Observations sur quelques grands peintres/Léonard de Vinci

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LÉONARD DE VINCI.


Ce n’est pas une question bien décidée, de savoir si un homme naît un génie pour une chose seule, ou si avec une organisation qui le rend extraordinairement propre à une, il eût pu également réussir dans plusieurs. Il est probable qu’il y a des hommes nés pour exceller seulement dans une chose, et qui n’auroient pas eu la même supériorité dans une autre. On ne conçoit pas que Molière eût pu faire des ouvrages de plusieurs genres aussi étonnans que ses comédies. On n’imagine pas que La Fontaine eût pu faire rien au monde aussi bien que des Contes et des Fables. D’autres semblent avoir une organisation plus parfaite, ou distinguée par une autre espèce de perfection qui les rend propres à réussir dans beaucoup de choses également. Jamais homme ne fut plus fait pour être mis au nombre de ces êtres privilégiés que Léonard de Vinci. D’une beauté rare, d’une force extraordinaire, il étoit extrêmement adroit à tous les exercices du corps : il avoit l’esprit si délié et si étendu, qu’on imagine qu’il eût été un génie dans tout ce qu’il eût entrepris. Il triompha de tous ses rivaux dans la musique, en tirant des sons enchanteurs d’une lyre d’argent qu’il avoit faite lui-même en forme de crâne de cheval. Personne n’improvisa plus facilement que lui en poésie, et n’acquit plus de réputation dans ce genre singulier : il réussit dans la chimie, dans les mathématiques, dans l’astronomie et l’architecture. Parmi ses ouvrages de sculpture, on parle surtout d’un modèle de cheval colossal fait pour la statue d’un duc de Milan, chef-d’œuvre brisé au milieu du tumulte des guerres civiles. On sait que mécanicien distingué, il composa un automate ingénieux et bizarre, pour l’entrée de Louis XII à Milan. Comme ingénieur et architecte, triomphant de difficultés que l’on croyoit insurmontables, il a fait le canal de Morte Sana, qui porte les eaux de l’Adda jusque sous les murs de Milan. Cet ouvrage qui pourroit seul rendre un nom immortel, doit être placé parmi les plus importans de ceux de Léonard de Vinci.

Avide de toute espèce de science, à peine s’étoit-il profondément occupé d’une, qu’il en étoit détourné par le goût qu’il sentoit pour une autre ; il entassoit des connoissances bien moins pour le plaisir de les avoir, que pour celui de les acquérir ; et il cherchoit à tout savoir, non par ambition, mais entraîné par l’instinct vers tous les moyens que la nature lui avoit donnés pour être heureux. Cependant, comme il s’est adonné davantage à la peinture, c’est par elle qu’il a principalement acquis sa grande réputation. Ce fut lui qui contribua le plus à ramener, étendre et fixer le bon goût dans les arts : géant glorieux, il en débarrassa la carrière de tout ce qui empêchoit d’y courir ; les génies de Michel-Ange et de Raphaël purent la parcourir sans peine ; pour entrer dans la lice, le goût n’ouvrit la barrière qu’aux bons esprits et aux hommes éclairés ; on n’y trouva d’autre but que la gloire ; les seuls juges y furent la science, l’équité ; et le prix des vainqueurs, fut l’estime éternelle.

Un des caractères distinctifs du talent de Léonard de Vinci, est un dessin savant, où il cherche la beauté dans la nature même, sans la prendre dans les statues antiques : il s’est approché du goût des anciens sans les copier mais en s’y prenant comme eux, et comme eux il a tout à la fois la noblesse, la vérité, la grâce et l’énergie : terrible quand il peint les combats, il est rempli d’un charme céleste lorsqu’il offre des anges et des vierges. C’est dans la nature qu’il a cherché, qu’il a trouvé les véritables sources de l’expression ; et c’est par des observations profondes comme anatomiste et comme philosophe, qu’il est arrivé au sublime de cette partie. S’associant dans ses études avec un célèbre médecin de Pavie, il débarrassa l’anatomie des ténèbres dont elle étoit enveloppée ; ils publièrent ensemble des traités, qui avancèrent prodigieusement cette science. L’idée qu’il s’étoit faite de toute la puissance de son art, l’a rendu difficile et long dans ses ouvrages ; jamais ils ne lui paroissoient assez terminés ; jamais il ne pouvoit transporter sur la toile tout ce qui se présentoit à son âme. Il ne croyoit pas que la grandeur, la beauté des pensées le dispensât de la beauté du fini ; et un de ses caractères distinctifs, est d’avoir réuni la chaleur de la composition et de l’expression, au fini extraordinaire des détails : voilà pourquoi plusieurs de ses ouvrages n’ont point été terminés. Son corps, tout vigoureux qu’il étoit, ne pouvoit supporter les efforts constant exigés par son esprit, pour arriver à la perfection qu’il cherchoit. Le désir de terminer et d’arrondir les objets lui fit prendre une manière souvent un peu trop polie ; et c’est un des caractères de la physionomie de son talent : une couleur trop également violette est encore une des choses qui le distinguent ; comme elle est ménagée avec beaucoup d’art, elle a une harmonie imposante, et a trouvé des imitateurs (on chérit jusqu’aux défauts de ceux qu’on aime) ; elle n’est pas moins défectueuse puisqu’elle est fausse. Peut-être le temps a-t-il enlevé à ses ouvrages une partie de leur fraîcheur ; peut-être n’avoit-on pas encore trouvé les moyens de rendre aussi durable qu’on l’a fait depuis, l’éclat de la peinture à l’huile, alors nouvellement inventée. Sans doute, les éloges donnés jadis à sa fameuse Gioconde étoient bien exagérés, ou elle a perdu ce charme de coloris tant célébré par Vasari, ou l’art a gagné beaucoup depuis pour la vérité, pour la fraîcheur et la richesse de la couleur.

