plaies de son cœur, il faut lui donner de nouvelles occupations ; ils préparent leurs armes, et se disposent à entrer en campagne pour aller combatre pour elle : l’un d’eux cherche à éveiller sa vanité, en lui montrant la pomme de glorieuse mémoire ; un autre tend sous ses yeux une coupe pour recueillir ses larmes. Cette pensée, ingénieusement singulière, distrait l’esprit sans doute, et l’écarte du tombeau d’Adonis et de la douleur de Vénus ; on est cependant tenté de la lui pardonner : qu’elle a de sentiment et de délicatesse ! combien d’autres pensées s’y joignent ! On ramasseroit avec avidité une pluie d’or ; rien au monde est-il si précieux que les larmes de la plus belle des déesses ?

Les ouvrages de Lairesse ont presque toujours de la grâce, celle surtout qui tient à la décoration et à la volupté. Il étoit savant dans l’architecture ; celle dont ses tableaux sont ornés ont toujours de la richesse, et cette sorte de magnificence mystérieuse qui ressemble à celle des palais bâtis par le pouvoir des enchanteurs. On le nomma le Poussin de la Hollande ; rien ne prouve mieux combien la manière de sentir l’art de la peinture dans cette contrée est différente de celle du Poussin. Eh ! comment trouver de la ressemblance entre un peintre galant, ingénieux, brillant et négligé, et ce philosophe peintre, cet artiste sage, savant, profond et sublime. Lairesse, en effet, aima, étudia beaucoup les estampes du Poussin et de Piètre Teste : il ressemble bien davantage à ce dernier ; il lui ressemble par l’imagination et par la rêverie : celle de Piètre Teste a plus de force, plus d’énergie et de profondeur ; celle de Lairesse plus d’enchantement et de volupté ; les rêves de l’un ne sont jamais que sauvages et effrayans, ceux de l’autre sont presque toujours agréables.

On pourroit peut-être le comparer au poëte Bernard, peut-être a-t-il plus d’abondance dans l’ensemble et les dispositions générales, mais il a moins de fini dans les détails : le peintre est plus grand poëte, mais le poëte est peintre plus correct. Avec de la nouveauté, avec des grâces, et une imagination féconde, les ouvrages de Lairesse ne peuvent manquer de trouver des amis dans tous les pays et dans tous les temps.