Observations inédites sur l’état de la Grèce en 1829/03

OBSERVATIONS INÉDITES
SUR
L’ÉTAT DE LA GRÈCE EN 1829.


(Par M. S… de D…)

§ III. ETAT MILITAIRE.

J’ai réservé pour un article à part le tableau de l’état militaire de la Grèce, des ressources dont elle dispose, et de l’emploi qu’elle en fait dans la guerre contre les Turcs. Cette question embrasse plusieurs parties que je passerai successivement en revue. Je parlerai d’abord de la composition des bandes irrégulières grecques, du genre de guerre qui leur est habituel, des essais qu’on a faits, à plusieurs reprises, pour organiser des corps réguliers, enfin de ce qu’a tenté le gouvernement actuel pour l’armée.

Bandes irrégulières.

J’ai dit plus haut que, lorsque la révolution avait éclaté, les Grecs avaient été obligés d’adopter le genre de guerre des montagnards.

Le palikare, qui n’a aucune idée d’organisation sociale, ne voit dans la guerre qu’une occasion de licence. Il se regarde comme parfaitement libre de toutes ses actions, ne fait que ce qu’il veut, et ne connaît d’autre guide que ses caprices ou son intérêt. Il ne dépend de qui que ce soit, et s’il veut bien prendre un chef, il ne lui reste attaché que comme et autant que cela lui plaît. Il s’en passerait volontiers, s’il ne sentait, pour son intérêt et pour sa propre conservation, la nécessité d’appartenir à une réunion d’hommes. Mais il la choisit et la quitte suivant les circonstances, ou suivant son humeur. Le seul bien qui puisse la maintenir est la perspective de l’argent ou du pillage, celle du danger l’aura bientôt dissoute. Nous en avons eu mille exemples dans la guerre actuelle. On annonçait pompeusement une expédition militaire, une armée formidable. L’instant d’après, on était tout étonné d’apprendre qu’elle n’existait déjà plus ; on aurait pu croire qu’une bataille l’avait anéantie. Cette désertion provenait tout simplement du caprice des soldats, de l’attrait du pillage, enfin de mille raisons dont aucune ne tenait à la guerre. Cependant les Grecs, qui savent fort bien tout ce qu’on peut faire avec des bulletins, n’en retraçaient pas moins à l’Europe une longue série de victoires. L’armée grecque avait conquis une province, c’est-à-dire qu’elle parcourait les montagnes, lorsque les Turcs étaient loin de là, ou se tenaient dans leurs villes ; elle était entrée d’assaut dans une forteresse imposante, c’est-à-dire que les Turcs, réduits par la faim, avaient abandonné une bicoque ; elle avait enlevé une position inexpugnable, sous un feu terrible, c’est-à-dire qu’elle avait mis des jours entiers pour forcer un méchant poste ; les Grecs avaient opéré un mouvement de concentration, c’est-à-dire qu’ils se sauvaient ; ils avaient pris des cantonnemens, c’est-à-dire qu’ils s’étaient dispersés pour piller. C’est sans aucune exagération que je donne ici le dictionnaire des bulletins grecs, et l’événement a toujours prouvé que c’était ainsi qu’il fallait les entendre. Je pourrais en citer une foule d’exemples. Parlerai-je de ce qu’a fait l’année dernière l’armée du prince Ypsilanti ? Elle est entrée en Roumélie, au commencement de novembre 1828, au nombre de 6,000 hommes ; elle s’est bien gardé de se porter sur Athènes, défendue par 2,700 Musulmans, Athènes dont la possession est si importante pour la Grèce ; loin de là, elle s’est étendue dans les montagnes du Parnasse où il n’y avait pas un seul ennemi. Une cinquantaine de Turcs qui étaient à Salone, mauvaise bicoque tout ouverte, se sont repliés sur Livadie ; de suite un bulletin pompeux où on annonce la prise de cette forteresse, dans laquelle on a trouvé des canons, des munitions, etc. Cependant 4 ou 500 Turcs sont encore aux environs de Livadie et de Thèbes ; ils ont suffi pour tenir jusqu’à présent toute l’armée grecque en échec, et quoiqu’ils ne puissent recevoir leurs vivres que de Négrepont, celle-ci n’a pu encore leur couper cette communication. J’entends dire aujourd’hui qu’il est fort à regretter que les Thermopyles n’aient pu être occupées. C’était cependant le plan qu’on avait tracé aux Grecs. Le but était d’empêcher l’arrivage des convois de la Thessalie dans l’Attique. Les Grecs n’y sont point parvenus, et ce sont les 500 Turcs de Livadie, qui ne peuvent avoir l’appui d’aucune place, qui les en ont empêchés jusqu’à présent.

Je vois des bulletins nous annoncer que les Grecs ont enlevé une position inexpugnable ; qu’à la vérité il ne s’y trouvait point d’ennemis, mais que la valeur des troupes n’en est pas moins digne d’éloges. Une autre fois je vois qu’ils ont combattu pendant quatre heures, sous le feu le plus terrible ; le résultat de cette bataille sanglante est un blessé.

Parlerai-je de la prise de Napoli de Romanie en 1823, qui a retenti dans toute l’Europe ? Les Turcs, pris au dépourvu, avaient été réduits par la faim à de telles extrémités, que neuf hommes étaient restés seuls pour défendre la Palamide. Des milliers de Grecs n’en attendaient pas moins patiemment dans la plaine que la mort du dernier Turc vînt leur ouvrir les portes de la citadelle. Une vieille femme s’en échappa, et vint annoncer aux Grecs le point où en était la garnison. C’est alors seulement qu’ils se hasardent à tenter une escalade de nuit. Les neuf malheureux, qui pouvaient à peine se mouvoir, sont égorgés sans se défendre, et l’intrépidité des Grecs ne tarde pas à être célébrée dans tous les journaux de l’Europe. Je tiens le fait que je raconte ici des Grecs eux-mêmes.

Parlerai-je encore de la célèbre bataille des Moulins, où une poignée de Grecs a arrêté toute l’armée d’Ibrahim ? Les assaillans étaient un bataillon égyptien envoyé en reconnaissance. Les Grecs prirent position derrière les nombreuses coupures que présente la position resserrée des Moulins, pendant que leurs chaloupes canonnières les protégeaient de leur feu. Quelques coups de fusils furent échangés de part et d’autre, et en si petit nombre, que le seul blessé du côté des Grecs eut la main percée d’une balle ; un des tirailleurs égyptiens fut tué, et leur bataillon ne continua pas plus loin sa reconnaissance. C’est le tort qu’il eut, car s’il avait poussé la moindre pointe, il est hors de doute que les Grecs eussent été culbutés. Dans la soirée, ils se retirèrent à Napoli par la mer, et ne manquèrent pas de faire les plus beaux récits de leur résistance héroïque. Comment l’Europe n’y aurait-elle pas été trompée ? L’agent qu’un des principaux comités philhelléniques entretenait à Napoli en rédigea un rapport magnifique, qu’il montra à un officier français qui avait aussi été témoin de l’affaire. Ce dernier crut d’abord que c’était une mystification, mais il fut bientôt détrompé : l’agent lui avoua ingénument qu’il savait bien que son rapport contenait tout autre chose que la vérité, mais que s’il la disait, on lui en saurait peu de gré, et qu’il préférait n’annoncer à ses commettans que ce qu’ils aimeraient apprendre.

Enfin, rappellerai-je tout ce qu’on a dit en Europe au sujet du fameux siége de Missolonghi ? J’ai déjà raconté par quel motif la flotte avait abandonné sa croisière, et avait laissé tomber entre les mains des assiégeans tous les convois qu’on y envoyait ; comment ceux qui commandaient dans la place avaient vendu aux Turcs ses approvisionnemens, et leur avaient ainsi fourni les moyens de continuer le siége. Néanmoins les soldats tenaient bon et se défendaient avec vigueur ; il est vrai qu’ils s’entendent assez bien à la défense des retranchemens, et que c’est dans ces seules occasions qu’ils montrent de la fermeté. Mais le défaut de vivres les obligea bientôt de céder. Ils formèrent alors deux colonnes : la première, composée de tous les hommes valides, fit, de nuit, une trouée à travers le camp des Turcs, et gagna les montagnes sans avoir perdu un seul homme ; l’autre, composée des femmes, des enfans, des vieillards, des blessés, s’efforça de suivre la première, mais elle était abandonnée à elle-même ; personne ne songea à protéger sa retraite, et elle tomba entre les mains des Turcs. Cependant quels beaux traits d’héroïsme n’avons-nous pas vus dans les journaux ! Pour peu qu’il y eût alors vraiment de l’héroïsme, c’était le cas de laisser avec ces malheureux une escorte qui, en ralentissant la poursuite des Turcs, aurait permis à quelques-uns du moins de s’échapper. Mais les palikares s’en inquiétaient fort peu ; ils étaient sûrs de se retirer sains et saufs, et ce n’était point pour des femmes et des enfans qu’ils se souciaient de s’exposer.

