Observations sur quelques grands peintres/Claude le Lorrain

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CLAUDE LE LORRAIN.


Claude le Lorrain est un de ces phénomènes dont on connoît peu d’exemples, et qui prouvent que des êtres obscurs eussent été des génies du premier ordre, si les occasions les avoient mis à leur place. Cet homme extraordinaire peut à peine être un mauvais pâtissier ; le hasard l’entraîne à Rome ; le hasard le fait domestique chez un peintre médiocre, qui lui donne quelques leçons de perspective, afin qu’il puisse l’aider dans son travail. Claude le Lorrain a d’abord beaucoup de peine et point de goût ; son maître l’excite par l’attrait du gain ; ce nouvel espoir l’encourage, il fait de nouveaux efforts, et le voile épais étendu sur son esprit est déchiré : il lit dans la nature ses secrets les plus cachés, il passe les journées entières dans les campagnes, il les dessine, il les peint, il les apprend par cœur ; il étudie la lumière dans les différentes heures du jour, il raisonne sur ses effets comme un physicien consommé, et à force d’étude et de méditations, il parvient à faire des tableaux qui lui ont donné la première place parmi les peintres de paysage de toutes les nations ; et sa réputation, qui n’a fait que croître depuis sa mort, augmente encore chaque jour. Les caractères qui distinguent son talent, sont d’entendre, mieux que personne, la perspective aérienne, d’offrir toute la profondeur de l’espace, d’avoir approché de plus près de la couleur inimitable de la lumière, et surtout d’avoir rendu, sans sacrifices affectés, l’harmonie parfaite de la nature.

Il n’a point cherché à imiter ses mouvemens extraordinaires, ses fiers contrastes, les grands effets qui étonnent, et qui sont de tous les plus faciles à saisir ; il n’a point craint de peindre les momens du jour les plus difficiles à rendre : dans un ciel sans nuages, il fait voir le soleil s’élançant du sein des mers ; il le fait voir déjà élevé dans sa carrière, remplissant les vastes campagnes des flots éblouissans de ses feux. Un des caractères distinctifs de Claude le Lorrain, est de ne peindre que des paysages héroïques, des sites nobles, les plus beaux lieux du monde, et de leur donner tant de vérité, qu’on diroit qu’ils ne sont que des portraits exacts de la nature. Il devoit cet avantage aux belles contrées qu’il habitoit, et à sa manière grande et naïve de copier ce qu’il voyoit. Aucun peintre d’aucun temps, d’aucune nation, n’a réuni autant de vérité à des formes aussi imposantes : pourquoi des lieux si beaux ne sont-ils pas la demeure de plus dignes habitans ? Soit qu’il peignît lui-même ses figures, soit qu’il les fît faire par d’autres artistes, elles n’ont pas le caractère de ses paysages, qui semblent destinés à être habités par les sages, les héros, les pasteurs antiques du Poussin. Dans ses marines admirables, on ne voit guère que des ports, bien rarement des tempêtes ; et il sentoit bien mieux le calme attendrissant de la nature, que son désordre majestueux.

Le genre du paysage est, sans contredit, un de ceux qui prouvent le mieux le charme et le pouvoir de la peinture. Si le paysagiste n’offre pas les riches intérieurs des palais fastueux, il peint les cabanes des bergers, asiles du repos, l’immensité des airs, le Dieu de la lumière, et la lune régnant sur les paisibles nuits ; il peint ces arbres, touchantes et superbes productions de la nature, qui, cent ans, embellissent la terre, et qui n’emportent en tombant que des regrets.

Dans les grandes villes, l’homme exilé loin de la nature semble être condamné à ne plus la revoir ; la peinture vient le consoler, elle renverse les murailles qui le renferment, elle lui porte les riantes campagnes ; il croit entendre les flûtes des pasteurs ; il revoit des ruisseaux, des champs, des moissons, des troupeaux, des prés couverts de fleurs, et dans sa prison même, il voit encore le lever du soleil. Eh ! quel peintre eut jamais plus de droits à notre reconnoissance que Claude le Lorrain ? qui mieux que lui sait nous transporter à l’ombre des bois silencieux, aux bords solitaires des lacs brillans comme les cieux qu’ils réfléchissent ? qui mieux que lui nous fait voir cet air pur que nous ne respirons plus, nous offre l’innocence et la paix qui n’habitent que dans les champs fortunés, et dont l’image porte encore dans nos âmes de si doux souvenirs ?

Ô vous, jeunes élèves, qui vous sentez entraînés par le plaisir de peindre le paysage, si véritablement vous reçûtes, en naissant, l’instinct, le feu sacré qui fait les grands artistes, quittez, quittez vos froides Écoles : eh ! que sont toutes leurs leçons devant l’amas immense des richesses de la nature ! Près de son langage sublime, que sont leurs préceptes usés ! Fuyez dans les campagnes, volez aux pieds des monts ; là, sont les vrais, les seuls principes du beau ; vous les verrez partout écrits par une éternelle main ; c’est là que tout est grandeur, proportion, harmonie ; c’est là que ravis, embrasés à la vue de tant de tableaux divins, vous vaincrez sans effort tous les peintres vos rivaux ; et prenant dans votre art la même route que Claude le Lorrain, peut-être vous deviendrez illustres, immortels comme lui.