Observations sur quelques grands peintres/Corrège


CORRÈGE.


Le Corrège est aux grâces, ce que Michel-Ange est au terrible. « Plus douces que le miel, dit Homère, les paroles de Nestor couloient de sa bouche. » Plus douces que les rayons d’un beau jour, les teintes brillantes et harmonieuses, les formes remplies de charme couloient du pinceau moelleux du Corrège. Sa belle manière lui est si particulière, elle est si éloignée de tous les principes connus, qu’elle ne peut servir de guide en rien, qu’on ne sauroit la décrire, ni en découvrir la source. Eh ! peut-on décrire les grâces ? peut-on déterminer ce qu’elles sont et ce qui les fait naître ?

S’il étoit certain que toutes les planètes fussent habitées, et s’il étoit possible de concevoir quelque communication entre leurs habitans et nous, on croiroit aisément que les tableaux du Corrège ne sont pas les ouvrages d’un peintre de la terre : il est incorrect ; et peut-être seroit-il permis de dire que son incorrection même est quelquefois une beauté, puisqu’elle est une des causes de ses grâces. Sa couleur est admirable par la vérité, par la force, l’harmonie, et par je ne sais quoi de poétique qui séduit d’autant plus qu’il ne se trouve que dans ses ouvrages, et qu’on ne peut l’imiter. Sa belle entente du clair-obscur étonne aussi d’autant plus qu’on ne peut découvrir ce qui en fait la magie : personne n’offre mieux que lui cette beauté divine, que quelques-uns appellent idéale, qui ne se trouve que rarement dans la nature, et que le goût, l’instinct savent sentir, choisir et imiter ; il la présente sans paroître s’en être occupé.

On peut douter qu’il fût savant, et ses ouvrages semblent avoir, presque toujours, tout ce que cherche la science. Son maître fut si inconnu, qu’on dit qu’il n’en eût aucun ; il ne sortit pas de Parme et de ses environs ; s’il fut à Rome pour voir les ouvrages de Raphaël, son séjour n’y fut pas long, et son talent étoit alors formé ; il a bien peu étudié les restes de la belle antiquité ; les formes nobles de ses têtes enchanteresses ne ressemblent point du tout à celles des statues grecques : n’en doutons point, le charme extraordinaire de ses ouvrages vient de la manière gracieuse, neuve, grande, avec laquelle son instinct heureux plutôt que sa science lui faisoit imiter la nature ; ce fut ce puissant instinct qui le fit s’écrier en voyant les tableaux de Raphaël : « Anch’ io son pittore ; et moi aussi je suis peintre. » Oui, tu l’es, homme divin, et tu ne le serois pas davantage, quand tu aurois vu plus tôt ces prodiges qui t’apprennent à te rendre justice.

Il n’est peut-être pas aisé de déterminer jusqu’à quel degré la science est nécessaire dans les beaux-arts ; ce qu’on peut assurer, au moins, c’est qu’elle ne doit être que l’instrument du génie, et qu’il faut qu’elle soit en proportion de ses forces. Les armes trop pesantes des guerriers servent mal leur courage, et nuisent à leurs victoires. La science trop profonde embarrasse, arrête, accable le génie, et nous ne sommes jamais grands par ce que nous savons, mais par ce que nous sentons.

Les caractères très-distinctifs du talent du Corrège sont la grâce, une extrême intelligence du clair-obscur et une originalité parfaite. On sent bien qu’avec son espèce de sentiment d’imiter la nature, et son pinceau si flatteur et si doux, il devoit mieux peindre les chairs que les draperies, et bien mieux les femmes que les hommes. Quand il a eu occasion d’offrir de vives expressions, ce qui lui est arrivé rarement, il les a rendues avec autant de finesse que d’énergie. Il a peint le plafond de la coupole de Parme : c’est son plus vaste et son plus célèbre ouvrage ; les éloges qu’on en a faits dans tous les temps, prouvent son incontestable mérite ; ce qui le prouve plus encore, ce sont les études qu’en ont faites tant d’habiles artistes, c’est le respect, l’amour que portoit à cette belle conception Lanfranc, né particulièrement pour ce genre de peinture ; et c’est surtout l’enthousiasme qu’elle fit naître dans l’âme d’Annibal Carrache, qui écrivit à Louis Carrache d’engager Augustin à venir le joindre à Parme, l’assurant qu’ils ne pourroient jamais trouver une meilleure École que les ouvrages du Corrège, où tout étoit à la fois grand et gracieux. Le temps a presque effacé cette fameuse production, qui n’aura d’immortel que le souvenir ; et aujourd’hui nous ne pouvons guère juger le Corrège que sur quelques tableaux de peu de figures, mais auxquels il a donné tant de beauté, qu’ils ont une valeur inappréciable ; ils ressemblent à ces gros diamans, rares merveilles de la nature, que les trésors des souverains peuvent à peine payer : son tableau d’Anthiope est de ce genre ; on ne sauroit analiser la cause de l’admiration qu’il excite ; elle est commandée par une harmonie, par un attrait qui séduit en même temps, et les yeux, et l’esprit, et le cœur, et qu’on ne trouve nulle part ; l’artiste qui n’en est pas subjugué peut critiquer, peut avoir beaucoup à reprendre dans le dessin ; au nom de l’anatomie, il peut faire de justes reproches, même à la belle Anthiope ; laissons-le s’applaudir de ses connoissances et de la délicatesse de son goût ; il prouve seulement que lorsqu’un ouvrage a des beautés si puissantes, peu importe peut-être qu’il ait ou qu’il n’ait pas de défauts. Tout ce qui charme le plus dans la peinture, se trouve au suprême degré dans son tableau connu sous le nom du Saint Jérôme : l’harmonie, la richesse de la couleur, la magie du clair-obscur, la justesse de l’expression, le pouvoir des grâces sont réunis dans ce chef-d’œuvre, un des plus célèbres du monde.

La Volupté, créée par les pinceaux heureux du Corrège, a une physionomie céleste ; en touchant les sens, elle inspire le respect. On croiroit qu’il ait peint l’Amour dans les premiers jours qu’il est descendu sur la terre ; les peintures douces et nobles qu’il nous en a laissées, sont les images des premières amours des hommes.