J’ai voulu citer avec détail ce petit nombre d’exemples, pour donner une idée du degré de confiance que nous devons dorénavant accorder aux bulletins grecs. Chaque jour écoulé depuis le commencement de la guerre jusqu’à ce moment aurait pu m’en fournir de pareils. L’exagération est déjà un trait bien marqué du caractère des Grecs, et quand ils savent d’avance comment elle sera reçue, et l’effet qu’elle produira, nous devons nous attendre à ce qu’ils ne ménagent en rien notre goût pour le merveilleux.

Il est temps maintenant de dire comment l’armée grecque se compose, et comment elle s’est recrutée jusqu’à l’établissement du gouvernement actuel, qui ne date encore que de deux ans. Nous avons vu que les bandits des montagnes en ont été le premier noyau, et autour d’eux sont venus se grouper ceux qui avaient pris les armes pour la cause de l’indépendance, et ceux que la misère a ensuite obligés à les prendre comme dernière ressource. Prenons un corps d’armée à son origine. Un palikare veut être chef de bande ; s’il a de l’audace, de l’impudence et quelques piastres, son chemin sera bientôt fait. Il commence par rassembler autour de lui quelques bandits, à qui il fait de petites avances ; il se promène alors, précédé par son drapeau, dans les campagnes, fait publier ses hauts faits, les promesses qu’il prodigue à ceux qui voudront se réunir à lui, et invite tous les hommes de bonne volonté à se joindre à sa bande. Quand il en a formé une petite troupe, il va se présenter au gouvernement, lui déclare qu’il a un millier d’hommes à sa disposition, en demande la solde, ainsi qu’une commission de général pour lui. La commission est facilement accordée ; la solde éprouve plus de difficultés. Celui qui est chargé des recrues élèvera quelques doutes sur l’effectif du corps ; on les apaisera facilement en le faisant entrer dans le partage. Celui qui est chargé de délivrer les fonds élèvera des doutes à son tour ; on les fera taire par le même moyen, et, après tous ces sacrifices, le général aura encore pour lui une très-belle part du butin. Mais il se gardera bien de donner à sa troupe ce qui lui est dû. Par compensation, il l’emmènera courir les villages, lui donnera libre permission de piller, lèvera partout des contributions, et, en peu d’instans, il aura si bien ruiné le pays, que les habitans n’auront plus aucune ressource. Ceux qui sont capables de porter un fusil se joindront à la bande, car ils aimeront bien mieux aller se dédommager ailleurs des maux qu’ils auront soufferts, que d’attendre chez eux de nouvelles exactions et de nouveaux pillages. La bande grossit ainsi rapidement ; mais elle grossit bien plus encore dans les comptes du gouvernement. Les plus honnêtes se contentent de gagner le double ou le triple sur les finances ; mais pour la plupart, il n’est pas d’exagération à laquelle ils ne se livrent, et ce scandale est parfaitement public ; il n’est personne qui n’avoue les bénéfices qu’il a faits à ce trafic infâme. C’est ainsi que la Grèce a payé jusqu’à 80,000 combattans, quand à aucune époque il n’y en a eu plus de 15,000 sous les armes. Encore aujourd’hui, les contrôles de l’armée grecque comptent 16,800 officiers supérieurs, dans le nombre desquels se trouvent 3 à 400 généraux.

Le gouvernement actuel a fait cesser ces désordres. On ne voit plus de bandes parcourir l’intérieur du pays pour le piller à volonté[1], elles ne se recrutent plus comme elles le faisaient jadis, et ceux qui les composent aujourd’hui sont les mêmes hommes qui ont déjà pris le métier de palikares, et que l’habitude, la perspective du pillage sur les Turcs, le désœuvrement, la répugnance, peut-être même la difficulté de se remettre au travail, enfin pour le plus petit nombre, l’occupation de leur pays par l’ennemi retiennent sous les drapeaux. Quand j’ai visité le camp des Rouméliotes à Mégare, ils étaient tous, à les entendre, dans cette dernière catégorie ; proscrits de leur pays, pour avoir embrassé la cause de l’indépendance, c’était pour la délivrer du joug des Turcs, pour rentrer dans leurs familles, qu’ils se battaient. Les Grecs, qui sont pleins d’adresse, savaient très-bien que c’était le langage le plus propre à apitoyer sur leur sort, et ils ne manquaient pas l’occasion d’exciter l’intérêt. Quoi qu’ils en disent, il est positif que la plus grande partie de l’armée rouméliote n’est point composée de Rouméliotes ; il y en a 3,000 tout au plus dans toute cette armée qui compte plus de 8,000 hommes ; le reste est composé d’habitans de la Morée ou de l’Attique. Leur cause est complètement distincte de celle des Rouméliotes ; s’ils font la guerre, ce n’est plus par nécessité, c’est par caprice, et on voit à quoi se réduit le nombre de ceux qui se donnent pour proscrits, et font un appel à notre pitié pour nous intéresser aux folles expéditions, dont le seul mobile est le désordre et le pillage.

Malgré tous les efforts du gouvernement actuel, il n’a pu parvenir encore à établir partout une régularité complète, et il ne cesse de payer un plus grand nombre d’hommes qu’il n’y en a effectivement. Le sentiment du devoir ne retient pas plus qu’auparavant les soldats sous les drapeaux ; ils se débandent comme ils l’ont toujours fait, et les corps ne comptent pas comme présens la moitié de ceux qui sont inscrits sur les contrôles. Ils se plaignent de ne point recevoir de solde, cependant le gouvernement la paie, ou au moins une portion à leurs chefs ; ceux-ci la retiennent à leur profit, et il faut bien que les soldats qui n’ont pas de quoi vivre courent de côté et d’autre pour s’en procurer. S’ils recevaient leur solde, il est très-probable qu’ils ne quitteraient pas leur corps ; car ils ne trouvent plus à piller comme auparavant, d’abord parce que le pays est trop dévasté pour qu’il y ait encore quelque chose à prendre, ensuite parce que l’administration n’est plus complice des désordres et s’y oppose. Ils ne se répandent plus en Morée, et on voit tout au plus quelques palikares aux environs de Corynthe ou d’Argos ; les Turcs leur interdisent l’entrée de l’Attique ; ils sont donc réduits aux environs déjà ravagés de Mégare, Lepsina et Coulouri. La somme qui doit fournir à leur entretien en armes, munitions et vêtemens, et les vivres que l’administration distribue, suffiraient à leurs besoins. Mais lorsque la solde manque, le peu de vivres qu’on leur accorde n’est pas un attrait assez puissant pour les retenir sous les drapeaux. C’est un spectacle curieux que de voir les préparatifs des revues qui se font de temps en temps. Alors tout ce qu’il y a d’hommes capables de porter un fusil dans les environs, à Coulouri, à Corynthe, à Égine, à Épidaure, etc., etc., part en masse pour le camp, afin de faire nombre à la revue. Leur course leur est payée, et quand ils ont fait acte de présence, ils repartent de nouveau, et rentrent chez eux attendre la prochaine revue. Ces désordres se passent sous les yeux du gouvernement, et il n’est pas assez puissant pour les empêcher ; il faut cependant convenir qu’il a obtenu quelque chose en réprimant les scandales qui étaient naguère encore poussés au comble. Mais tant qu’il voudra maintenir son armée irrégulière, il doit s’attendre à ce qu’il lui sera impossible de détruire les abus ; ils sont trop profondément enracinés, et l’administration serait-elle plus forte, elle les trouvera plus forts qu’elle.

La composition des bandes irrégulières, telle que je viens de la décrire, montre déjà ce qu’on peut en attendre. Comme les soldats n’ont aucune idée d’ordre et de discipline, chacun se bat à sa façon et ne suit que son caprice et son instinct. Ils sont excellens tireurs, et possèdent une adresse étonnante pour profiter des moindres accidens de terrain. Aussi ne se battent-ils jamais qu’à couvert, et ils sont incapables d’aborder l’ennemi en rase campagne. Voici comment ont lieu ordinairement leurs attaques. Un Grec apercevra une pierre, un sillon, un léger pli de terrain qui pourra l’abriter ; il s’y traînera à genoux, à plat-ventre, en s’arrêtant fréquemment, de manière enfin à ne point être aperçu dans son trajet[2]. Quand il y est arrivé, il commence par ramasser les pierres qui sont à sa portée, les élève peu à peu les unes au-dessus des autres, lentement et avec la plus grande précaution, car il a devant lui un ennemi qui tire aussi bien que lui, qui a sans cesse l’œil fixé sur les progrès de son travail, et qui est tout prêt à cribler de balles le moindre objet qu’il apercevrait un seul instant. Il n’est pas de ruses qu’il n’invente pour lui donner le change. Quelquefois il élèvera son bonnet au-dessus des pierres ; d’autres fois il l’aura posé adroitement à quelques pas de lui, au bord d’un fossé, ou sur une motte de terre, et pendant que tous les coups s’y dirigeront, il poursuivra son travail sans danger. Peu à peu le petit mur s’élève ; dès qu’il peut abriter trois ou quatre hommes couchés de leur long, ils s’y rendent avec les mêmes précautions, et continuent l’ouvrage en y pratiquant de petites meurtrières où peut passer le canon du fusil. Si on peut le perfectionner, on l’élèvera jusqu’à la hauteur d’homme ; mais souvent on se contentera de lui donner la hauteur nécessaire pour qu’un homme puisse se tenir à genoux derrière : dans cet état, on l’appelle un tambour. Les tireurs se mettent alors derrière les meurtrières, et ils attendent patiemment l’ennemi qui est en face ; on les voit quelquefois rester, en ajustant ainsi, des heures entières à épier le plus léger mouvement de l’ennemi. Après avoir construit une première ligne de tambours, on cherche à en établir une autre de la même manière en se portant un peu en avant, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on ait atteint la position que l’on veut obtenir. C’est ce qui s’appelle avoir enlevé une position. On voit avec quelle rapidité ce genre d’attaque peut marcher, et ce que peut être une guerre conduite de la sorte.

