Observations inédites sur l’état de la Grèce en 1829/02

OBSERVATIONS INÉDITES
SUR
L’ÉTAT DE LA GRÈCE EN 1829.


(Par M. S… de D…)


(Deuxième article[1].)

§ II. GRÈCE CONTINENTALE.

J’ai signalé déjà les principales divisions qui se présentent dans la Grèce à l’œil de l’observateur, et les raisons d’après lesquelles ce continent est loin de former un tout homogène.

La première de toutes les causes est la nature ; elle a tracé partout des divisions profondes qu’une civilisation perfectionnée aurait seule pu affaiblir dans les populations qui en sont empreintes. Ce n’est pas de la barbarie et des bouleversemens politiques qui ont déchiré la Grèce depuis plusieurs siècles qu’on pourrait attendre un tel résultat. À cette cause est venue se joindre une grande conquête, telle qu’aucune page de l’histoire ne nous en présente de pareille. L’invasion des Turcs en Europe a été longue et méthodique. À mesure qu’ils s’avançaient, ils changeaient entièrement la face des pays qu’ils occupaient. La religion était une barrière insurmontable qui prévenait tout mélange entr’eux et ceux de leurs nouveaux sujets qui se refusaient à l’embrasser. La loi mahométane est essentiellement dominatrice ; elle accorde protection aux infidèles qui paient le tribut, mais elle ne les admet en rien aux avantages réservés aux seuls citoyens[2]. Aussi n’a-t-on point vu ces conquérans se fondre, comme ceux qui les avaient précédés, dans la masse des peuples qu’ils avaient soumis. Ceux-ci ont dû rester sujets ou adopter la loi des vainqueurs, et en l’adoptant, ils se sont entièrement associés à eux ; car cette loi est rigoureuse ; c’est un code national complet qu’il est possible d’abolir, mais non de modifier. Aussi, ceux qu’elle a convertis n’ont-ils apporté aucune nuance nouvelle chez le peuple auquel ils sont venus se joindre ; en embrassant ses dogmes, ils ont embrassé son esprit tout entier, et sont devenus à leur tour de la race des conquérans.

Cette courte digression servira à expliquer comment les changemens de religion n’ont modifié en rien les rapports mutuels des Turcs et des Grecs, et comment même ils ont été aussi restreints. S’ils n’avaient point violemment rompu toute liaison entre les nouveaux convertis et leurs anciens co-religionnaires, de proche en proche l’apostasie se serait infailliblement étendue. Mais à aucun instant la haine religieuse n’a cessé d’être vivace, et la barrière qui sépare les deux religions ennemies a toujours été difficile à surmonter. Il n’en a pas été de la Grèce comme des premières contrées dont les Mahométans s’emparèrent ; on vit alors des populations entières s’empresser d’adopter leur croyance. Lorsqu’une religion est à son début et dans tout l’éclat d’une conquête brillante, qu’elle frappe fortement l’imagination des peuples et leur promet un long avenir de gloire, elle entraînera tout sur son passage, et les peuples se précipiteront à l’envi dans la carrière immense qu’elle ouvre devant eux. Tel est le merveilleux spectacle dont l’Orient a été le théâtre dans les premiers siècles du mahométisme. La Grèce, au contraire, a été la dernière conquête des Turcs ; le peuple qu’ils subjuguaient avait bien moins de rapports avec eux que les populations de l’Orient n’en avaient avec les fondateurs du mahométisme. Ce peuple, qui survivait encore à une guerre de plusieurs siècles, était exaspéré par le souvenir des maux qu’il avait soufferts et attaché plus que jamais à sa religion qu’il voyait abattue. Il n’est pas étonnant que des causes aussi différentes aient produit des résultats également différens en Europe et en Asie.

Les Turcs, qui avaient passé pour la première fois les Dardanelles au 14e siècle, sous Orkhan Ier, avaient conquis le continent de l’Europe jusqu’à la Thessalie exclusivement, à la fin du même siècle, sous l’empire de Bajazet. La Morée ne fut soumise que par Mahomet ii, après la prise de Constantinople, qui eut lieu en 1453. Les Vénitiens la reprirent en 1685 ; le traité de Passarowitz la rendit de nouveau aux Turcs en 1718. Le simple rapprochement de ces dates indique déjà qu’il doit y avoir dans les diverses parties qui constituent la Grèce une grande différence pour la composition de la population. La Morée a été le dernier asile des Grecs ; pendant la courte occupation des Vénitiens, un grand nombre est venu s’y réfugier des parties voisines de la Roumélie, et c’est à ces émigrations qu’on doit sans doute ces peuplades d’origine albanaise qu’on trouve en Achaïe, en Corinthie, en Argolide, et sur les îles qui l’avoisinent. Les Turcs, en y rentrant, n’y sont plus du reste venus comme à l’époque de leurs premières conquêtes. Ce n’était plus un peuple entier qui se précipitait comme un torrent, c’était une colonie militaire qui venait occuper un pays qu’on voulait maintenir. Aussi, tandis que les Turcs ne formaient guère, comme je l’ai dit, que le trentième de la population en Morée, on les trouve au-dehors dans une proportion toute contraire. Dans l’Attique, dont le sort a presque toujours été lié à celui de la Morée, les Turcs ne sont pas beaucoup plus nombreux. Ils le deviennent rapidement dès qu’on entre dans la partie de la Roumélie désignée sous le nom de Grèce occidentale ; enfin, dans la Thessalie, dans la Macédoine, dans l’Albanie, ils le deviennent de plus en plus jusqu’à ce qu’ils égalent ou surpassent même la population grecque. Je ne puis dire quelle est l’échelle que suit cette proportion ; je crois même qu’il est extrêmement difficile de la préciser avec quelque espérance d’exactitude ; j’ai simplement voulu signaler le fait. On sait que les Turcs ne font aucun recensement, ne tiennent aucun registre. Tout ce qu’on peut espérer d’apprendre à ce sujet ne peut se savoir que par les Grecs, qui n’ont eux-mêmes d’autre moyen que celui des évaluations. Une pareille source est toujours fort suspecte : elle l’est ici plus qu’ailleurs. Comme les Grecs ont intérêt à grossir leur nombre, pour diminuer celui des Turcs, on doit s’attendre de leur part à l’exagération qui leur est habituelle : le travail fait à Poros par les trois ambassadeurs doit nécessairement s’en ressentir, et il a certainement besoin de grandes corrections.

Lorsque les causes que j’ai signalées plus haut ont produit dans la composition de la population des différences aussi marquées, elles devaient produire dans les élémens mêmes dont elle se compose des dissemblances également sensibles. Elles auraient agi sur les Turcs, si, comme je l’ai dit, ce peuple n’était pas essentiellement un, et je dirai presque tout d’une pièce. Les Grecs qui étaient bien loin de posséder cet avantage, les ont profondément ressenties, et la nature y est venue joindre encore son immense influence. Des riches plaines de la Thessalie et de la Macédoine aux rochers du Pinde et de l’Albanie, le caractère des peuples devait se dessiner en traits bien opposés, lorsque surtout le défaut de civilisation empêchait tout rapport des uns avec les autres.

