Observations sur quelques grands peintres/Titien


TITIEN.


On dit que le Titien étoit d’extraction noble ; cela peut être indifférent ; mais ce qui ne l’est pas, c’est qu’il n’a rien fait qui ne soit digne d’une noble origine. Charles-Quint se vantoit d’avoir reçu trois fois l’immortalité des mains de Titien : que de souverains ont dit la même chose en parlant d’hommes sans mérite, oubliés comme ceux qu’ils avoient peints ! Le mot est resté parce qu’il étoit de Charles-Quint, et qu’il avoit de la vérité.

Le caractère distinctif du Titien est d’avoir eu, le premier, dans une longue suite d’ouvrages, une si belle couleur, qu’elle lui a fait donner la première place dans cette partie de la peinture, et d’en avoir réuni plusieurs autres encore à un très-haut degré. Le plus grand éloge qu’on puisse faire du coloris d’un tableau, c’est de dire qu’il est beau comme celui du Titien : son coloris, en effet, est riche et vrai, doux et vigoureux, et toujours harmonieux ; il rend l’éclat des draperies, et la fraîcheur, la transparence des chairs. Si Raphaël est l’Apelle moderne, Titien est le moderne Zeuxis : son siècle et la postérité lui ont donné cette place ; il la doit sans doute à son rare talent ; il la doit aussi à l’avantage qu’il eût de vivre beaucoup plus que le Giorgion. Ce fut le Giorgion qui, élève de Jean Bellin, perfectionna la manière de son maître, et qui, le premier, fit des tableaux d’une couleur brillante et douce, d’une harmonie suave et fière ; mais il mourut à 34 ans : il a laissé peu d’ouvrages, et n’est guère connu que des artistes ; le Titien, au contraire, a vécu 99 ans, a été aimé, honoré par les grands, les riches, les savans, les vertueux, par plusieurs souverains puissans ; il a rempli l’Europe de ses tableaux, qui ont été célébrés par tous les poëtes de son temps. Si le Giorgion eût vécu autant que le Titien, peut-être ce dernier n’auroit que la seconde place. Il est à remarquer que dans toutes les connoissances humaines, les progrès sont très-lents pour arriver à un certain point ; mais que de ce degré à leur plus haute élévation, le passage est toujours très-rapide : de Jean Bellin à Titien son élève, quelle immense distance !

Ce qui distingue particulièrement le coloris du Titien, est la façon savante avec laquelle il a su tirer parti des couleurs locales pour produire de l’effet, sans emprunter le secours des grandes masses d’ombre. L’éclat de ses lumières vient presque toujours de l’opposition des teintes pures et vigoureuses ; c’est ce qui donne à ses tableaux tant de richesse de tons, tant de force et si peu de noir. Ses ouvrages ont toujours été le but des études des coloristes : les jeunes étudians ne sauroient trop les approfondir ; c’est là qu’ils verront que les beautés de l’art sont toutes dans la nature, et que dans la couleur comme dans le dessin, le beau, à qui mal à propos on a donné le nom insignifiant d’idéal, n’est autre chose que la plus exacte imitation dirigée par le choix, et placée à propos.

Le plus grand nombre des ouvrages du Titien est à Venise ; nous en possédons, cependant, assez à Paris pour bien connoître son véritable caractère : si on le jugeoit d’après son fameux tableau du martyre de Saint Pierre Dominiquain, on prononceroit un jugement qui ne seroit pas juste pour ses autres ouvrages. Il y a dans cette étonnante production, un mouvement, un enthousiasme, qu’on ne retrouve guère dans tout ce qu’il a peint, soit que le sujet l’ait plus exalté qu’à son ordinaire, soit qu’un moment brillant de santé ait donné plus de ton à son génie ; aucun tableau d’aucun autre maître n’est pensé ni exécuté avec plus de feu et de véhémence ; aucun n’offre des expressions plus justes, plus vives que celles des figures de cette hardie conception qui, dans cette partie, est égale aux plus belles des peintres les plus brûlans : mais ce n’est pas sur un seul ouvrage qu’on doit fixer le caractère distinctif du talent d’un artiste, surtout lorsqu’il en a fait beaucoup. Doit-on déterminer le caractère du style des tragédies de Corneille sur les scènes amoureuses et touchantes du Cid ? En général, les tableaux du Titien excitent l’admiration, bien plus que l’enthousiasme ; ils sont le produit d’un bon esprit, d’une âme belle et paisible, d’un homme savant, exécutant avec facilité, et environné dans ses travaux de la considération publique. Ses pensées sont sages et naturelles ; les attitudes de ses figures sont toujours vraies ; elles n’ont aussi rien d’extraordinaire, rien qui étonne. Son dessin est plus savant qu’on ne pense, quoiqu’il le soit moins que celui de l’École Romaine : il n’avoit pas étudié les statues antiques, et s’étoit beaucoup plus attaché à la couleur qu’aux formes de la nature, mais il les voyoit grandement : dans son tableau du Couronnement d’épines, la tête du Christ a la beauté et l’expression la plus noble ; c’est une douleur mortelle peinte sur le front d’un Dieu.