J’ai détaillé ici l’opération qui est la plus difficile, celle de l’attaque en rase campagne. Elle se réduit toujours à une défense derrière des retranchemens. Aussi la défense est-elle le genre de guerre qui leur est propre, et pour peu qu’ils aient un abri, quelque mauvais qu’il soit, ils y résisteront avec autant de ténacité qu’ils montrent d’incertitude et de crainte, lorsqu’il s’agit de se montrer agresseur. Pour la défense, ils retrouvent tous les avantages des Turcs, qui ont, comme on sait, une grande réputation à cet égard ; mais pour l’attaque, ceux-ci ont toujours la supériorité, car ils sont plus braves, et savent dans l’occasion assaillir leur ennemi avec vigueur… Mais les plus terribles de tous sont les Albanais.

Rien n’est, dit-on, redoutable comme leur manière de charger. Le fusil rejeté en bandouillière, brandissant le sabre ou le yatagan, ils se jettent en furieux sur la troupe qu’ils veulent enfoncer, et il lui faut bien de la fermeté pour résister à un choc aussi violent. Ils ont l’habitude de porter le bras gauche au-dessus des yeux, jusqu’à ce qu’ils aient joint l’ennemi, afin de ne pas voir le danger ; les hurlemens qu’ils poussent ajoutent encore à leur irritation. S’ils joignent l’ennemi, la mêlée ne dure qu’un instant, mais elle n’est qu’un carnage ; leurs armes sont terribles, ils les manient avec la plus grande dextérité, et les têtes tombent comme les épis sous la faux du moissonneur.

L’attaque des Albanais commence ordinairement par un porte-drapeau qui précède la troupe, et vient planter son étendard devant l’ennemi ou le jette dans ses rangs ; c’est alors qu’ils se précipitent tous pour le reprendre[3]. Les Grecs redoutent beaucoup ce fatal moment, et ils ne l’attendent presque jamais quand ils n’ont pas pu se mettre à couvert derrière des murailles ou des retranchemens ; mais ce qui leur inspire surtout la plus grande terreur est la cavalerie turque : ils m’en ont souvent parlé avec l’accent de la frayeur, et se regardent comme perdus lorsqu’ils l’ont en face. On sait que cette cavalerie est composée des hommes les plus déterminés qu’on appelle delhis. Montés sur des chevaux excellens, ils les manient, ainsi que leurs armes, avec une adresse merveilleuse. Il n’y a pas de terrain, quelque coupé qu’il soit, qui puisse arrêter leur charge impétueuse. J’ai vu quelques-uns de leurs champs de bataille, tel que le sommet du mont Ithôme ; on conçoit difficilement que d’autres animaux que des chèvres aient jamais pu y passer. De pareils hommes, qui se lancent partout, qui ne connaissent aucun danger, et dont la bravoure va jusqu’à la folie, sont très-redoutables pour l’infanterie la plus solide et la plus aguerrie. Que doivent-ils être pour les Grecs, qui n’ont aucune idée de combattre en masse, et qui sont déjà vaincus quand ils n’ont pas une muraille pour leur servir d’abri ! Aussi ont-ils plus d’une fois éprouvé leur fureur d’une manière sanglante. C’est surtout à la journée d’Athènes que cette cavalerie a été la plus brillante ; les Grecs y ont éprouvé une défaite, qui leur a porté un coup mortel, et dont ils ne se sont jamais relevés. Les détails de cette affaire, qui sont fort courts, dépeignent parfaitement ce que sont les troupes grecques ; c’est le meilleur tableau qu’on en puisse tracer.


Bataille d’Athènes.

L’armée grecque, qui comptait plus de douze mille hommes sous les ordres de Cochrane et de Church, avait d’abord débarqué au port du Pirée, dans l’intention de débloquer Athènes. La première attaque fut dirigée sur le Pirée, où quatre cents Albanais s’étaient retranchés dans un couvent. La frégate l’Hellas s’embossa dans son port et les écrasa de son feu ; on avait aussi amené quelques pièces d’artillerie de campagne. En peu de temps, le couvent ne fut plus qu’un monceau de ruines ; néanmoins les Albanais se défendaient comme des lions au milieu des décombres, personne n’osait se montrer pour monter à l’assaut, et le couvent, que deux heures auraient dû suffire pour enlever, résista pendant trois jours entiers. Enfin les défenseurs ayant presque tous été mis hors de combat, le peu qui restait, mourant de faim et de soif, se vit contraint de capituler. La capitulation fut signée, scellée de tous les sermens imaginables ; mais à peine les Albanais s’étaient-ils rendus, qu’ils furent impitoyablement égorgés. Après cet exploit, les Grecs songèrent à se porter sur Athènes. Le plan du général Church consistait à embarquer ses troupes au Pirée, à les débarquer de nouveau à Phalère, et à se diriger de là sur Athènes ; il tournait ainsi les retranchemens des Turcs, qui étaient en position sur la route du Pirée à Athènes, et il ne lui restait plus qu’une distance d’une lieue et demie à parcourir de Phalère à Athènes par un chemin superbe. Tout cela devait s’exécuter de nuit, de manière à surprendre les Turcs avant le jour ; dans le même moment, la garnison d’Athènes aurait fait une sortie, et on avait tout lieu d’espérer accomplir la jonction désirée. Au lieu de cela, on commença par perdre un temps énorme à l’embarquement, puis au débarquement des troupes. Il était grand jour quand les Grecs prirent terre à Phalère, et sans attendre la nuit suivante, Church les lança de suite dans la plaine, en prenant cependant la précaution de rester à bord de sa goëlette. Karaïskaki avait été tué l’avant-veille ; ainsi les Grecs, privés de chefs, se trouvèrent livrés à eux-mêmes, au milieu de la vaste plaine qui entoure Athènes. Bientôt ils furent en présence des avant-postes turcs, qui étaient sur leurs gardes, et retranchés derrière des tambours. Le simple bon sens voulait qu’ils les enlevassent par une attaque franche, et ils étaient assez nombreux pour que cette attaque ne les arrêtât pas un seul instant. Les officiers européens qui étaient parmi eux employaient tous leurs efforts pour les entraîner ; mais le moyen de les faire agir contre leurs habitudes ! La première colonne s’arrêta donc, et la tête se mit en devoir d’élever des tambours vis à vis de ceux des Turcs, pendant que la queue restait en l’air. Pareils à l’autruche, qui croit avoir échappé à l’ennemi quand elle s’est enfoncé la tête dans le sable, ils se croyaient suffisamment protégés par quelques mauvaises pierres que ramassaient les hommes de l’avant-garde. D’ailleurs ils n’avaient aucune idée de la manière de se mettre en bataille, de placer des postes, de lancer des tirailleurs. C’est dans ce moment que quatre cents delhis chargèrent en flanc cette cohue ; en un clin d’œil tout fut dispersé, on ne fit pas même ombre de résistance. Ils jettent leurs armes pour se sauver plus vite, et les Turcs n’ont que la peine de sabrer ceux qu’ils peuvent atteindre ; dix-huit cents morts, étendus dans la plaine, marquaient le passage des delhis, qui s’étaient répandus en éventail. Tout ceci se passait sous les yeux des autres corps de l’armée, entre autres de celui de Vasso, qui était posté sur les hauteurs ; aucun d’eux ne fit le moindre mouvement pour sauver ces malheureux. Ainsi fut anéantie en un instant la plus belle armée qu’ait jamais possédée la Grèce. La faute en est incontestablement à ceux qui l’ont aventurée sur un terrain où l’on devait bien s’attendre à ce que l’affaire se passerait de la sorte. Ils devaient savoir que les Grecs n’avaient qu’une manière de se battre, et que surtout vis-à-vis de la cavalerie turque, ils ne ressemblent plus qu’à un troupeau de moutons. Ceux-là surtout sont coupables qui ont abandonné leur armée au moment décisif. À quoi pouvaient servir leurs plans pour des surprises, pour des attaques de nuit, s’il se tenaient à l’écart, au lieu d’être sur les lieux pour les faire exécuter ?