Population des montagnes.

Les habitans des plaines sont tous cultivateurs ; les montagnards aiment mieux la vie sauvage. Aucune espèce de culture n’apparaît entre leurs rochers ; quelques troupeaux, ou bien la pêche pour ceux qui sont près des côtes, forment tout leur revenu. Les Turcs ne se sont établis que dans les pays riches, et ont abandonné à qui voudrait les prendre des montagnes pelées, rebelles à la culture. Les tribus grecques qui s’y sont établies, trouvant à peine de quoi subsister, ont toujours été insignifiantes par rapport au reste de la population, et se seraient probablement fondues dans la masse, sans cette force d’habitude qui attache, comme on sait, les montagnards, plus que tous les autres, à leur pays, et surtout sans l’aversion pour le travail, qui leur faisait préférer une vie rude, mais indépendante, aux habitudes laborieuses du cultivateur des plaines. Comme l’imagination se plaît à tout anoblir, on a vu, dans ces hommes incultes des patriotes qui, fuyant le joug étranger, avaient voué à leurs oppresseurs une haine éternelle, et aimaient mieux fouler les neiges d’un pied libre que de ramper servilement sous le sabre d’un maître. On est heureux de trouver dans l’humanité une pareille élévation d’idées ; pourquoi faut-il qu’elle ne soit le plus souvent qu’une saillie brillante de l’imagination ?… Il est triste d’être forcé de convenir que la vie du montagnard grec est absolument celle d’un bandit. Il déteste le travail qui lui procurerait une honnête aisance ; mais il n’en est que plus avide d’argent, et pour parvenir à ce grand but, il n’est aucun moyen qu’il néglige. Toute l’activité de son esprit est concentrée vers le vol ; tantôt il attend le voyageur au passage pour le dépouiller ; s’il est plus hardi, il descend de nuit dans la plaine pour piller tout ce qu’il rencontre, dérober les fruits, enlever les bestiaux, quel qu’en soit le maître. Tels sont les exploits racontés par les chansons nationales. On dit que chez un peuple, elles sont le type du caractère : à ne s’en rapporter qu’à elles, le vol serait celui du caractère grec, car elles le placent toujours parmi les hauts faits. S’il y a dans le voisinage quelque pacha qui récompense largement les services, on voit les patriotes grecs accourir à sa cour pour lui offrir les leurs à l’envi. Celle d’Ali-Pacha en était peuplée ; c’est parmi eux qu’il choisissait ses sicaires les plus dévoués ; c’est de là que sont sortis tous les capitaines roumeliotes qui se sont fait remarquer dans la guerre actuelle : Odyssée, Gouras, Karaïskaki et une foule d’autres. Gouras se vantait hautement d’avoir été envoyé par Ali-Pacha à Athènes pour y assassiner un homme. Il montrait avec complaisance la place où il l’avait étendu mort d’un coup de pistolet tiré par derrière. Il se glorifiait surtout de l’adresse avec laquelle il avait attiré un malheureux dans le piége, en commençant par manger avec lui, jusqu’à ce qu’ayant gagné sa confiance, il se fût bien assuré qu’il n’était pas sur ses gardes. Aujourd’hui même, on trouve à chaque pas des Grecs au service des Turcs ; le parti qui paie est celui qu’ils préfèrent, et il n’a pas été rare de les voir en changer plusieurs fois dans cette guerre, où il est cependant question de leur indépendance. Ils l’avouent d’ailleurs avec beaucoup de franchise, et disent ouvertement qu’ils ne sont pas d’humeur à servir gratis ; qu’ils resteront avec tel parti tant qu’il paiera, et qu’ensuite ils passeront à l’autre. Ces confidences, ils les ont faites nombre de fois à plusieurs de nos officiers qui les ont visités, et leur conduite y a été conforme. Je pourrais citer une foule de circonstances où ces Grecs ont trahi la cause de leur patrie. C’est ainsi qu’à la journée de Peta, Vasso abandonna, par trahison, le corps des malheureux et imprudens Philhellènes, qui périt en entier. Dans le siége de Missolonghi, le fameux suliote Tzavellas vendait aux Turcs l’approvisionnement de la place, que les comités philhelléniques avaient envoyé aux assiégés, et sans cette ressource les Turcs auraient été dans l’impossibilité de continuer le siége. Je tiens ce fait, avec la circonstance qui l’accompagne, d’Ibrahim lui-même ; des Grecs à qui j’en ai parlé ont été obligés d’en convenir.

La réponse paraîtra facile, je le sais ; on dira que les trahisons sont le crime de quelques individus seulement ; que la masse les déteste ; que même, malgré ces alliances momentanées avec leurs ennemis, les Grecs n’en restent pas moins Grecs ; que ces monstruosités qui nous choquent ne sont que le fruit de leur extrême ignorance, comme cette ignorance et les vices qui l’accompagnent sont le produit de l’asservissement dans lequel ils ont été tenus ; enfin qu’il ne faut point s’arrêter à des détails, mais qu’un grand événement, comme la régénération de la Grèce, doit être vu de haut, et considéré dans son ensemble. J’admettrai ces raisons tant qu’on voudra ; je me bornerai seulement à observer en premier lieu que, lorsque nous voyons les mêmes faits se reproduire si souvent, la même conduite se répéter uniformément chez tous les hommes, à très-peu d’exceptions près, c’est une bien forte présomption pour établir sur leur compte une opinion générale. Je veux croire que la masse y est étrangère ; mais quel moyen avons-nous pour apprécier cette masse, et pour nous former une opinion contraire à celle que des faits patens concourent à établir ? Tout se réduit à l’assertion de quelques philhellènes, qui veulent être crus sur parole ; je qualifierai plus tard, comme elle m’a paru, d’après ce que j’en ai vu, cette nuée d’aventuriers qui est venue chercher fortune en Grèce. La discordance de leurs récits doit singulièrement prévenir contre ce qu’ils avancent, dans un sens comme dans un autre, et engager à rejeter un témoignage aussi suspect. Mais leur unanimité même affaiblirait peu dans mon esprit le témoignage des faits. C’est de faits que l’histoire se compose, et toute opinion qui s’établit sur d’autres bases est bien près du vague et de l’erreur. Ici, ce sont les faits que j’invoque, et lorsque j’en vois une masse toute réunie dans un même faisceau, c’est à eux seuls que je m’adresserai pour asseoir mon jugement. Que la majorité des Grecs soit ou non étrangère aux crimes de ses chefs, c’est ce que je ne sais pas. Je me suis borné à les signaler ; libre ensuite à chacun d’en tirer les inductions qu’il voudra. Quant à mon opinion personnelle, j’avoue que je ne me sens pas disposé à me fier aveuglément à des croyances ou à des enthousiasmes. J’avoue encore que ma foi n’est pas assez vive pour comprendre un patriotisme qui consiste à trahir sa patrie et à se vendre à l’ennemi, et que, à quelque degré d’ignorance qu’on veuille descendre, je ne conçois pas davantage que des actions aussi opposées puissent se concilier. Si on veut nous prouver que ce n’est point par amour pour les Turcs que les Grecs trahissent la Grèce, et qu’après la trahison ils ne les en détestent pas moins qu’auparavant, tout le monde le croira sans peine. Mais je demanderai encore, et pour la dernière fois, qu’on veuille m’expliquer comment cela peut être du patriotisme, et quelle espèce d’intérêt ce patriotisme peut nous inspirer.

