Observations sur quelques grands peintres/Raphaël

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RAPHAËL.


Dans le beau siècle des arts en Italie, l’Europe plaça Raphaël au premier rang parmi les peintres les plus célèbres ; la postérité, qui ne se trompe jamais, a porté le même jugement, et aucun de ses successeurs n’a pu prendre sa place. En voyant ses ouvrages, par sentiment on le nomme le plus grand des peintres ; en les étudiant, on lui donne encore le même nom par raisonnement. Né avec le génie le plus rare pour la peinture, à l’une des époques les plus favorables aux arts, encouragé par Léon X, qui lui donna de brillantes occasions de se distinguer, entouré des plus belles productions de la Grèce et de Rome, ami de l’Arioste, rival de Michel-Ange, il n’a produit que des choses grandes et nobles.

Un de ses caractères distinctifs, est d’avoir eu dans un degré éminent plus de parties essentielles de son art qu’aucun peintre ; d’autres en ont possédé quelques parties dans un plus haut degré, d’autres en ont réuni davantage dans une force médiocre : ce qui surtout lui donne la première place et met le sceau à son originalité, c’est d’avoir apporté en naissant ce qui fait la force la plus entraînante des ouvrages du génie, la grâce, ce talisman enchanteur et puissant qui plaça l’immortel Apelle au-dessus de tous les peintres de l’antiquité : ce n’est point la grâce voluptueuse du Corrège, ce n’est point celle des statues antiques ; c’est une grâce douce et fière, naïve et majestueuse, tenant à des formes simples et nobles prises dans la nature ; elle naît aussi du mouvement qui anime toutes ses compositions, qui circule dans tous ses groupes, dans les attitudes, dans les formes, dans tous les traits de ses figures ; c’est cette flamme divine qui vit dans les ouvrages d’Homère, et qui a fait dire de lui ce qu’on pourroit dire de Raphaël : « tout ce qu’il a touché se convertit en or. »

Sa beauté est moins calculée, moins correcte, moins savante que celle des statues antiques ; elle n’est pas aussi belle, mais elle est plus touchante peut-être. Si le dessin de Raphaël ressembloit parfaitement à celui des statues grecques, on ne connoîtroit pas un nouveau genre de beautés : c’est cette admirable variété des ouvrages de l’esprit humain qui en fait pour nous le premier charme ; et ce qui nous semble défaut dans les détails de la nature fait la perfection de son ensemble. La correction du dessin de Raphaël a dans le monde entier la plus grande célébrité ; la plupart des gens imaginent que c’est à sa supériorité dans cette partie qu’il doit le trône de la peinture : les artistes les plus éclairés ne sont point de cet avis ; et l’on est souvent témoin de différends à ce sujet qu’on peut accorder aisément. Personne, en effet, ne posséda comme lui la justesse, la correction des pensées, celle des ordonnances générales, celle des mouvemens, des attitudes, de l’ensemble des figures ; dans la correction poétique, héroïque des détails il a encore surpassé tous les modernes ; mais dans cette partie, vue comme forme et fonction des muscles, Michel-Ange et d’autres aussi lui ont été sans doute supérieurs. Ses portraits cependant sont de la plus rare correction de forme, et personne n’a saisi comme lui les traits qui expriment les mouvemens de l’âme et sa juste physionomie. Qu’on se rappelle le portrait du cardinal Inghirami conservé au Musée Napoléon. D’autres auroient donné peut-être plus de saillie et de rondeur à la tête, auroient offert une plus exacte dégradation de couleur et de lumière ; mais qui auroit rendu avec autant de précision que lui ces traits fins, nobles, délicats qui nous font voir précisément un Italien, homme de qualité, et plein d’esprit, de feu et d’érudition.

Ce qui le caractérise encore est l’air de facilité de toutes ses conceptions ; la justesse de ses idées ne paroît point tenir à de longues combinaisons, et elles sont d’autant plus étonnantes qu’elles semblent produites par un mouvement spontané. Ses draperies sont larges, naturelles, elles ne sentent ni le mannequin ni même le modèle posé ; elles se meuvent, elles marchent, elles volent comme ses figures. C’est principalement par de beaux caractères de tête que Raphaël surpasse ses rivaux ; le seul Michel-Ange lui dispute quelquefois cette palme ; ce sont ces caractères divins des têtes de Raphaël qui excitent surtout l’enthousiasme dans ses tableaux ; ils ne sont point une imitation des formes de la sculpture des anciens ; ils sont toujours neufs, grands, vrais et variés en même temps. Ses expressions sont nobles, justes autant qu’énergiques : j’en prends à témoin ces magnifiques tapisseries, apportées d’Italie depuis la révolution, et suspendues, pendant un certain temps, aux murs du palais du Louvre ; j’en prends à témoin, dans le Massacre des Innocens, ces mères infortunées, terribles par leur désespoir, arrachant de tendres victimes aux bras sanglans de leurs assassins. Dans ses têtes de Vierge, quelle modestie ! quelle candeur et quelle dignité en même temps ! Lui seul a su joindre la physionomie auguste de la Divinité aux traits attendrissans de la pureté virginale.