Après la bataille, l’armée se retira dans la position de Phalère ; elle était excellente : environnée de trois côtés par la mer qui était au pouvoir des Grecs, d’un accès fort difficile, elle leur permettait de rester encore long-temps en observation devant l’armée qui bloquait Athènes, et de tenter de nouveau le sort des armes. Mais les Grecs étaient trop effrayés, et il fut impossible de les retenir. C’est alors que Tzavellas, pour obliger Church à décamper, vendit aux Turcs tous les approvisionnemens du corps qu’il commandait, et ne manqua pas de publier en même temps que c’était une frégate française qui vendait des vivres aux Turcs. Avec un tel concours de volonté il était impossible que l’armée restât ; elle se rembarqua donc, et abandonna Athènes à son malheureux sort.

Pendant la bataille, la garnison était restée tranquillement spectatrice du haut de ses remparts. Fabvier, qui y était entré en forçant la ligne de blocus, avait voulu à plusieurs reprises faire des sorties ; mais les chefs grecs qui partageaient le commandement avec lui, l’en avaient toujours empêché. Il leur avait apporté en entrant une lettre du gouvernement grec, par laquelle on recommandait aux chefs de garder Fabvier dans Athènes, et d’empêcher, à quelque prix que ce fût, qu’il en sortît. Ce n’est que plus tard que cette trame infâme lui fut dévoilée[4] ; et quand la bataille fut perdue, qu’il vit bien qu’il ne restait plus aucune ressource pour Athènes, et qu’elle serait infailliblement prise tôt ou tard, il contribua à faire signer la capitulation sous la garantie du commandant de la station française qui se trouvait alors dans le Pirée. Cette capitulation a sauvé la garnison, qui ne pouvait manquer sans cela de tomber entre les mains des Turcs. Les Grecs qui s’y trouvaient avaient intercédé avec la plus grande instance pour l’obtenir. Cependant à peine furent-ils délivrés qu’ils se retrouvèrent tous des héros. Ils se répandirent en invectives contre Fabvier et les Français, qui étaient, disaient-ils, les auteurs de la reddition d’Athènes, tandis que ces derniers l’auraient encore défendue des mois entiers, s’ils avaient été laissés à eux-mêmes. Ceux qui s’étaient montrés les plus lâches devinrent les plus vaillans, et crièrent plus fort que les autres ; c’est ce qui arrive toujours en pareil cas ; aussi je ne prétends point qu’il y ait lieu de s’en étonner.

Fabvier est du petit nombre des philhellènes (j’entends par ce nom les Européens qui sont venus prendre du service en Grèce), dont la conduite a toujours été honorable, si elle n’a pas toujours été conséquente. La plupart sont des aventuriers qui quittaient leur pays parce qu’ils y étaient mal, et venaient se donner en Grèce pour des victimes de l’injustice et des martyrs de la liberté. La France, l’Espagne et l’Italie en ont envoyé beaucoup de cette espèce ; l’Allemagne a fourni plus d’enthousiastes que les autres ; les illusions universitaires ont tourné la tête à beaucoup de jeunes gens, qui ont cru trouver en Grèce la terre classique de la liberté, mais ils ont dû être bientôt et bien cruellement désabusés. Enfin il est venu d’Allemagne, de France et de Russie des officiers qui, impatiens de l’inaction où ils vivaient, cherchaient partout un théâtre où ils pourraient exhaler leur ardeur belliqueuse. Ces derniers auraient été fort utiles aux Grecs, si ceux-ci eussent pu les comprendre ; mais ils sont restés confondus dans la foule des aventuriers, ils se sont dégoûtés, ou ils ont arrosé de leur sang une terre ingrate. Telles sont les diverses catégories dans lesquelles on peut ranger tous les philhellènes ; je n’ai pas besoin de rappeler que la dernière a été, à beaucoup près, la moins nombreuse.

Les commotions politiques qui ont tourmenté l’Espagne et l’Italie, les mouvemens qui ont agité la France, ont jeté en Grèce beaucoup d’esprits inquiets qui y ont apporté des idées extravagantes, et ont fait beaucoup de mal à la cause des Grecs par le vernis de carbonarisme qu’ils lui ont donné vis-à-vis des souverains de l’Europe. C’étaient tous, à les entendre, d’importans personnages. À leur suite sont venus des chercheurs de fortune, des sous-officiers renvoyés de leurs corps pour mauvaise conduite, des intrigans que de mauvaises affaires obligeaient à quitter leur pays ; ils ont pris le langage des premiers, et ont été autant de patriotes défenseurs de la liberté, auxquels on ne saurait trop tôt donner des grades et des emplois : en attendant, ils se sont affublés des titres les plus pompeux ; les uns étaient généraux, d’autres directeurs du génie et de l’artillerie, d’autres directeurs de l’instruction publique, etc., etc. Des échappés de collége débarquaient en Grèce pour prendre les préfectures et les sous-préfectures qu’on allait sans doute organiser. Je n’en finirai pas si je rappelais leurs prétentions ridicules. Heureuse eût été la Grèce, s’ils n’y eussent apporté que du ridicule ! Mais avec eux sont venus les amours-propres, les mensonges, les querelles, les intrigues, dont la Grèce était, Dieu merci, déjà assez riche. Ils n’ont pensé qu’à se déchirer entre eux, ont organisé des partis français, anglais, allemand, russe, etc., partis auxquels le pays ne songeait pas, et qui ne se sont fait connaître que par leurs folles manœuvres ; ils ont donné aux Grecs les idées les plus fausses, les ont leurrés d’illusions et de promesses fallacieuses ; en un mot, ils n’ont semé que la division, ont fait beaucoup de mal, et ce n’est qu’alors, malheureusement pour les Grecs, qu’ils ont fini par s’en faire mépriser. Puis ils repassaient en Europe, débitaient les contes les plus absurdes, publiaient des ouvrages, et exploitaient la crédulité publique au profit de leur gloire et de leur bourse.

Voilà les guides que nous avons eus jusqu’à présent pour nous diriger. On ne peut s’empêcher maintenant de demander comment les gouvernants, qui devaient cependant savoir la vérité par leurs agens, ne lui ont point donné toute la publicité qu’ils pouvaient si bien répandre ; je ne puis me l’expliquer que par la crainte qu’ils ont eue de choquer l’opinion, qui s’était prononcée si fortement, et d’envenimer encore la lutte qu’ils soutenaient peut-être contre elle dans les affaires intérieures de leur pays. Si tel a été leur motif, cette pusillanimité de leur part a été vraiment coupable ; car c’est grâce à elle que nous avons été entraînés hors de la route que nous devions raisonnablement suivre.

J’ai eu occasion de dire que les comités philhelléniques d’Europe avaient fait plus de bruit que rendu de véritables services à la Grèce. Tout ce qu’ils y ont envoyé, en effets comme en argent, y a été honteusement dilapidé, n’a enrichi que des voleurs, et n’a servi qu’à dégoûter de plus en plus les Grecs de combattre pour la liberté ; dès qu’ils ont vu qu’il y avait de l’argent à gagner, ils n’ont plus pensé qu’à exploiter cette mine, n’ont plus compté sur eux seuls pour conquérir leur indépendance, s’en sont reposés sur la crédulité de l’Europe pour venir à leur aide, et ont consumé, en querelles pour le partage des dépouilles, des forces qui auraient suffi pour affranchir à jamais la Grèce, si elles avaient été constamment dirigées contre l’ennemi commun. La révolution n’y a été honorable que tant qu’elle a été pauvre, et ceux qui ont contribué à lui faire perdre ce caractère lui ont rendu bien involontairement, et avec les meilleures intentions sans doute, le plus mauvais de tous les services. Les agens que les comités envoyaient en Grèce ne s’y sont occupés que d’intrigues. Ils n’ont attisé que la discorde, et ont rempli la Grèce de partis étrangers, au milieu desquels il restait à peine de la place pour le parti grec. Il en est un surtout qui a fait le plus grand mal, et il n’a pas tenu à lui que le nom de son pays ne fût compromis de la manière la plus fâcheuse. Il est à désirer que ses intrigues restent, pour l’avenir, couvertes d’un voile épais. Elles compromettraient, si elles étaient dévoilées, des noms trop illustres, et dont l’honneur nous est trop cher, pour que nous ne devions nous empresser de les ensevelir dans l’oubli le plus profond.


Troupes régulières.