Quant à cette raison banale, dont nous avons été si souvent fatigués, qu’il faut tenir compte aux Grecs d’un esclavage qui a dégradé leur caractère, et que ce ne sont pas eux, mais leurs oppresseurs, qui en sont véritablement coupables, elle est excellente pour un esprit spéculatif qui se contente de rechercher les causes et qui n’a point à s’occuper des faits. C’est un point de recherche historique, comme tout autre ; mais telle n’est pas la question qui nous intéresse. Quand il s’agit d’un pays, il faut le voir dans son état actuel ; peu importe ce qui l’y a amené. Pour faire de l’avenir, il faut partir du présent. Or tel est le présent en Grèce ; c’est la seule base de laquelle nous puissions partir pour savoir ce qu’il est possible d’en attendre, et ce que nous pouvons vraisemblablement faire pour elle. Quant aux explications historiques, je les admettrai avec plaisir comme choses d’instruction, comme leçons de l’expérience, mais j’en reviendrai toujours, comme point de départ et comme règle de conduite, au présent.

La question actuelle, nous dit-on encore, doit être vue de haut, et de mesquins détails en sont indignes. Malheureusement cette réponse est bien vague. À rejeter tous les détails, on risque de ne rien connaître et de parler sans savoir. Aujourd’hui qu’il s’agit de la Grèce, d’en tenir compte en politique, et de la faire entrer dans la grande combinaison que des intérêts bien plus importans sont venus soulever, il est cependant de quelque utilité de connaître ce qu’elle est ; autrement on se trompera et on bâtira sur le sable.

Cette digression m’a paru indispensable, parce que les mêmes observations se reproduisent à chaque pas dans la question actuelle. Je me bornerai dorénavant à y recourir, quand elles se présenteront de nouveau. Elles m’ont été inspirées par le premier sujet qui s’est offert, le souvenir qui me reste des montagnards grecs qu’on appelle indépendans. Ils détestent sans doute les Turcs, mais cette haine est commune à tous les Grecs et je ne vois point qu’elle leur ait inspiré des traits plus héroïques. Je n’ai point, à la vérité, assisté à leurs faits d’armes ; mais j’ai suivi leur histoire par leurs propres récits, par ceux d’une foule de témoins oculaires et impartiaux, et, qui mieux est, par ses résultats ; je m’en suis beaucoup plus rapporté à ces documens qu’à ce que j’en ai vu moi-même, quand je me suis trouvé dans leurs camps, lorsque j’en ai été entouré ; ce qui m’arrivait tous les jours pendant le temps que j’ai passé en Grèce. J’aurais craint, à ne consulter que les opinions du moment, de ne les avoir jugés que trop superficiellement et d’en tracer un portrait infidèle.

Ce que j’ai raconté de leur caractère suffit pour expliquer la part qu’ils ont prise dans la révolution actuelle. Cette révolution n’est aucunement venue d’eux : elle a pris naissance dans la masse du peuple, qui, opprimé par les Turcs, et plus encore par les primats qui servaient d’intermédiaires à ceux-ci, a voulu changer un ordre de choses qui la ruinait. Les bandits des montagnes ont dû se jeter avidement dans des troubles qui étaient tout-à-fait de leur goût, puisqu’ils leur promettaient du butin. Ils étaient les seuls qui fussent aguerris, c’est-à-dire qui eussent l’habitude de porter un fusil et de tendre une embuscade ; on les a reçus avec empressement comme les braves du pays, et l’armée qui a été improvisée les a nécessairement pris pour modèle, puisqu’on n’en connaissait aucun autre. Mais ce modèle apportait aussi une longue suite de vices ; ils ont promptement jeté des racines, et lorsque tout le monde est devenu pallikare, le pays n’a présenté qu’une scène de désorganisation, de querelles et de pillages. Ils ont incontestablement causé un grand tort à la Grèce, et, sans eux, je suis convaincu qu’elle aurait tiré un parti bien différent de la révolution. Mais pendant six années le mal a fait des progrès immenses, et il devient de plus en plus difficile de rencontrer dans la nation une classe dont on puisse espérer quelque bien.

Cette classe se trouve, comme partout ailleurs, parmi ceux qui vivent de leur travail. À peine la distingue-t-on aujourd’hui, et il faut aller la chercher dans le cœur du pays, pour croire qu’il est possible d’en parler autrement que par ouï-dire. Elle est devenue même si rare, que beaucoup de personnes judicieuses qui ont fréquemment abordé en Grèce, mais sans pénétrer dans l’intérieur, croient qu’elle n’existe déjà plus. Ceux qui ont fait partie de notre expédition, mais qui ne se sont point écartés de l’armée, en ont sûrement rapporté la même idée, car ils n’ont aperçu autour d’eux que ces pallikares dont j’ai déjà parlé, bandits chargés de fusils, de pistolets et de poignards, qui n’ont d’autre manière de subsister que par le vol, et dont nous avons plus d’une fois éprouvé la dextérité en ce genre ; ou bien ils ont rencontré, dans le peu de villages qui ont conservé quelques maisons, des fainéans accroupis, la pipe à la bouche, devant quelques poignées de figues et d’ognons, gagnant à peine quelques paras à ce misérable commerce, mais s’estimant heureux de n’avoir rien à faire. Nulle part enfin ils n’ont vu du travail. Je n’aurais pas été plus heureux si je n’avais passé quelque temps dans l’intérieur, et si je n’y avais reconnu une classe bien différente de ces pallikares si méprisables, quoique la plupart de ceux que nous voyons aujourd’hui y ont peut-être appartenu autrefois. C’est sur cette classe qu’a pesé tout le fardeau de la guerre.