Il réunit à la sensibilité, au naturel, au charme de Racine, la force et l’élévation de Corneille ; il s’élève à toutes les hauteurs, il prend tous les tons avec une telle facilité, avec une telle supériorité, qu’on diroit que chaque style est le seul où il excelle : soit qu’il nous transporte au milieu de l’assemblée imposante des philosophes d’Athènes, ou sur le sommet du Thabor aux pieds d’un Dieu rayonnant de lumière ; soit qu’il peigne l’Éternel séparant les élémens, ou de simples pêcheurs renversant les Dieux de l’univers ; ou qu’il fasse apparoître des esprits célestes chassant Héliodore du temple de Jérusalem ; soit qu’il peigne Jupiter irrité, ou qu’il l’offre à nos yeux caressant le fils de Vénus ; soit qu’il nous présente le dieu farouche des enfers, ou l’Amour et les Grâces et leur mère, ou sa jeune rivale aussi belle et plus touchante encore ; soit qu’avec Galathée il effleure la surface des ondes ; ou que précédé de la terreur et de la mort, il s’élance au milieu des batailles, son génie est toujours également et facile et sublime ; et lorsque semblable à l’aigle il s’élève au plus haut des cieux, il y plane sans effort.

Il est admirable encore dans ses fameuses arabesques du Vatican, dans lesquelles réunissant tous les genres divers, ses pinceaux, en se jouant, laissent échapper les formes les plus heureuses et les plus variées, où les caprices légers de l’imagination prennent de la grandeur, de la noblesse et de la vie. Raphaël n’a point dans la couleur et le clair-obscur la même supériorité qu’il a dans la composition et le dessin ; beaucoup d’artistes cependant, fanatisés par son talent, font des éloges excessifs de sa couleur même ; ils ne veulent pas convenir que ses ombres sont noires et opaques, que ses chairs n’ont point l’éclat et la transparence de la nature, et qu’il s’est peu occupé de l’harmonie de la couleur et de la lumière : en convenant de ce qui lui manque, on n’affoiblit point son éloge ; c’est, au contraire, prouver l’excellence des parties qu’il possédoit, puisqu’elles ont suffi pour l’élever à la première place. Cette partialité est pourtant excusable, elle est même naturelle ; une chose est toujours parfaite aux yeux de celui qu’elle transporte : l’amant qui aime passionnément voit-il quelque défaut dans l’objet de son amour ?

En parcourant une galerie de tableaux, lorsqu’une fois on a été vivement touché par les beautés d’un ouvrage de l’Apelle moderne, on est bien refroidi sur ceux de presque tous les autres peintres ; ce qu’on avoit admiré un instant avant ne fait plus aucune sensation ; et tout ce qui n’est qu’ordinaire et mortel est repoussé par un esprit rempli de beautés célestes : n’en doutons point, le plaisir que nous fait éprouver l’image de la noblesse, du sentiment et de la grâce est au-dessus de toutes les autres jouissances que peuvent nous procurer les arts.

Jeunes enthousiastes ! vous croyez pouvoir faire des tableaux ressemblans à ceux de Raphaël, en les imitant, en les dessinant long-temps et scrupuleusement ; vous vous trompez ; vous ne serez ainsi que des copistes obscurs ; élevez-vous, si vous pouvez, à la hauteur de son génie ; sentez, comme lui, la nature d’une manière sublime, et vous nous entraînerez, vous nous transporterez comme lui.

Quand on pense à la prodigieuse quantité des ouvrages de Raphaël, au nombre des beautés du premier ordre dont ils sont remplis, à son âme si belle, à l’âge où il fut enlevé au monde, on n’est pas étonné de l’idolâtrie que les amans de la peinture ont pour cet artiste divin. Si tout doit périr, et les productions des hommes et leurs noms ; s’il est vrai que tout ce qui fut la richesse, l’honneur et l’amour de tant de siècles doive disparoître pour jamais, le nom fameux de Raphaël est celui de tous les peintres modernes qui surnagera le plus long-temps sur l’océan terrible de l’oubli.