Dès que la révolution grecque se fut donné un gouvernement, celui-ci sentit, quelque agité qu’il fût par les intrigues, qu’il n’aurait jamais de force tant qu’il n’aurait pas organisé un corps de troupes régulières, et que si les palikares avaient suffi lors de la première levée de boucliers, pour chasser de la Morée le peu de Turcs qui s’y trouvaient mêlés à la population, ils étaient incapables de tenir à la longue contre les efforts redoublés de la Turquie. Tous les Européens qui voyaient les Grecs, et qui s’intéressaient à leur cause, le leur répétaient sans cesse ; mais ces vérités ne pouvaient être comprises que par le plus petit nombre, et une foule d’obstacles s’opposaient à ce qu’elles fussent exécutées. On doit mettre en première ligne l’extrême ignorance des Grecs, qui, n’ayant aucune idée de ce qu’est une troupe régulière, et de ce qu’elle peut faire, ne concevaient pas qu’il pût exister un système de guerre différent de celui qu’ils avaient toujours eu sous les yeux, leur humeur en général fort peu soumise aux lois, le dégoût qu’ils devaient avoir pour une discipline qui enchaînait leur volonté, et l’attrait beaucoup plus grand que leur offrait la licence où ils vivaient, quand ils n’avaient à rendre compte à personne de leurs actions, enfin la force de l’habitude. À ces causes est venue se joindre la crainte qu’éprouvaient les chefs des palikares qu’une organisation ne détruisît toute leur puissance, ne leur enlevât toutes les occasions de rapine, et ne terminât trop tôt une guerre dont ils savaient tirer tant de parti ; ils se sont par conséquent servi de toute leur influence sur l’esprit du peuple pour l’en dégoûter, et lui faire voir avec mépris toutes les tentatives que l’on essayait dans ce sens. Le pillage qu’ils laissaient commettre à leurs palikares était non-seulement bien plus de leur goût, mais leur était bien plus profitable que ne pouvait l’être la solde, quelle qu’elle fût, d’une troupe régulière, et dès qu’ils avaient le choix, il ne devait plus être un seul instant douteux. J’ajouterai encore le manque d’argent, car l’argent est indispensable pour l’entretien d’un corps régulier ; les primats et les chefs de bandes aimaient bien mieux se le partager que de le consacrer à la défense de la patrie.

Malgré tant d’obstacles, Fabvier, qui s’était placé à la tête de cette organisation, mit toute sa persévérance à les surmonter. Il était connu et aimé des Grecs, pour lesquels il avait noblement combattu, et il ne désespéra point de se faire entendre de la masse du peuple, qu’il distinguait fort bien des montagnards, dont les habitudes de brigandage étaient irréformables ; il conçut la pensée de lui persuader que son salut était attaché à cette mesure, et qu’il était plus digne de sa confiance que les chefs de brigands qui exploitaient la chose publique à leur profit. À force de ténacité, et secondé par le zèle de quelques officiers européens, Fabvier parvint en effet à organiser un petit corps qui compta jusqu’à 3,000 hommes d’infanterie et 200 de cavalerie. Il se félicitait déjà de la facilité avec laquelle il les avait instruits, de l’aptitude, de la docilité qu’il avait trouvées en eux, de la discipline, vraiment étonnante chez des Grecs, qu’il avait réussi à y introduire ; mais il fallait en venir à l’épreuve, et là de nouvelles difficultés l’attendaient. C’était fort bien d’avoir appris aux Grecs nos manœuvres ; mais Fabvier n’avait pu leur donner ce sentiment de la force et cette confiance en eux-mêmes qui font seuls une bonne troupe ; le temps seul pouvait les leur donner, et il était indispensable qu’ils s’aguerrissent peu à peu, en ne se présentant devant l’ennemi qu’avec de grandes précautions, et avec la certitude de la victoire : autrement on devait s’attendre à ce que le premier revers renverserait un édifice trop peu solide. Mais la chose n’était pas possible ; les affaires pressaient, la Grèce était aux abois, et les Turcs étaient trop nombreux pour qu’on pût aguerrir le corps régulier dans une guerre de détails. Il fallut l’engager en entier dès la première affaire, et le résultat fut ce qu’il devait être. Les Grecs, que les raisonnemens de leurs officiers n’avaient pu guérir de la frayeur que leur avait toujours inspirée la cavalerie turque, ne tinrent pas beaucoup mieux que les palikares, et quelques succès partiels, remportés par des compagnies isolées, ne suffirent point pour rétablir leur moral, ébranlé par des revers bien plus importans. Une réunion de circonstances fâcheuses porta enfin un coup mortel au corps régulier. Soit malheur, soit mauvais calcul, Fabvier entreprit des expéditions qui eurent toutes la fin la plus funeste. Il se plaint amèrement que la faute en est au gouvernement grec, qui, après l’avoir engagé dans des positions fort périlleuses, l’abandonnait sans argent, sans vivres, sans secours, au moment le plus critique. Il est certain que dans plusieurs circonstances ce gouvernement s’est conduit de la manière la plus étrange, et que c’est au dénuement absolu dans lequel il a laissé les expéditions de Carysto et de Chio qu’on doit attribuer les revers sanglans qui les ont terminées, et ont anéanti en même temps le corps régulier. D’un autre côté, on pourrait peut-être reprocher à Fabvier de s’être hasardé trop inconsidérément dans ces entreprises aventureuses, et de ne pas avoir prévu ce qui lui est arrivé, car il devait assez connaître les Grecs pour s’attendre à ce que ce ne serait pas du côté de l’ennemi qu’il rencontrerait les principales difficultés. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas à juger ici cette question, je prends les faits comme ils se sont passés, et je signale des revers comme ayant contribué encore plus que tout le reste à renverser une organisation que les succès seuls pouvaient soutenir. Les Grecs, associant dans leur esprit ces revers avec l’organisation elle-même, se sont entêtés de plus en plus à la regarder comme inexécutable et dangereuse ; elle est tombée dans le mépris, et les palikares n’ont pas manqué d’en profiter pour se proclamer les seuls défenseurs de la patrie, et leur manière sauvage de faire la guerre comme la seule qui convienne au génie de la nation grecque. Et qu’on remarque bien que les obstacles que je viens d’énumérer, et contre lesquels toute l’opiniâtreté de Fabvier a été impuissante, ne sont pas d’une nature accidentelle ; ils tiennent au fond même des choses. Quand on rencontrerait un gouvernement qui voudrait sincèrement créer et maintenir une armée régulière, qui ne détournerait point les richesses de la nation, et les emploierait avec scrupule à constituer ce qui peut seul faire sa force, il n’en resterait pas moins la répugnance, naturelle à tous les Grecs, pour un régime régulier, la préférence qu’ils donneront toujours à la vie indépendante des palikares, et si le gouvernement, s’obstinant de plus en plus à réformer ces habitudes, parvenait enfin à extirper cette race de bandits qui absorbe toute la richesse du pays, et le désorganise tous les jours sans donner le moindre appui à sa défense, il resterait encore la puissance de l’habitude et le cortége des préjugés qui inspirent aux Grecs une terreur profonde de leurs ennemis, qui font qu’ils n’ont aucune confiance dans leurs voisins, qu’ils ne comptent jamais que sur eux seuls, qu’ils ne voient de ressource que dans l’isolement ; enfin qu’ils n’ont aucune idée de ce courage d’élan qui brave le danger ouvertement. C’est ce courage qui a toujours donné aux Turcs la supériorité sur eux, et du moment où il manque, il semble à peu près impossible d’organiser une armée dont on puisse attendre quelque chose. D’après tous ces motifs, j’ai l’intime conviction qu’on se trompe infiniment quand on veut organiser en Grèce une armée régulière, dans le but de l’opposer aux Turcs. Ceux-ci ont, de leur côté, régularisé leurs armées, et leur résistance contre les Russes dans la campagne de 1828 a mis dans tout leur jour leurs qualités militaires que nous croyions éteintes. Ils ne cesseront, quelques moyens qu’emploient les Grecs, de conserver sur eux une immense supériorité, et si ces derniers n’ont, pour se défendre, que les ressources qu’ils tirent d’eux-mêmes, la lutte serait trop inégale pour se prolonger quelque temps. Si nous l’avons vue durer six années dans la révolution actuelle, on ne doit l’attribuer qu’à l’insouciance des Turcs, qui n’ont pas attaqué d’abord avec tous leurs moyens, et à la désorganisation intérieure qui ôtait à leur gouvernement toute sa vigueur. Dès que le sultan eut soumis les janissaires et reconstitué son autorité, dès qu’il eut dirigé contre les Grecs des forces suffisantes, le résultat ne fut plus douteux. C’est une folie que de croire que les Grecs puissent à eux seuls tenir tête à un colosse comme celui de la Turquie ; leur unique défense est dans la protection que les cours de l’Europe leur ont accordée, et certes cette protection vaut bien des armées. C’est pourquoi, je le répète, ceux qui pressent aujourd’hui le gouvernement grec de créer une armée régulière tombent dans une grave erreur, lorsqu’ils motivent leurs instances sur la nécessité que la Grèce présente une force imposante à l’extérieur. La persévérance qu’ils y mettent suppose, en premier lieu, peu de connaissance du pays, et de l’état de la question qui s’agite entre la Porte Ottomane et la Grèce ; en second lieu, ces conseils sont à mes yeux les plus funestes qu’on puisse donner aux Grecs.