Les campagnes ont été ravagées, les maisons brûlées, la population réduite au désespoir. Lorsqu’elle prit les armes par un mouvement spontané, qui fut beau, elle n’avait, je l’ai déjà dit, d’autre modèle devant les yeux que les bandits des montagnes. Elle ne pouvait faire la guerre autrement qu’à leur façon, et aucun résultat n’en pouvait sortir ; car cette guerre, dont je parlerai plus loin, n’est qu’une suite de pillages, de petites embuscades, d’actions isolées, où la ruse vient au secours de la lâcheté ; en un mot, c’est une guerre de brigands incapables de tenir contre un ennemi tant soit peu organisé. Cependant les Turcs, pris au dépourvu, furent chassés de la Morée, à l’exception de quatre places qui eurent le temps de s’approvisionner ; c’étaient le château de Morée, Patras, Coron et Modon ; la famine fit justice du reste. C’est elle également qui a détruit l’armée de Drama Ali, venue au secours de Napolie de Romanie. Néanmoins on ne peut s’empêcher de reconnaître que les Grecs montrèrent alors de la constance. Quoiqu’ils se soient bornés à occuper les défilés sur les derrières de cette armée, et que ce ne soit pas la force des armes, mais la faim seule qui l’a anéantie, c’était encore plus qu’on ne pouvait en attendre d’esclaves qui se relevaient à peine d’une longue oppression. Mais cette époque honorable de la révolution grecque fut de bien courte durée ; s’il y avait eu, dans cette première levée de boucliers, un bel élan d’un petit peuple qui osait encore braver le colosse qui l’avait si souvent étouffé de son poids, ce peuple retomba bientôt dans le chaos de désordres et de vices qui formaient malheureusement son entourage.

Dévastation du pays.

J’ai déjà dit tout le mal qu’avaient fait les pallikares. Le pillage marchait à leur suite : les chefs de bande parcouraient le pays en saccageant, et par ce moyen ils recrutaient leur troupe ; car ceux dont la maison avait été brûlée n’avaient rien de mieux à faire qu’à prendre un fusil pour chercher à se dédommager sur les autres du mal qu’ils avaient éprouvé. Ils devenaient brigands par nécessité, mais bientôt ils devaient prendre goût à un métier si commode. De jour en jour la dévastation, la dépopulation allaient croissant. C’est ainsi que le pays n’a bientôt présenté, dans toutes ses parties, qu’un monceau de ruines. La guerre contre l’ennemi a causé bien moins de mal. Les ravages des Égyptiens ont été bornés à un petit coin de la Messénie, tandis que, dans quelque partie de la Grèce qu’on pénètre, on la trouve entièrement ruinée. Demandez quels sont les auteurs de cette dévastation ; partout on vous répondra que c’est telle ou telle bande, tel ou tel capitaine. Cette réponse m’a été faite à chaque nouvelle ruine auprès de laquelle je m’arrêtais. J’ai vu, entr’autres, Mégare, qui était naguère une des villes les plus florissantes de la Grèce. Ses habitans industrieux jouissaient, sous les Turcs, de plusieurs immunités. Ils étaient les seuls gardiens du grand Dervend, le passage qui conduit en Morée ; à ce titre, ils ne payaient point d’impôts ; aucun Turc n’habitait au milieu d’eux, et ils se régissaient seuls. Leur pays était riche et parfaitement cultivé ; la ville comptait plus de 12,000 ames. Dans la guerre actuelle, les Musulmans n’ont jamais pénétré aux environs de Mégare, et il y a deux ans encore ce petit canton jouissait de toute sa prospérité. L’armée rouméliote y arriva alors, fuyant devant les Turcs, qui s’étaient enfin décidés à faire une attaque sérieuse. Elle était à peine entrée, que déjà la ville n’existait plus. Elle avait tout mis à feu et à sang ; les habitans s’étaient sauvés. Quand j’ai visité moi-même Mégare, je n’y ai trouvé que des décombres, les maisons brûlées, les oliviers coupés, les terres sans culture : tout portait les traces de la désolation la plus complète. Voilà cependant des faits qu’il eût été bon de mettre en regard des dévastations qu’on a tant reprochées aux Égyptiens.

Primats.

Si les pallikares ont causé un mal infini à la Grèce, il est une autre classe qui n’en a pas moins fait, et elle est encore moins excusable, puisqu’elle était plus éclairée : c’est celle des Primats, que nous appellerions la bourgeoisie. Sous la domination des Turcs, cette classe sert d’intermédiaire entre eux et la masse du peuple, et elle réunit dans toute leur perfection tous les vices de l’esclavage. Son contact avec les Turcs ne lui a donné que de la bassesse ; habituée à ramper devant des maîtres, elle ne connaît d’autres armes que la ruse et la perfidie ; tout sentiment noble lui est inconnu : la soif de l’or les a tous remplacés. Les seuls rapports qu’elle ait avec le pays sont ceux d’une sangsue publique. Autant elle est humble et servile vis-à-vis des Turcs, autant elle est impitoyable vis-à-vis du peuple, qu’elle est chargée de pressurer. Plus elle paie cher le privilége de recueillir les impôts, de présider les communautés du pays, plus elle s’en dédommage sur le peuple, et toutes les avanies qu’elle éprouve sont payées par la masse qui n’a pas droit de se plaindre. Peut-on s’attendre à ce qu’une classe aussi abjecte conçoive la liberté, et qu’elle ait vu dans la révolution autre chose qu’une belle occasion pour assouvir à son aise la cupidité qui a toujours été son idole ? On pourrait tout au plus s’étonner que le peuple lui eût donné la moindre confiance, lorsqu’il s’est réveillé de son esclavage, si on ne savait jusqu’à quel point ce peuple est ignorant. Lorsque la révolution s’est opérée à St-Domingue, tous les nègres étaient égaux ; il n’existait parmi eux aucune classe qui pût prétendre à diriger les autres. Le travail de choisir ceux qui en étaient dignes a été laissé à la nature, qui a toujours le secret de faire surgir les hommes du sein des masses. Mais la Grèce ne possédait malheureusement pas cette égalité. Quoique vis-à-vis des Turcs tous les Grecs fussent égaux, ils ne l’étaient cependant pas les uns vis-à-vis des autres. Il y avait chez eux une masse ignorante vouée au travail, et une classe instruite, la seule habituée aux affaires. Il a bien fallu qu’ils adoptassent cette dernière pour guide, quand il s’agissait d’une entreprise capable de faire reculer les esprits les plus intrépides, et les vices qu’elle apportait ont été le cortége obligé d’une révolution entreprise par d’autres qu’elle ; elle s’est hâtée de l’exploiter à son profit. Tant que la révolution avait été pauvre, elle s’était faite, sinon avec honneur, du moins avec constance. On voulut avoir de l’argent, et l’Europe en leur en envoyant fit aux Grecs le présent le plus funeste. À cet appât, toutes les divisions éclatèrent ; c’est pour l’argent qu’on se battit ; ce n’était plus pour la patrie. Arrivait-il de l’Europe, on se précipitait aussitôt à la curée. Les premières mains entre lesquelles il passait en retenaient tout ce qu’elles pouvaient, et à peine une faible partie entrait-elle dans les coffres du gouvernement. Alors le pillage recommençait avec plus de force parce qu’il était plus étendu.

J’expliquerai plus loin l’accord infâme qui s’est fait entre les primats et les chefs des troupes, pour voler l’état, sous le prétexte de l’entretien de l’armée. Ce pillage était public, et loin de le cacher, tout le monde l’avouait ouvertement : on le regardait comme un moyen de faire fortune tout comme un autre.

