Observations sur quelques grands peintres/Salvator Rosa


SALVATOR ROSA.


Une fierté sauvage, une bizarre, dure et brûlante énergie, une sorte de barbarie dans les pensées, et dans la manière de les rendre, sont les caractères distinctifs de Salvator Rosa. Jamais il ne sentit ce que la nature a d’aimable, de doux, d’attendrissant ; il y vit ce qu’elle a de singulier, d’extraordinaire, d’effrayant. On connoît de lui des tableaux de presque tous les genres. Son dessin incorrect est plein de chaleur et de vie ; sa couleur, qui est souvent belle, et qui plus souvent n’est pas d’une grande recherche de tons, est toujours forte et vigoureuse, et convient parfaitement au style général de ses tableaux. Ses lignes principales sont contrastées hardiment, fortement, durement : le même caractère est dans les détails, ainsi que dans l’ensemble. Il n’a choisi, dans les campagnes, que des sites sauvages, piquans par une effrayante nouveauté ; il ne peint jamais des plaines riantes, de riches vallons ; il peint d’arides déserts, de tristes rochers ; il choisit les plus affreux, et s’ils ne le sont pas, ils le deviennent par la manière dont il les rend.

Ses arbres ne sont point revêtus de cet épais et vert feuillage, dont l’ombre est l’asile des bergers et des troupeaux. Il a peint ces troncs immenses, qui portent dans leurs formes terribles, l’empreinte des ans et des tempêtes : sur leurs cimes nues, élevées, se reposent les aigles et les vautours ; ils ressemblent à ces grands vaisseaux long-temps tourmentés par les vents et par les combats, qui sur les mers bruyantes élèvent orgueilleusement leurs mâts dépouillés. En admirant ses paysages pittoresques, on ne désire jamais d’habiter de pareilles demeures : soit par le choix qu’il a fait des sites, soit par la manière de les imiter, ils ressemblent toujours à ces lieux favorables aux assassinats, à ces chemins écartés de toute habitation, où l’on ne passe jamais la nuit, et que le jour on traverse avec rapidité, sur lesquels on trouve exposé des restes de fameux brigands, sur lesquels on vous dit : « là, un voyageur fut égorgé ; là, son corps sanglant fut traîné et jeté dans les précipices. » Combien sont différentes ces belles solitudes, peintes par Claude le Lorrain, où le voyageur charmé ne connoît d’autre crainte que celle de les quitter, dans lesquelles les troupeaux peuvent, en assurance, paître des herbes salutaires, et s’abreuver d’eaux limpides et pures ; où tous les objets empreints d’une teinte de bonheur, retracent la douce image des jardins paisibles d’Éden !

Dans le choix de tous ses sujets, Salvator Rosa est encore le même. Peint-il des sujets historiques ! c’est Régulus enfermé dans un tonneau hérissé de clous ; c’est le tyran Policrate, si fameux par ses richesses, attaché à un infâme gibet. Peint-il la religion chrétienne ou juive ! il fait voir le supplice horrible d’un martyr, et l’ombre de Samuël apparoissant à Saul épouvanté. Veut-il retracer la riche et brillante mythologie ! il choisit Glaucus et Sylla, ou Jason assoupissant par une liqueur un monstre moins effroyable que lui ; il choisit les Tytans, épouvantables enfans de la Terre, foudroyés, précipités, écrasés sous des rochers.

Si quelquefois il veut peindre des objets plus aimables, ils cessent de l’être par la manière dont il les rend. S’il offre Saint Jean annonçant la venue d’un Dieu sauveur du monde, ou Platon par ses hautes leçons guidant de jeunes cœurs vers la sagesse et la vertu ; les philosophes, le saint inspiré et les hommes simples qui l’écoutent, ressemblent à des voleurs de grands chemins.

La vue de ses ouvrages fait réfléchir et rêver sombrement ; et chez lui, la philosophie ne présente jamais que de dures vérités. Au milieu de tombeaux solitaires et ruinés, il a peint Démocrite environné d’ossemens d’hommes et d’animaux de toute espèce, ensemble confondus. Le philosophe les regarde avec un rire amer, et, la tête appuyée sur sa main, il semble dire : « hommes insensés, peut-on ne pas rire de vos innombrables projets, en voyant comment ils finissent ? »

On conçoit aisément qu’un tel homme devoit bien peindre des batailles ; c’est aussi dans ce genre qu’il a principalement excellé, c’est là que se déploie avec aisance l’énergique et originale âpreté de son caractère. Sa grande Bataille, conservée au Musée Napoléon, est surtout un ouvrage admirable : une poésie de carnage anime la scène ; les ruines solitaires d’un palais, une vaste et aride plaine, des montagnes sauvages, le ciel, tous les objets de ce tableau ont un aspect funeste, et semblent avoir été faits pour ne retentir que de cris funèbres. La dureté de la couleur, la fierté de la manière de peindre font un accord parfait avec la vive et féroce expression des figures. La Discorde et la Rage y triomphent au milieu des maux qu’elles font : la soif dévorante du sang embrase tous les combattans ; et jamais, sur un théâtre de carnage, les blessures et la mort ne furent présentées plus terribles et plus affreuses.

Salvator Rosa a de la réputation comme poëte ; on sent bien que sa muse a dû s’abreuver d’amertume et de fiel ; aussi ne connoît-on de lui que des satires ; elles sont très-mordantes, et estimées encore en Italie.

La plupart des figures qu’il a placées dans ses tableaux, et principalement dans ses paysages, sont des guerriers ajustés d’une manière singulière et nouvelle, d’un costume qui tient de plusieurs, et qui ne ressemble à aucun ; ils nous offrent l’image des sbires, des contrebandiers et des voleurs. Il a gravé lui-même à l’eau-forte, avec beaucoup d’esprit, une suite de ces bizarres héros.

Ses ouvrages plaisent surtout par une teinte de merveilleux noir ; les hommes aiment le merveilleux, de quelque couleur qu’il soit ; ils courent ça et là, ils s’agitent, se tourmentent pour fuir l’ennui : ils se précipitent et vont étouffer pour voir une tragédie qui les déchire, quoique bien souvent ils n’y gagnent que de funestes idées. On risque moins avec la peinture ; le remède est presque toujours plus près du mal. Une galerie de tableaux rassemble les images de toute sorte d’objets ; les uns effacent les impressions que les autres ont faites ; les sanglans et féroces guerriers de Salvator Rosa peuvent s’enfuir devant un groupe des Amours de l’Albane.

Présenter aux hommes la nature, n’importe de quelle espèce, et la leur présenter d’une manière bien nouvelle, voilà ce qu’ils exigent absolument, à ce prix seul ils accordent une durable célébrité ; et parce que Salvator Rosa a rempli ces conditions, il a une réputation que vainement on voudroit lui disputer.