Une simple inspection de la carte, et la connaissance la plus légère du pays, doivent suffire pour convaincre que la Grèce, dans les limites qui lui sont assignées, ne peut et ne doit jamais prendre une attitude de puissance à puissance vis-à-vis de la Porte Ottomane ; que la seule condition de son existence est la protection des trois puissances, dont le concours vient de la délivrer, que la déclaration de cette protection, faite par ces puissances à la Porte, assure désormais le sort des Grecs ; qu’ils sont inattaquables tant que durera cette protection, et que si elle venait à être retirée, les armées les plus régulières qu’ils pourraient mettre sur pied ne les sauveraient pas : donc ces armées sont inutiles ; bien plus, elles seraient dangereuses. Nous connaissons tous l’humeur impatiente des Grecs, leur esprit remuant, la violente tentation qu’ils éprouvent d’étendre indéfiniment leurs limites, et de continuer à profiter, aux dépens des Turcs, de la bienveillance que l’Europe leur a témoignée jusqu’à présent. J’examinerai plus tard cette question des limites, qui est vivement débattue et peu comprise aujourd’hui. De quelque manière qu’elle soit résolue, quelque portion, large ou petite, qu’on leur accorde, le raisonnement sera le même. Les Grecs tiendront ces limites de la munificence des trois puissances ; mais ces puissances, une fois qu’elles les auront posées, qu’elles les auront déclarées inviolables, voudront sans doute qu’elles soient respectées d’un côté comme de l’autre, et tant qu’une croisade générale n’aura pas été prêchée contre les Turcs, elles intimeront aux Grecs de s’en tenir à ce qui leur a été donné. Si les Grecs outrepassent ces défenses, s’ils s’obstinent à perpétuer une agitation et des troubles qu’il est de l’intérêt général de voir assoupir le plus tôt possible, ils doivent craindre que les puissances, fatiguées d’une protection onéreuse, n’abandonnent un peuple qui n’en est pas digne, et qu’ils ne se trouvent alors seuls, livrés à eux-mêmes vis-à-vis d’un ennemi implacable, qui les écrasera bientôt de tout son poids. L’intérêt le plus pressant des Grecs est donc de s’attacher à ce qu’on leur a donné, et de s’en tenir scrupuleusement aux limites qu’on leur a fixées. Dans ce cas est-il prudent de leur mettre les armes à la main, et d’exciter encore, en leur donnant les moyens de la satisfaire, l’impatience, déjà bien assez grande, qu’ils témoignent pour dépasser les barrières que nous avons posées à leur ambition ? Nous nous plaignons déjà de leurs tentatives sur la Roumélie et sur Candie ; que sera-ce quand ils auront une armée ? Elle ne serait donc qu’un brandon de discordes, inutile pour la défense du pays, et propre seulement à provoquer la guerre. Ce n’est pas un pareil système que nous pouvons encourager, et l’organisation que nous voulons donner aux Grecs doit être toute conservatrice, toute pacifique de sa nature. C’est dans ce sens que je comprends une armée régulière en Grèce ; c’est vis à vis du pays lui-même, c’est pour donner de la force au gouvernement, et en même temps de l’emploi à quelques hommes qu’il serait peut-être trop difficile de rendre aujourd’hui à l’agriculture, que j’en presserai de tous mes vœux l’organisation.

Je voudrais donc, dans l’intérêt de la Grèce, que son gouvernement s’empressât de licencier toutes les bandes irrégulières, qu’il obligeât tous les jeunes gens qui en font partie à reprendre les instrumens de culture, et à déposer leurs armes qui ne leur servent que pour le pillage, qu’il fermât l’entrée de la Grèce à ceux qui ne voudraient pas s’engager à vivre en paix et à obéir aux lois, et qu’il composât un petit corps régulier dont l’organisation fût forte, et qui fût entièrement dans sa main. Ce corps n’aurait d’autre mission (et certes c’est la plus utile de toutes) que de maintenir la tranquillité dans le pays, de donner de la puissance au gouvernement, et de le soutenir contre l’anarchie qui menace sans cesse de bouleverser de nouveau la Grèce. Quant à l’espèce d’organisation qu’il faudra lui donner, aux institutions qu’il faudra fonder, telle, par exemple, qu’une colonisation militaire, que plusieurs personnes, et entr’autres Fabvier, regardent comme exécutable et comme très-avantageuse, c’est une question que je ne me permettrai pas de traiter ; je laisse aux personnes qui ont l’expérience du pays et du caractère de ses habitans à la décider. Je ne m’occupe ici que de la pensée qui doit présider à la création d’une armée, et des bases sur lesquelles elle doit reposer. J’ai dit plus haut comment je la conçois ; ainsi cette armée doit, à mes yeux, être peu nombreuse : l’état du pays le réclame du reste impérieusement, car l’entretien d’une armée est une chose impossible par le peu de ressources dont il dispose. Il a besoin, avant tout, d’ordre, de paix et de travail ; s’ils ne lui sont promptement rendus, la misère en aura bientôt fait un désert. Je ne pense pas maintenant qu’il y ait une seule personne raisonnable qui veuille mettre en balance l’intérêt des Rouméliotes qui se trouvent dans l’armée irrégulière avec un intérêt aussi pressant. S’il en était encore qui éprouvassent de l’inquiétude sur le sort de tous ces hommes compromis aujourd’hui vis-à-vis des Turcs, quelques observations fort simples suffiraient pour les convaincre : on leur répéterait encore qu’il ne s’agit pas de les sacrifier, que la Grèce, constituée par les trois puissances, sera dans tous les cas bien assez vaste pour leur offrir un asile et des terres à cultiver ; que ceux qui voudront y prendre droit de bourgeoisie, sous la condition de se livrer au travail et de devenir des hommes utiles au lieu d’être des bandits, sont sûrs d’y trouver protection ; que ceux qui ne voudraient point accepter ces conditions sont tout-à-fait indignes qu’on leur porte le moindre intérêt, et que s’ils s’obstinent à guerroyer avec les Turcs, libre à eux de le faire, mais qu’ils ne peuvent exiger que la nation se sacrifie pour satisfaire leurs caprices ; enfin que ce serait le comble de la déraison d’écouter leurs prétentions ridicules, qui ne tendent à rien moins qu’à enlever aux Turcs toute province qui a fourni un seul homme à l’armée grecque. Or, comme il en est venu de toutes les parties de la Roumélie, depuis la Morée jusqu’à la Thrace, il s’ensuivrait qu’il faudrait les suivre jusqu’aux portes de Constantinople. De pareilles extravagances ne méritent pas qu’on s’y arrête, et ce n’est pas pour quelques centaines de bandits qu’on peut retarder de constituer enfin la Grèce. Les limites qui lui seront données ne sont pas encore fixées définitivement[5], mais quelles qu’elles soient, le devoir impérieux de son gouvernement n’en est pas moins de travailler dès à présent et sans relâche à constituer une force publique sur une base raisonnable, et à rendre à ce malheureux pays l’ordre et la stabilité dont il est privé depuis si long-temps.

Le principe que je viens d’énoncer, comme le seul qui me paraisse applicable à l’état de la Grèce, n’est pas celui qui dirige le gouvernement actuel dans la réorganisation qu’il essaie de faire de son armée ; il veut la constituer pour faire la guerre. Je dirai plus loin ce que je pense de la ligne politique suivie par ce gouvernement ; je me borne seulement à la signaler ici, et je raconterai ce qu’il a fait pour parvenir au but qu’il s’est proposé. La première idée qui s’est présentée a été de conserver les palikares : en effet, comme il y en a parmi eux un grand nombre qui ne voudraient, sous aucun prétexte, se soumettre aux règles de la discipline, on a pensé qu’ils pourraient encore être utiles en les enrégimentant, et qu’on éviterait en même temps à l’état les frais considérables qu’entraîne la formation d’une armée régulière complète, frais qu’il est dans l’impossibilité de supporter. On a pensé qu’en donnant aux palikares un ordre hiérarchique et un corps d’officiers nommés par le gouvernement, on n’aurait plus à craindre le retour des discordes, qui étaient jusqu’à présent inséparables des bandes irrégulières. On les a donc partagés en régimens, bataillons et compagnies, et on leur a donné des colonels, des chefs de bataillons, des capitaines, des lieutenans, des sous-lieutenans, des sous-officiers et un état-major. On s’imagine les avoir régularisés, comme s’il suffisait pour cela de créer des noms et des grades. En attendant, il n’y a pas parmi eux plus de discipline qu’auparavant, les soldats vont et viennent comme bon leur semble, ne font toujours que ce qui leur plaît ; en un mot, ce sont toujours les mêmes bandits dont j’ai fait le portrait dans les pages précédentes. Je ne puis donc, malgré les noms pompeux dont on les a affublés, voir en eux autre chose que ce qu’ils ont toujours été, et je m’abstiendrai d’en parler, car tout ce que je pourrais dire ne serait qu’une répétition de ce que j’ai dit plus haut ; la hiérarchie de leurs grades ne mérite même pas qu’on s’y arrête[6].

La cavalerie irrégulière n’existe encore qu’en projet. À la fin de 1828, Hadji-Christo reçut du gouvernement 80,000 piastres pour acheter des chevaux, et il s’en occupait. Mais il n’y a point de chevaux en Morée, du moins la race y est trop misérable pour qu’on puisse y faire des remontes. Les seuls pays où on en trouve sont la Thessalie et la Macédoine ; mais comme ils ne sont pas au pouvoir des Grecs, il est douteux que Hadji-Christo puisse réussir dans ses projets.