Guerre civile.

Tant qu’il y a eu matière à voler, les primats et les chefs de bandes se sont entendus merveilleusement. Mais la mine a fini par être épuisée ; alors les divisions ont éclaté. Il s’agissait de s’arracher les dépouilles ; personne n’en avait eu assez, et chacun signalait des voleurs. Les primats, d’un côté, qui composaient le gouvernement nominal ; les chefs de bandes, de l’autre, qui avaient la force réelle, se sont fait une guerre acharnée. Les premiers avaient besoin d’alliances, il a fallu les payer, de sorte que tout l’avantage du combat a été pour les seconds. C’était le pays qui en faisait les frais, bien moins encore par les sommes considérables qui, au lieu de servir à sa défense ont été partagées entre les voleurs, que par le mal beaucoup plus grand qu’a excité cette guerre intestine, en divisant toute la nation, en ranimant avec plus de fureur que jamais cette soif de l’or pour laquelle les Grecs n’ont que trop de penchant, en étouffant tout ce qu’il y avait de sentimens honnêtes, pour y substituer les passions les plus viles, en sacrifiant enfin à ces passions les intérêts les plus importans de la patrie. Les Égyptiens étaient en Morée et la parcouraient sans obstacle dans tous les sens ; la cause de la liberté expirait sous les coups d’un ennemi auquel rien ne résistait, et la Grèce était déchirée par une guerre civile cent fois plus cruelle que la guerre étrangère. Les Turcs n’avaient qu’à demander des traîtres pour qu’ils se présentassent en foule, et il est hors de doute que si Ibrahim eût continué le système qu’il avait suivi dans les premiers temps, s’il avait voulu employer, comme il le pouvait, l’arme si puissante de la corruption, la Grèce eût été entièrement asservie, bien avant le moment où nous sommes intervenus dans cette question. Mais par inclination il aimait mieux tout devoir à la force des armes ; victorieux dans toutes les rencontres, l’ennemi lui échappait sans cesse : en attendant, le temps se passait, les maladies décimaient son armée ; enfin a eu lieu notre intervention qui a changé entièrement la face des choses. Quoiqu’elle soit venue bien tard, elle a heureusement encore trouvé une portion saine dans la population. Cette portion est bien peu nombreuse : à peine est-elle perceptible ; cependant elle existe et elle est digne de tout notre intérêt, car elle peut seule régénérer la nation.

Population des plaines.

Dans les plaines de l’Élide, sur les côtes de l’Achaïe, dans les environs d’Argos et de Tripolitza, dans la belle vallée de l’Eurotas, j’ai vu encore des cultivateurs qui s’efforcent de se relever de leurs désastres. Bien différens de ces pallikares qui ne nous inspirent que du dégoût, ils ont l’air laborieux et honnête ; ils sont propres, doux, bienveillans et hospitaliers ; leurs armes sont des instrumens de culture. Il faudra sans doute bien du temps pour éclairer leur ignorance, mais au moins il y a de la ressource chez eux, parce qu’ils ne sont pas corrompus comme les primats, ni brigands comme les pallikares. Une chose leur fait beaucoup d’honneur : c’est la rareté des crimes parmi eux. Elle est d’autant plus surprenante aujourd’hui, qu’on devrait s’attendre à tout le contraire, après six années de désordres, au sein d’une misère affreuse, et lorsque tant d’exemples de dépravation sont donnés par une classe supérieure. Cependant il n’y est presque jamais question de vols, d’assassinats et d’autres crimes assez communs dans les pays les plus civilisés. Leur organisation communale pourrait également être prise pour modèle ; elle date probablement d’une époque ancienne et en a toute la simplicité. Le chef de la commune est choisi par les habitans et exerce gratuitement ses fonctions. Ils sont garans et solidaires les uns des autres ; si un crime est commis dans l’intérieur de la commune, elle est responsable de ses suites ; si un des habitans éprouve un malheur, si sa maison est brûlée, par exemple, la commune lui en tient compte et remplace la perte. Cette organisation fort simple avait quelque chose de paternel et dénotait des mœurs pures. Elle a été changée par le président du gouvernement actuel ; il a pensé, sans doute, qu’elle n’était plus compatible avec l’état présent de la Grèce, qu’il était nécessaire que le gouvernement fit sentir partout et à chaque instant sa vigoureuse influence, que l’organisation ancienne pouvait être bonne dans un temps tranquille, mais que, la classe pour qui elle avait été faite ayant été presque entièrement détruite, il fallait que l’administration fût appropriée à une société divisée, et qu’elle fût assez forte pour être à la fois protectrice et répressive. Il a organisé cette administration à peu près sur le pied où elle est en France ; les démogérontes sont encore nommés par la commune, mais ils relèvent et reçoivent les ordres de l’autorité supérieure, suivant des degrés de hiérarchie établis ; la justice qu’ils exerçaient auparavant a également été retirée de leurs attributions et réservée à des tribunaux qui n’existent, à la vérité, encore qu’en projet. Je reviendrai sur ce sujet quand je parlerai du gouvernement.

Je me bornerai à signaler ici la plus grande difficulté que le président rencontre à relever un pays qui a été déchiré par tant de désordres. Il existe encore en Grèce une classe dont on peut espérer de tirer parti, mais le tout est d’arriver jusqu’à elle. D’abord elle est dans une profonde ignorance ; elle n’a fourni que son sang dans la révolution et elle est toujours restée étrangère à sa direction. Toutes les avenues du pouvoir sont occupées par les primats ; ils sont encore aujourd’hui les intermédiaires obligés entre le gouvernement, et le peuple est forcé de s’en servir pour établir la chaîne qui communique de l’un à l’autre. Ce n’est que parmi eux qu’on peut trouver des administrateurs ; la masse qui est habituée à recevoir leur impulsion, qui ne connaît qu’eux, est incapable de concevoir un gouvernement central et régulier. Tant qu’elle ne sera pas éclairée, et ce ne sera pas l’œuvre d’un jour, l’influence et la direction du pays doivent appartenir aux primats ; et que d’obstacles s’opposent encore a ce qu’elle le soit ! Sans parler de tous les préjugés de la superstition et d’une longue habitude, du peu de goût que doivent avoir les primats pour que la civilisation se répande dans la classe inférieure, la misère de cette classe est si grande, qu’avant tout il faut songer à l’en tirer. On aura beau créer des écoles, tant que le peuple mourra de faim elles seront désertes. On a été jusqu’à imaginer d’élever de jeunes Grecs en France, de leur donner une éducation élégante et soignée, comme si on ne devait pas s’attendre à ce que plus cette éducation serait perfectionnée, plus on les rendrait inutiles à leur pays. Quand ils auront pris les goûts et les habitudes de la civilisation avancée dont nous jouissons, retourneront-ils au milieu de peuplades presque sauvages, ou, s’ils en ont la constance, se feront-ils comprendre d’elles, surtout lorsqu’ils leur apporteront des idées d’un ordre élevé et des connaissances scientifiques ? Qu’on instruise ces jeunes Grecs dans notre agriculture, qu’on leur apprenne à connaître le prix et à tirer parti de la terre : on leur aura rendu le plus grand de tous les services et on aura fait des hommes utiles ; toute autre éducation ne peut qu’être nuisible à eux et à leur pays.