Le tableau du Christ porté au Tombeau, est peut-être celui où l’on voit le mieux les traits distinctifs du talent du Titien ; c’est un de ses excellens ouvrages ; il n’a pas ces élans de l’enthousiasme qui agitent les âmes des spectateurs ; mais il est composé avec une sage dignité ; à la vérité du coloris s’y trouvent réunies celle du dessin et celle de l’expression ; et bien peu de tableaux présentent à la fois autant de différentes beautés.

C’est principalement dans le genre du portrait que le Titien est presque sans reproche et sans rivaux ; c’est là qu’il occupe la première place, que Van Dyck cependant partage avec lui : l’un a plus de feu, l’autre plus de noblesse. Les portraits de Van Dyck plaisent peut-être davantage, ceux du Titien sont bien plus imposans ; sans compter les parties de la peinture qui y sont si justement admirées, ils ont une grandeur de caractère qui leur est particulière, et que les personnages d’après lesquels ils ont été faits ont beaucoup contribué à leur donner : la plupart représentent des hommes puissans, ou célèbres par leur génie ; ceux qui ont l’habitude de commander contractent nécessairement un air de supériorité : l’habitude d’une dignité qui place un citoyen au-dessus des autres, donne toujours à ses traits une sorte d’élévation indépendamment de leur forme. L’homme de génie dont la tête est sans cesse remplie, échauffée, ennoblie par des grandes idées, de qui les occupations ont toujours pour but l’immortalité de son nom, doit porter sur son visage et sur toute sa personne l’habitude de l’exaltation ; en peignant de pareils modèles, l’artiste est exalté lui-même ; et ce qu’il imite et ce qu’il sent doivent donner à ses ouvrages un caractère plus élevé que s’il ne peignoit que des hommes ordinaires.

Sans parler de Charles-Quint, qui le de biens et d’honneurs, il peignit François Ier., le pape Paul III, les princes, les seigneurs les plus distingués de son temps, les plus renommés capitaines, l’Arioste, l’Arétin, et presque toutes les personnes célèbres de ce siècle si fécond en hommes de génie. On eût dit que les grandeurs et les talens avoient besoin d’être recommandés à la postérité par le Titien, et qu’elle eût douté d’une renommée où ses pinceaux fameux n’eussent pas mis le sceau.

Quoique les grâces ne soient pas ce qui le caractérise, il les a cependant senties, et même dans une manière très-originale ; il a quelquefois peint des femmes avec des formes très-aimables, qui, soutenues par la vérité et le charme d’une belle couleur, souvent n’ont fait peut-être que trop d’impression sur les sens. On pourroit presque assurer qu’aucun peintre ne se distingua comme lui dans autant de genres et dans autant de parties de son art. Long-temps on l’a regardé comme celui qui avoit le mieux peint le paysage ; mais alors Claude le Lorrain, le Poussin et d’autres n’avoient pas fait connoître tant de chefs-d’œuvres de ce genre. On ne peut cependant disconvenir que jamais on n’a fait, dans les tableaux d’histoire, des fonds de paysage d’une plus large manière que lui.

Satisfait de sa fortune, le Titien, à une certaine époque, ne prenoit plus d’argent de ses ouvrages. Henri III revenant de Pologne, étant allé le visiter, il fit présent à ce monarque de quelques tableaux, qui l’avoient intéressé plus particulièrement : il mourut de la peste à 99 ans. Il jouissoit de tant de considération, que le respect l’emportant sur la crainte du danger, on rendit publiquement les plus grands honneurs à sa dépouille vénérable. Indépendamment de l’estime que son extrême talent commande, sa longue vie, sa félicité inaltérable forcent à porter un religieux respect à sa mémoire ; et l’on est contraint de révérer une carrière que le Ciel se plaisoit à embellir de ses plus riches dons, et que le temps même sembloit craindre de terminer.