Quant au corps régulier que le gouvernement grec a l’air de vouloir réorganiser, rien n’est plus misérable. Il a atteint son plus haut degré de splendeur lorsqu’il était sous les ordres du général Fabvier, il comptait alors plus de 3000 hommes ; mais les divers désastres qu’il a essuyés l’ont presque anéanti, et il ne s’y trouvait pas, au commencement de 1829, 1800 hommes d’infanterie, répartis dans trois bataillons. Et quelle espèce de troupes est-ce encore ? Qu’on se figure le rebut de la population grecque, des vieillards, des enfans, des gens débiles, des éclopés que la misère seule a conduits dans les rangs de l’armée ; tel est l’espoir de la nation grecque. Comme le gouvernement n’a pu encore faire les frais de leur habillement, rien n’est plus bizarre que leur accoutrement : les uns auront un mauvais schakos, d’autres une veste déchirée ; ceux-ci une peau de mouton, ceux-là un pantalon en lambeaux ; la seule uniformité qu’ils présentent est la saleté, car on n’a pu encore faire cette conquête sur leurs habitudes ; leurs armes sont dans le même état que leurs personnes. Les dépenses que le gouvernement doit faire pour leur habillement sont, il faut en convenir, plus grandes que dans aucun autre pays ; tous les objets sans exception doivent venir de l’étranger, et on manque d’ouvriers pour les confectionner. Les hommes, en entrant au service, sont absolument nus ; il faut les pourvoir de linge, de chaussures, etc., en un mot des vêtemens les plus indispensables, que les plus pauvres mêmes possèdent dans les pays civilisés. La consommation qui s’en fait est souvent en pure perte, car ils vendent fréquemment, pour avoir quelques piastres, les objets qu’on vient de leur livrer ; il est presque impossible de les en empêcher, il l’est plus encore de les leur faire remplacer, et pour ne pas les voir nus et sans chaussures, on est bien obligé de leur en délivrer d’autres. On essaie de leur apprendre l’exercice. D’après ce que j’en ai vu, les résultats en sont des moins satisfaisans. On ne s’en étonnerait point, si leur organisation ne remontait qu’à quelques semaines. Mais elle est déjà de longue date, et il faut qu’on s’y soit bien mal pris pour n’en avoir pas obtenu plus que ce que nous en voyons aujourd’hui. Lorsque j’ai vu l’armée grecque au commencement de 1829, le corps régulier était sous les ordres de M. Heydeck, officier bavarois, à qui le président avait remis le soin de l’organiser. Avec les meilleures intentions du monde, M. Heydeck était au-dessous d’une tâche aussi difficile ; il se perdait dans des détails frivoles, et l’organisation du corps régulier n’avançait pas en raison des ressources qui étaient mises à sa disposition. Le ministère français envoya le colonel Fabvier au président, pensant que c’était l’homme qui pouvait le mieux convenir à ce commandement. On ne pouvait, à la vérité, en trouver un qui réunît à un plus haut degré les avantages d’avoir rendu aux Grecs d’immenses services ; de leur avoir donné, dans nombre d’occasions, des preuves d’une force de volonté inébranlable et du plus noble dévouement pour leur cause ; d’être connu d’eux et de les connaître parfaitement. Mais le caractère de Fabvier, qui est peu flexible, ne peut s’accorder avec celui du comte Capo d’Istria, à qui il s’est annoncé comme se croyant plus fort que lui dans l’opinion de la Grèce, et il échouera dans sa mission[7]. Enfin le commandement du corps régulier a été donné au général Trézel, officier d’un rare mérite ; mais nous ne savons point encore quels sont les résultats qu’il a obtenus[8].

La composition du corps d’officiers de l’infanterie grecque est fort peu satisfaisante. Ces officiers sont, à part un petit nombre, des aventuriers de tous les pays, gens sans aveu comme sans ressources, incapables de rien constituer[9]. Il s’y trouve aussi beaucoup de Corfiotes, qui sont accourus en Grèce pour y envahir toutes les places de l’ordre militaire comme de l’ordre civil, et n’ont d’autre titre que d’être compatriotes du président.

Le corps de l’artillerie, dont le service demanderait cependant des officiers instruits, est composé de la même manière que l’infanterie. Quant au matériel, il n’a consisté jusqu’à présent que dans les vieilles pièces vénitiennes qui formaient l’armement des forteresses, lorsqu’elles sont tombées entre les mains des Grecs. Ces pièces datent elles-mêmes de l’époque où les Vénitiens possédaient la Morée, et sont naturellement presque toutes hors de service. À peine en voit-on quelques-unes qui soient montées sur des affûts capables de résister au premier coup de canon ; la plus grande partie est dressée sur des tas de pierres au niveau des embrasures, ou couchée le long des parapets. Il faut ajouter que depuis que les Grecs s’en sont emparés, leur nombre a été considérablement réduit. Les chefs qui se sont succédés dans le commandement des forteresses en ont volé tout ce qu’ils ont pu. C’est ainsi que pendant que Colocotroni a occupé la Palamide, il a fait précipiter des remparts plus de 150 pièces de bronze qu’il faisait vendre à son profit. Le meilleur parti que le gouvernement pourrait tirer de ce qui reste serait de le vendre pour rétablir, avec ce qu’il en retirerait, un bon armement en pièces de fer ; car dans l’état où cela se trouve aujourd’hui, c’est absolument sans valeur utile.

En recomposant le matériel de l’artillerie de place, il faudra s’occuper aussi de l’artillerie de campagne. Elle consistait seulement en trois mauvaises pièces, à la fin de la guerre de Morée. Depuis nous avons donné aux Grecs une batterie de montagne complète. Ce genre de bouches à feu est le seul qui convienne à un pays très-montagneux et dénué de routes comme la Grèce. C’est celui que les Grecs feront bien d’adopter.

La cavalerie régulière comptait, lorsque je l’ai vue à Argos, deux escadrons à pied et une trentaine de mauvais chevaux. Depuis nous avons pourvu nous-mêmes à sa remonte, en lui envoyant deux cents chevaux harnachés. Ce corps est celui de l’armée grecque dont l’organisation m’a paru la meilleure. Les officiers sont de tous les pays ; mais la plupart du moins sortent des armées européennes, surtout de la nôtre.

Dans tous les cas, il est toujours fort heureux pour les Grecs d’avoir rencontré des hommes qui ont l’habitude du métier, et peuvent les former. Ce corps est aussi celui où il y a le plus de tenue et de discipline. Les officiers se louent de la docilité de leurs soldats, et de la facilité qu’ils trouvent à les instruire. La cavalerie grecque doit sa première organisation à M. Regnault de Saint-Jean d’Angely, le compagnon d’armes de Fabvier. L’enthousiasme de la liberté l’amena en Grèce, et il a consacré à sa cause une partie de sa fortune ; mais ses généreux efforts ont été bien mal récompensés. Après avoir vu son corps détruit dans le désastre de Carysto, après n’avoir échappé que par miracle aux sabres des delhis, trouvant la Grèce en proie à l’anarchie, payé d’indifférence par ceux pour qui il s’était dévoué, et abreuvé de dégoûts de toute espèce, il a abandonné une terre ingrate. Il avait obtenu quelques bons résultats en écartant avec soin de son organisation tout ce qui avait été palikare, et n’y admettant que des hommes neufs.

Mais, il faut en convenir, ces hommes étaient à cette époque bien plus faciles à trouver qu’ils ne le sont aujourd’hui. Depuis lors tant de désordres ont bouleversé la Grèce, que le brigandage a étendu ses racines avec une effrayante rapidité, et l’habitude de la licence est maintenant le plus grand obstacle qui s’oppose à la formation d’une armée régulière. Tant que le gouvernement entretiendra des bandes irrégulières, telles que les chiliarchies de l’armée rouméliote, il doit s’attendre à n’avoir que le rebut de la population. Il aura beau favoriser les troupes régulières en leur donnant une solde plus forte (et celle qu’on leur donne aujourd’hui est vraiment exorbitante), le Grec préférera toujours l’indépendance du palikare à la discipline du soldat régulier ; les bénéfices de la solde ne vaudront jamais pour lui ceux de la licence. Le corps régulier doit à la fois lutter contre l’intérêt, contre les préjugés et contre le mépris ; faut-il s’étonner qu’il succombe dans une épreuve si cruelle ?