Misère.

Ainsi la première de toutes les nécessités est de soustraire le peuple à la misère qui le dévore. Le pays est ravagé de fond en comble, les maisons sont brûlées, les vignes et les oliviers sont arrachés, les troupeaux détruits, le peu de capitaux que possédait le pays absorbés et passés en entier entre les mains des voleurs. Au milieu de tant d’obstacles, il y a bien peu d’espérance qu’il puisse de long-temps se relever de ses ruines. On manque de semences pour féconder la terre ; le gouvernement pourra en distribuer, mais le peuple qui meurt de faim les consommera au lieu de les employer à la culture. Un philanthrope anglais avait imaginé d’introduire les pommes-de-terre en Grèce, il en avait planté sur plusieurs points ; pendant la nuit elles étaient déterrées et volées par les malheureux qui n’avaient rien pour subsister. Les bras manqueraient moins que le reste[3] : car s’ils sont insuffisans pour cultiver tout le pays, ils suffiraient du moins pour cultiver ce qui est nécessaire à sa subsistance. Mais l’extrême misère est l’obstacle le plus pénible à surmonter. Toute culture demande des capitaux, quelque petits qu’ils soient ; elle ne peut se passer d’instruments, de bestiaux et de ces premières avances qui font vivre le cultivateur dans l’intervalle qui s’écoule avant qu’il puisse retirer de la terre ce qu’il lui a confié. Elle a également besoin de confiance et de sécurité, car quel est celui qui travaillera, s’il doit craindre que le fruit de ses peines lui soit ravi au moment où il pourrait espérer de le recueillir ? Telles sont les causes qui s’opposent à ce que la Grèce puisse guérir ses plaies profondes. Le temps seul triomphe de la misère : il dépend de la fermeté du gouvernement de rétablir l’ordre, de ranimer le goût du travail, de faire que le plus profitable de tous les métiers ne soit pas celui du brigandage, car tant qu’il en sera ainsi on doit désespérer de mettre le travail en honneur. L’œuvre est à la vérité difficile, j’ai déjà signalé un des plus grands obstacles, l’obligation où est le gouvernement de se servir de la classe corrompue des primats. J’en indiquerai d’autres à mesure que je considérerai les divers aspects sous lesquels se présente la Grèce. C’est ainsi qu’on peut compter dans ce nombre le manque d’accord, la défiance et même la haine mutuelle qui séparent les habitans en une multitude de partis et de rivalités ennemies.

Rouméliotes et Moraïtes

J’ai déjà indiqué la principale division de la population grecque en deux nuances opposées l’une à l’autre, les habitans des montagnes et les habitans des plaines, ceux qui vivent de pillage et ceux qui vivent de travail ; ils se détestent et se méprisent réciproquement. Quand j’ai vu les Rouméliotes, ils m’ont ouvertement témoigné leur mépris pour les Moraïtes qu’ils appellent des lâches, des Grecs dégénérés, tandis qu’eux seuls possèdent le courage et constituent la seule force de la patrie ; eux seuls tenaient tête aux Turcs, s’immortalisaient par l’héroïque défense de Missolonghi, pendant que la Morée courbait humblement la tête sous le joug égyptien. Aussi la cause de la liberté n’est point dans la Morée ; ce qu’on a fait pour elle n’est rien pour la Grèce ; peu leur importe que la Morée redevienne ou non une province Turque : elle est digne de l’être ; la Roumélie seule est la terre de l’indépendance. Dans ces discours où se mêle toute l’exagération qui leur est propre, ils ne cachent pas qu’ils ne tiennent aucun compte de ce que l’Europe a fait jusqu’à présent pour la Grèce, et que tous les services rendus à une race différente de la leur sont autant d’injures dont on semble vouloir abreuver les véritables enfans de la liberté. D’un autre côté les Moraïtes ne ménagent pas davantage les Rouméliotes. Ils ne voient en eux que des brigands qui ne sont braves que pour le pillage et qui fuient devant l’ennemi ; ils leur rappellent le bombardement de Napoli par Grivas et la déroute honteuse de la journée d’Athènes ; c’est alors qu’on a vu trois cents Delhis disperser en un clin d’œil plus de dix mille Rouméliotes, et cependant Ibrahim était depuis quatre ans en Morée avec quarante mille hommes de troupes excellentes, sans avoir encore pu la soumettre. Si l’immense supériorité du nombre et de la tactique lui a donné la victoire dans le combat, les Moraïtes ne se sont pas soumis pour cela. Ils n’ont cessé de harceler leur formidable ennemi, ils ont épuisé ses forces par une guerre de détail, et déployé une constance dont les Rouméliotes n’eussent pas été capables. Ce sont ces dangereux auxiliaires qui ont ruiné la cause de la Grèce ; ils n’y ont apporté que le trouble et le pillage, ils ont englouti toutes ses ressources et l’ont déchirée par leur anarchie sanglante. C’est pour la Roumélie que la Morée a prodigué ses trésors ; elle a fait, à toutes les époques, les plus grands efforts pour voler au secours de sa sœur menacée, et quand le moment du danger est venu pour elle, elle en a été lâchement abandonnée ; elle n’a trouvé que des ennemis chez ceux qu’elle avait traités en frères.

J’ai longuement rapporté ces reproches réciproques pour donner une idée de l’animosité qui règne entre les deux partis. J’ajouterai que ceux qui sont dans la bouche des Moraïtes me paraissent les mieux fondés. Il faut même dire une chose à leur louange ; quand les Rouméliotes se montrent si indifférens sur le sort de la Morée, si mécontens même de ce qu’on a fait pour elle, les Moraïtes au contraire ne cessent de témoigner un vif intérêt pour le sort de la Roumélie. Dans leurs idées sur l’indépendance et l’état grec, ils trouvent que la Grèce ne peut être forte si elle est bornée à l’isthme de Corinthe, et ils souhaitent ardemment que les limites en soient étendues. Les Moraïtes sont beaucoup plus susceptibles d’organisation que les autres ; il y a bien moins de pallikares parmi eux, et l’on peut plutôt espérer de rétablir un gouvernement régulier dans leur pays que dans les rochers de la Roumélie, qui n’ont jamais servi de retraite qu’à des bandits. Il est très-vrai que les principaux fauteurs des désordres ont été les Rouméliotes ; que sans eux la Morée serait probablement venue à bout de s’asseoir et de se garantir d’une grande partie des maux que l’anarchie et la guerre civile ont traînés à leur suite.