On ne peut disconvenir, cependant, que ce ne soit un ouvrage admirable, dans tout ce qui a du rapport au dessin ; il étonne surtout par le fini extraordinaire de la dégradation de la lumière : la tête, pleine de vie, a de la beauté et une expression qui entraîne ; les mains sont d’une beauté parfaite ; ni Raphaël, ni tous les modernes, ni les statues antiques n’offrent des mains d’un choix plus heureux de forme. Son tableau de la Cène est la plus puissante preuve de la délicatesse et de la grandeur de son sentiment : c’est le plus renommé de ses ouvrages, celui qui donne une plus juste idée de ce que son génie sentoit, et de ce qu’il pouvoit exécuter ; là, on trouve toujours la vérité unie à la beauté, les expressions les plus justes et les plus fortes ; là, on est saisi par le sublime de l’ensemble et par celui des détails : les personnages sont assis, à table, presque sur la même ligne, et la composition a du mouvement et de la variété. Il a choisi l’instant où Jésus-Christ annonce à ses Apôtres qu’il doit être trahi par l’un d’eux : ce fait est l’action du tableau. Les traits du Christ sont les traits majestueux d’un Dieu. L’artiste a si bien donné aux Apôtres la forme, l’expression, le caractère qui leur est propre, qu’on diroit qu’ils sont venus l’un après l’autre lui servir de modèle. Ils ont de la dignité, mais ce n’est que celle des hommes ordinaires ; bien qu’ils soient affectés du même sentiment, ils s’expriment tous d’une façon différente. Cette admirable production a placé son auteur au rang des premiers génies de la peinture, quoique ceux qui occupent la même place aient produit un plus grand nombre d’ouvrages que lui : on le révère par elle, on le révère encore par toutes celles qu’il étoit en état de créer. Ce chef-d’œuvre, altéré depuis long-temps, ne laissera bientôt que des restes difficiles à apercevoir ; tant d’écrivains en ont parlé, qu’il sera également célèbre lorsqu’il sera anéanti ; il aura même un nouvel intérêt, par les regrets qu’il inspirera : que dis-je ? il ne sera point entièrement détruit, puisqu’on en conserve des copies, soit en peinture, soit en dessin[1], qui pourront le représenter encore. Une très-belle estampe, nouvellement gravée par un des plus habiles artistes de l’Europe, en fera triompher du temps les parties de la peinture qui ne tiennent pas à la couleur : les ouvrages de Léonard de Vinci, fussent-ils tous effacés, cette estampe seule suffit pour soutenir sa réputation du plus savant peintre qui ait, sans doute, jamais existé.

Son Traité sur la Peinture, le plus estimé des livres de ce genre, est aussi un de ses plus fameux ouvrages : on ne sauroit en faire mieux l’éloge, qu’en disant que le Poussin a voulu lui-même en dessiner les figures, et que ce savant homme avouoit qu’il lui devoit une partie des connoissances qui l’ont rendu si célèbre. Tout ce qui se pratique de bon dans nos Écoles, se rencontre dans ce livre : parmi beaucoup de choses inutiles, impraticables même, on y voit qu’il faut peindre d’après nature autant qu’il est possible, qu’on doit choisir ce qu’elle a de plus beau, que ce beau doit être varié, que pour arriver à son imitation, il faut savoir la perspective, l’anatomie, connoître les effets de la lumière, étudier l’histoire et les différentes passions des hommes. En apprenant plus de choses, peut-être d’immenses volumes pourroient devenir plus dangereux qu’utiles. Pourquoi faut-il que les hommes aient besoin qu’on leur répète des vérités si claires ? mais ils sont ainsi faits ; il en est de si essentielles en tout, qu’on ne sauroit trop les leur répéter, et on le doit d’autant plus qu’ils les oublient si aisément. Si quelques exemplaires de son livre peuvent échapper aux âges destructeurs, par lui les sources des arts seront conservées, et par lui l’avenir pourra les ranimer encore.

La mort même de Léonard de Vinci a beaucoup de célébrité : on sait qu’il termina sa longue carrière entre les bras de François premier. Quoi de plus attachant, en effet, qu’un vieillard illustre expirant sur le sein d’un roi fameux, qu’un mourant vénérable, dont le dernier soupir est un acte de reconnaissance ! Ce tableau a été décrit par tant d’écrivains, et peint avec tant de succès par un[2] artiste moderne, qu’il ne pourra jamais être oublié.



  1. M. Dutertre en a fait un dessin très-beau et très-fidèle ; il a pris aussi des calques de toutes les têtes, et qui viennent d’être gravés.
  2. M. Ménageot.