Les reproches que mérite le gouvernement sont la négligence qu’il met à favoriser la formation d’une armée régulière par le seul moyen qui puisse le faire réussir, la suppression de l’armée irrégulière, et l’insouciance avec laquelle il s’occupe de cette formation elle-même. N’est-il pas honteux, en effet, que depuis que ce gouvernement est à la tête des affaires, le corps régulier, le seul qui puisse lui donner quelque force, soit plus désorganisé encore qu’il ne l’était à la suite d’une longue anarchie, et après tous les désastres qu’il avait essuyés ? En présence d’un ennemi dont l’invasion était sans cesse imminente, dans un temps de dilapidations et de désordres, en dépit des difficultés que le gouvernement d’alors était le premier à susciter, la volonté et la constance d’un seul homme ont beaucoup plus fait que l’administration actuelle, à la voix de laquelle l’ordre s’est rétabli, qui n’a plus d’ennemi à combattre, et que les plus grandes puissances de l’Europe soutiennent de leur influence, de leur présence et de leur argent, n’est parvenu à faire depuis qu’elle est au pouvoir. Je sais qu’elle a allégué pour excuse que les intentions manifestées par les hautes puissances étaient que les Grecs s’abstinssent de sortir des limites qu’elles leur ont données, et que les opérations militaires, qu’elles n’ont pas jugé à propos de pousser au dehors de ces limites, ne fussent point étendues par les Grecs plus loin qu’elles n’ont été elles-mêmes. Elle a donc cru devoir s’y conformer, en ne donnant point à son armée une organisation plus développée que ne le comporte le cercle dans lequel elle est restreinte. Cette excuse pourrait être admise, si le gouvernement grec lui-même n’avait pas été le premier à se priver de la possibilité de s’en servir. Mais que signifient alors ses expéditions sur Candie, sur la Livadie et sur l’Arta ? Pourquoi s’obstine-t-il à conserver les bandes des Rouméliotes ? Si le gouvernement grec tenait aujourd’hui la conduite mesurée que les hautes puissances lui recommandent, personne ne lui reprocherait de ne pas donner à ses troupes régulières une organisation plus étendue ; mais on a droit de le faire, quand on le voit ne rien créer pour la stabilité du pays, et se jeter en aveugle dans de folles tentatives qui ne peuvent que perpétuer le désordre. Quand l’armée française est venue en Morée, plusieurs amis lui ont donné secrètement le conseil de profiter de ce moment pour s’emparer de quelques pays au-delà de l’Isthme ; on pensait que, si les Grecs parvenaient une fois à s’emparer de l’Attique, le traité qui interviendrait par la suite avec la Porte pour régler définitivement leurs limites, ne leur enlèverait point cette conquête. Le gouvernement grec a-t-il cru atteindre ce but, en lançant ses hordes de palikares dans les montagnes de Livadie ? Le rôle qu’elles ont joué jusqu’à ce jour devait faire prévoir aux moins clairvoyans quel serait le résultat de leur nouvelle campagne ; et certes avec toute la bienveillance que l’Europe porte aux Grecs, il leur sera, cette fois, impossible de lui persuader qu’ils possèdent réellement une seule lieue de terrain au-delà de Mégare. Si le corps régulier eût été alors bien organisé, si on eût dirigé une attaque sérieuse sur l’Attique, avec des moyens suffisans pour en chasser les Turcs, et réduire Athènes par un blocus rigoureux, on était disposé à pardonner aux Grecs ces nouvelles hostilités ; les puissances les auraient désavouées, mais cependant elles n’en seraient pas moins parties du statu quo, lors du traité, pour arrêter avec les Turcs la délimitation de la Grèce. Maintenant, grâce à l’interprétation que les Grecs ont donnée à ce conseil amical, et à l’armée rouméliote, qui ne sait remporter de victoires que lorsqu’il n’y a point d’ennemi devant elle, la Grèce n’a rien gagné à ce simulacre de guerre, et cependant, tout ridicule qu’il a été, il n’aura pas moins épuisé ses finances, et il aura servi de prétexte pour prolonger l’entretien des bandes qui ruinent le pays, et l’empêchent d’acquérir aucune force réelle.

S… de D…



  1. Des nouvelles postérieures ne sont pas aussi favorables. Malgré la présence des troupes françaises, la tranquillité publique est souvent encore troublée d’une manière déplorable. Plusieurs lettres, que nous avons reçues de la Morée, font mention des vols et des déprédations qui s’y commettent de nouveau. Nous avons eu également sous les yeux des rapports officiels de nos généraux qui confirment tout ce que l’auteur dit plus bas sur l’indiscipline même des troupes régulières.

    P. M., directeur.
  2. Cette description extrêmement curieuse ressemble beaucoup à celle que nous ont donnée les lettres reçues de notre armée d’Afrique sur la manière de combattre des Arabes. Il faut cependant ajouter que ces derniers se contentent de profiter des accidens du terrain, et ne portent pas la ruse aussi loin que le soldat grec.

    P. M., directeur.
  3. Ce trait d’audace s’est reproduit plusieurs fois dans les combats que nous avons eu à soutenir contre la milice d’Alger avant la prise de cette ville.

    P. M.
  4. Nous avons entendu nous-même attester ce fait par un témoin oculaire, l’un des hommes les plus dévoués à l’indépendance de la Grèce.

    P. M.
  5. On sait qu’elles l’ont été par le protocole de Londres (art. 2.) « En considération des avantages accordés au nouvel état, et pour déférer au désir qu’a exprimé la Porte d’obtenir la réduction des frontières fixées par le protocole du 22 mars, la ligne de démarcation des limites de la Grèce partira de l’embouchure du fleuve Aspropotamos, remontera ce fleuve jusqu’à la hauteur du lac d’Anghelo Castro, en traversant ce lac, ainsi que ceux de Vrachori et de Saurovitza ; elle aboutira au mont Artolina, d’où elle suivra la crête du mont Axos, la vallée de Calouri et la crête du mont Olta jusqu’au golfe de Zeitoun, qu’elle atteindra à l’embouchure du Sperchios. Tous les territoires et pays situés au sud de cette ligne, que la conférence a indiqués spécialement, appartiendront à la Grèce, et tous les pays et territoires situés au nord de cette même ligne continueront de faire partie de l’empire ottoman. Appartiendront également à la Grèce l’île de Négrepont tout entière, les îles du Diable, l’île de Skyro, et les îles connues anciennement sous le nom de Cyclades, situées entre le 36e et le 39e degré de latitude N., et le 26e et 29e degré de longitude E. du méridien de Greenwich. »
  6. Comme souvenir de ces palikares que j’ai vus à Mégare, et pour satisfaire ceux qui désireraient connaître ce fantôme d’organisation, je l’insère cependant ici en note.

    L’armée rouméliote est divisée en chiliarchies ou régimens, qui sont censés être de 1000 hommes chacun. La chiliarchie comprend 2 pentacosiarchies (bataillons) ; chaque pentacosiarchie, 5 hécatonsiarchies (compagnies) ; chaque hécatonsiarchie, 2 penintarchies (lieutenances) ; chaque penintarchie, 2 eicosipentarchies (sous-lieutenances) ; chaque eicosipentarchie, 2 dodécarchies (commandées par un sergent) ; chaque dodécarchie, 2 exarchies (escouades). Le corps d’officiers et de sous-officiers dans chaque chiliarchie comprend par conséquent :

    Grade correspondant Comman-
    dement.
    Solde
    par mois.
    1
    chiliarque 
    colonel 1000 500 p.
    2
    pentacosiarques 
    chefs de bataillons 500 300
    10
    hécatontarques 
    capitaines 100 160
    20
    penintarques 
    lieutenans 50 120
    40
    eicosipentarques 
    sous-lieutenans 25 80
    80
    docécarques 
    sous-sergens 12 50
    160
    exarques 
    sous-caporaux 6 40
    1000
    palikares 
    soldats » 36

    Sur les 36 piastres par mois qui forment la solde du soldat, 11 doivent se mettre à l’ordinaire, et 25 doivent lui être livrées en argent. C’est sur cette somme qu’il doit fournir à son entretien en habillemens, armes et munitions. La valeur de la piastre répond à 0,36 cmes. En outre une ration de 1/2 oque (1 livre 1/4) de pain par jour est délivrée indistinctement aux officiers et aux soldats.

    La chiliarchie a un état-major composé de

    1
    grammatikos 
    quartier-maître du grade d’hekatontarque.
    2
    idem 
    idem
    du grade de penintarque.
    1
    farnias 
    trésorier du grade d’hekatontarque.
    1
    phrontistis 
    commis. des viv. du grade d’eicosipentarque.
    1
    epapistis 
    adjudant du grade d’eicosipentarque.

    Les commandans des huit chiliarchies dont est composée l’armée rouméliote sont :

    1re. Kitzo Tzavellas.
    2e. Cristodoulo Hadji-Petro.
    3e. Jannaki Itrato.
    4e. Giorgaki Diovounisti.
    5e. Grizioti.
    6e. Vasso.
    7e. Folio Lazopoulo.
    8e. Demorphopoulo.

  7. Les prévisions de l’auteur se sont complétement réalisées. Le président a peu de sympathie pour ce qui est français ; fatigué des tracasseries qu’on lui suscitait, le colonel Fabvier a quitté la Grèce qu’il avait servie avec tant de dévouement. Ce n’est pas que nous voulions décourager les philhellènes ; mais il est assez remarquable que la plupart de ceux que l’enthousiasme de la liberté a conduits vers ses rivages en soient revenus abreuvés de dégoûts, et se louant presque tous de la modération des Musulmans.

    (P. M.)
  8. Ces résultats ont été presque nuls.
  9. Les officiers les plus distingués sont des Russes, et on leur a donné les postes de confiance, tels que le commandement de la Palamide, etc. Il est permis de supposer que leur gouvernement n’est pas resté entièrement étranger au service qu’ils sont venus prendre chez les Grecs.