Mais la Morée elle-même est bien loin d’être sans divisions. Il y a chez elle des montagnards et des cultivateurs des plaines. Les Arcadiens, et surtout les Maïnotes, ont toujours mené un autre genre de vie que les habitans de l’Argolide, de la Corinthie, de l’Achaïe, de l’Élide et de la Messénie, des environs de Tripolitza et de Mistra. Ce sont des pallikares, comme les Rouméliotes ; comme eux, ils ne vivent que de rapines et se sont montrés en hostilité constante avec les cultivateurs qu’ils appellent des esclaves. Un trait assez caractéristique de cette antipathie est ce propos d’un Maïnote qui, en me parlant des Moraïtes, les qualifiait en masse de lâches et de peuple sans honneur. Suivant lui, le Magne était seul la patrie des hommes de cœur, la Morée ne comptait que des esclaves et une race abâtardie. Dans ses invectives il désignait la Morée, comme si le Magne en était entièrement distinct et ne voulait même pas qu’il en fit géographiquement partie.

Maïnotes

On s’est beaucoup occupé des mœurs des Maïnotes ; on a voulu voir en eux des descendans directs des Spartiates, et l’espèce de résistance qu’ils ont faite aux Turcs a presque ennobli leurs brigandages. Il ne sera peut-être pas inutile de donner ici une courte description du Magne, tel qu’il m’a paru être lorsque je l’ai visité à la fin de 1828.

Le Magne comprend toute la chaîne du Taygète qui est renfermée entre les deux golfes de Kolokythia et de Coron, et dont l’extrémité forme le cap Matapan (le cap Ténare des anciens). Cette chaîne est complétement nue ; la température y est tour à tour glaciale et brûlante, et les rochers décharnés dont elle est hérissée de toutes parts ne présentent aucune trace de verdure. Cependant on y découvre de nombreux villages. Tantôt ils sont perchés sur un pic élevé, tantôt ils se projettent au milieu de la mer, sur des rochers qui forment des anses nombreuses le long de ce grand développement de côtes. On conçoit avec peine qu’une population agglomérée sur ces rochers stériles puisse y trouver de quoi vivre ; mais l’industrie des Maïnotes a su y pourvoir. Ils ont un trait frappant de ressemblance avec leurs illustres ancêtres, c’est le penchant au vol, nulle part on ne trouve une société de voleurs aussi bien organisée. Le Maïnote méprise le travail, ne vit que de rapines et de crimes ; la trahison est son arme favorite, et on voit rarement chez lui ce noble élan du courage qui fait braver le danger à visage découvert. Voleur infatigable, il attendra le voyageur au bord du précipice, et il ira dépouiller le navire sans défense, que le calme retiendra près de ses côtes. D’autres fois, il descendra de ses montagnes pour enlever des troupeaux dans les riches environs de Mistra et de Calamata, et piller ses voisins qu’il regarde comme une race sujette. Au moment même où nous bloquions Coron, occupé alors par les Turcs, des barques venaient secrètement du Magne pour y apporter des vivres, et il fallut des exemples sévères pour les en écarter. Entre eux-mêmes le caractère turbulent et voleur des Maïnotes ne veut reconnaître le frein d’aucune loi. Avant la révolution grecque, ils obéissaient nominalement à des beys, dont la dignité appartenait à la famille des Mavro-Michali. Mais ces beys n’avaient d’autre autorité que celle que leur donnait la supériorité d’influence et de richesse sur les autres familles du pays, et elle devait être fort précaire. C’étaient eux cependant qui représentaient leur pays auprès de la Porte, et un de leurs fils y était toujours détenu comme ôtage. L’organisation à laquelle on peut le mieux comparer celle du Magne (autant que cette comparaison peut s’appliquer à un pays barbare) est une féodalité libre. Les familles auxquelles leurs richesses donnent de l’influence réunissent autour d’elles un nombre de bandits plus ou moins grand ; c’est avec eux qu’elles portent le pillage au-dehors, et se font la guerre entre elles. On remarque dans les villages leurs maisons fortifiées, comme elles l’étaient chez nous au moyen âge. Les Maïnotes n’ont jamais été positivement conquis par les Turcs, parce que ces derniers s’occupaient peu de la possession d’un pays d’aucune valeur ; ils ne leur payaient qu’un léger tribut que recueillait le Capitan Pacha dans sa tournée annuelle, et ils étaient assimilés aux insulaires de l’Archipel. Dans la guerre des Égyptiens, ils ont su se défendre contre Ibrahim, et une attaque qu’il tenta contre Cechriès, où un retranchement permanent a été élevé depuis nombre d’années, fut infructueuse. Il ne l’a pas renouvelée, parce qu’il fut distrait par d’autres soins, et aussi parce qu’il jugea inutile de s’obstiner à une attaque dont la réussite était indifférente pour ses vues, et ne le dédommagerait jamais de ce qu’elle pourrait lui coûter. Il préféra se servir des Maïnotes pour faire venir secrètement de Candie les approvisionnemens dont le blocus des escadres alliées empêchait l’arrivage à Navarin. Au moment du danger, l’autorité des beys avait quelque influence dans le Magne ; dès qu’il cessait, l’anarchie recommençait avec plus de violence, et la guerre civile l’a presque toujours ensanglanté. Aujourd’hui il faudra plus de temps que dans toute autre partie de la Grèce pour que l’ordre vienne à s’y établir, et maintenant que le peu d’autorité qu’avaient les beys s’est tout-à-fait écroulé, celle d’un gouvernement central venant de Napoli ou d’Égine sera bien moins écoutée encore. Il est difficile de savoir, même par approximation, à combien se monte la population du Magne : comme tous les environs y ont cherché un refuge, des plaines de l’Eurotas comme de celles du Pamisus, elle est plus forte que jamais. Mais la renaissance de l’ordre et de l’agriculture doit la diminuer tous les jours. Malheureusement une partie des populations fugitives a dû prendre chez les Maïnotes le goût du brigandage ; et là, comme dans toutes les autres portions de la Grèce, cette lèpre, presque impossible à guérir chez un peuple sauvage, rendra pour long-temps encore illusoire toute espérance de régénération.

Je viens de parler de la province de la Morée qui se distingue le plus de toutes les autres. Mais il est encore dans la population de cette péninsule des divisions nombreuses et fortement senties. Tout le long des côtes qui regardent l’Archipel, les habitudes du peuple tiennent beaucoup de celles des insulaires, et elles ont souvent servi d’asile aux pirates. J’ai déjà dit que les rives de l’Argolide et celles du golfe de Corinthe étaient habitées par une race albanaise qui a peu de rapports avec le reste des Grecs. Elle s’en distingue par un extérieur plus prévenant, plus de travail, plus d’entente de l’agriculture, et par conséquent plus de richesse. Elle se mêle peu avec eux, et la langue nationale, qu’elle parle toujours, lui conserve un caractère d’originalité.

Entre les Grecs cultivateurs des plaines, on remarque également plusieurs différences ; dans un pays aussi étroit, il y a des nuances nombreuses d’idiomes, de mœurs et de caractères. L’ignorance, la superstition et l’amour de l’argent, sont les points de rapprochement les plus intimes. C’est le fruit de la barbarie et d’un long asservissement qui tenait les parties mêmes les plus voisines sans rapport les unes avec les autres ; aussi y a-t-il, de canton à canton, une foule de rivalités et d’animosités qui déchirent tout le pays, et le jettent dans un état continuel de disputes, de petites guerres et de vengeances. La misère leur donne aujourd’hui leur principal aliment, et à cette disposition bien malheureuse des esprits les primats sont venus joindre leurs intrigues et les chefs de bandes leurs sanglans démêlés. On conçoit tous les désordres qui ont dû résulter, et la prodigieuse activité qu’a dû prendre la guerre civile chez un peuple où il y avait tant de germes de discorde.

Caractère.

L’ignorance et la superstition sont poussées, dans la masse du peuple grec, au plus haut degré possible ; ce n’est pas que la nature ait été avare de ses dons envers lui. Elle lui a, au contraire, départi l’intelligence à un merveilleux degré, et, je l’ai déjà dit dans un autre endroit, c’est une étude fort instructive que d’observer la finesse et l’adresse que les Grecs déploient pour arriver à leurs fins. Avec eux, il faut être constamment sur ses gardes. Aucune parole, aucun geste n’est perdu ; ils lisent dans vos regards jusqu’à vos pensées les plus secrètes, et en un clin d’œil ils vous auront deviné. Ils s’envelopperont des dehors de la bonhomie, de la stupidité même ; mais sous cette écorce grossière est toute l’astuce du renard, et satisfaits de vous avoir trompé, ils triompheront de vos mépris. Il n’est pas un acte, pas un mot qui ne soit calculé chez eux, ils saisissent au premier abord et avec un rare instinct les détours les plus éloignés qui peuvent les rapprocher de leur but, et, pareils au vaisseau qui louvoie contre le vent, ils éviteront d’y marcher droit, pour marcher plus sûrement. Nul n’est plus habile pour trouver le côté faible, et ils réuniront pour l’attaquer tout ce que leur génie inventif leur fournit de ruse et d’adresse ; la flatterie, l’imagination, la pitié, l’intérêt, la persuasion, ils manieront tout avec un égal bonheur. Si ces moyens sont insuffisans, ils auront recours à la persévérance, et à force de suivre l’objet qu’ils veulent atteindre, ils finiront par s’en emparer. Comme le prix du temps leur est inconnu, c’est une dépense qui n’entre pas dans leurs calculs, et s’ils voient quelques paras au bout de leur journée, ils attendront avec patience, et la perdront tout entière à prier, solliciter, circonvenir par tous les moyens possibles, plutôt que de songer à un travail qui leur en vaudrait le décuple. C’est que dans leur ignorance ils ne conçoivent d’autre valeur que l’argent ; c’est l’échelle à laquelle ils réduisent toute chose, et ce qui n’est point argent est sans prix à leurs yeux. Cette aberration d’idée chez un peuple spirituel et qui raisonne avec une merveilleuse sagacité est facile à expliquer. Sous la domination turque, les sujets ne possèdent rien qui soit à l’abri de la cupidité du maître ; les fidèles eux-mêmes sont exposés tous les jours à voir leur fortune enlevée par le caprice d’un pacha : à plus forte raison, les Rayas n’ont rien en propre, et la richesse qu’on pourrait leur supposer serait pour eux un arrêt de proscription. S’il leur a fallu de l’adresse pour l’acquérir, il leur en faut bien plus encore pour la cacher, et les dehors de la misère peuvent seuls la mettre à l’abri[4]. Comme l’argent est la seule valeur qu’il soit possible de soustraire à des regards investigateurs, et d’emporter avec soi le jour où il faudra fuir la persécution, c’est aussi la seule qui soit utile ; car toutes les autres auront besoin d’être converties en elle, pour que la possession n’en soit pas environnée de chances et de dangers. Ces idées, qu’une longue habitude a enracinées chez les Grecs, n’ont pu qu’être fortifiées par les troubles au milieu desquels ils ont vécu dans les dernières années. S’il est facile de remonter à leur source, il ne l’est pas moins de les suivre dans leurs conséquences, et nous pouvons nous attendre à ce que, tant qu’elles subsisteront, c’est à-dire jusqu’à ce qu’on soit parvenu à vaincre tous les préjugés par la force de l’expérience, et à réformer entièrement le caractère et les habitudes de tout un peuple, elles seront un obstacle insurmontable à ce que les capitaux, sans lesquels le pays ne saurait être vivifié, sortent de la terre où ils sont enfouis. Il faut une longue suite d’ordre, de tranquillité et de bon gouvernement pour leur inspirer de la confiance. Mais cette œuvre ne peut être que celle du temps ; les mœurs, qui sont le fruit des siècles, pèsent d’un poids énorme sur les générations, et ce ne sont pas quelques années, bien moins encore des leçons et des théories, qui modifieront un ensemble dont l’ignorance et la misère ont consolidé toutes les parties.


    jouissent aussi bien de leurs propriétés que les membres du tiers-état, dans la France ancienne, et leur situation est légalement à tous égards supérieure à celle des protestans, depuis la révocation de l’édit de Nantes jusqu’au règne de Louis XVI, et à l’existence des catholiques irlandais, sous le joug des lois jalouses que fait peser sur eux l’Angleterre protestante.

  1. Voyez le cahier précédent. — Si nous suivions l’ordre indiqué par l’auteur de ces observations, c’est ici que devrait se trouver le paragraphe relatif à l’île de Candie. Mais, pressés par l’abondance de nos matériaux, nous avons cru pouvoir l’omettre, « les Candiotes, au reste, n’ayant jamais paru directement, comme il l’observe lui-même, dans l’histoire de la révolution grecque. »
  2. Il n’est point vrai que la loi de Mahomet ne laisse d’autre alternative aux infidèles que le Coran ou le sabre. Elle ordonne positivement au contraire de protéger les rayas qui paient exactement le tribut ; mais elle les considère en tous points comme une espèce fort inférieure aux fidèles, et leur commande de rester dans la classe des sujets, tandis que ceux-ci ont toutes les prérogatives des maîtres.
  3. La population de la Morée était portée avant la guerre à 400,000 habitans ; il est fort difficile aujourd’hui d’en faire même une évaluation approximative. On en a tenté plusieurs qui diffèrent beaucoup entre elles. Les Grecs veulent y retrouver l’ancienne population ; d’autres ne la portent qu’à 80,000 ames. Je crois qu’elle s’élève tout au plus à deux cent mille.
  4. Cette proposition générale me paraît susceptible de modifications importantes. Sans nier les excès auxquels l’avidité et le caprice des pachas peuvent les entraîner, les rayas des trois nations grecque, arménienne et juive, dans l’empire ottoman