OÏNA ET RIYÂ,

POÈME

Traduit du persan de Djâmy,

Par M. de Chézy.

Séparateur


Motamer, chef distingué parmi les Arabes, se rendit un soir au tombeau du prophète. Il se livrait à peine à ses pieuses méditations, qu’un long gémissement vient frapper son oreille attentive, et bientôt il entend former cette plainte touchante :

— Quelle peine t’agite, ô mon cœur, dans cette nuit funeste ; quel est ce poids insupportable dont tu te sens oppressé ?… Est-ce la voix du rossignol, qui, en faisant retentir les airs des accents de la douleur, te fait palpiter avec tant de violence ; ou bien ton amie dans cette nuit obscure méditerait-elle son départ ? te serait-il annoncé par ces sombres pressentiments… Ô nuit ! d’où te vient cette lenteur cruelle ? Le firmament est-il donc devenu immobile ? l’astre du jour s’est-il égaré de sa route accoutumée ?… Pourquoi le chantre du matin ne fait-il pas entendre sa voix éclatante ? pourquoi le Moézzin demeure-t-il muet au haut du minaret sacré ?… Hélas ! et je n’ai pas un ami pour recueillir mes larmes !…

Suffoqué par ses sanglots, l’infortuné se tut alors, et il régna le plus profond silence. Motamer, qui était resté immobile à sa place, s’affligeait de ne s’être point laissé guider au milieu des ténèbres par la voix de cet enfant du malheur, afin de le découvrir et de lui procurer quelque consolation, ou au moins de partager ses souffrances, lorsque sa voix plaintive exprima de nouveau, dans les vers les plus passionnés, les peines, et les tourmens de l’amour.

Le sensible Arabe ne laissa point échapper cette nouvelle occasion, et il s’avança tout doucement du côté d’où partaient ces douloureux accens. La lune qui, dans cet instant, sortait d’un nuage, lui laissa apercevoir un beau jeune homme dans l’attitude pensive de la mélancolie ; son front, d’une blancheur éclatante, réfléchissait la plus douce lumière, et les boucles de ses cheveux, ombrageant en partie sa figure gracieuse, ressemblaient à la flexible hyacinthe, flottant sur une touffe de lys. Ses joues étaient inondées de pleurs…

— Infortuné, lui dit Motamer attendri, dis-moi, je t’en conjure, quelle tribu s’enorgueillit de ton origine ?

Dis-moi quel est ton nom, verse avec confiance tes peines dans ce cœur, qui déjà se sent entraîner vers toi par la sympathie la plus douce. — C’est parmi les Ansarites, lui répondit le jeune homme d’une voix faible et languissante, que j’ai reçu le jour : mon nom est Oïna ; et si, comme tu me le témoignes, tu prends quelque intérêt à mon sort, repose-toi près de moi : je sens qu’il me sera doux de te confier le sujet de mes peines.

Hier, au lever de l’aurore, je me rendis à la mosquée de Éhzâb. L’ame remplie du plus saint enthousiasme, j’adressai au Créateur et à notre grand prophète les vœux d’un cœur pur et innocent ; après avoir rempli tous les rits sacrés de la prière, je m’enfonçai dans un petit bois de palmiers.

Là, je m’abandonnais à ces rêveries délicieuses que fait naître dans l’ame le doux réveil de la nature, lorsque j’aperçus un groupe de femmes sveltes et légères, qui, tout en folâtrant comme de jeunes gazelles, s’avançaient vers moi. À leurs oreilles pendaient des perles précieuses ; de riches colliers suivaient les mouvemens de leurs seins agités ; leurs longues robes, en flottant avec grâce, exhalaient un parfum céleste, et le bruit de leurs pas faisait tressaillir. Mais l’une d’elles surtout était d’une beauté angélique ; un charme divin était répandu sur toute sa personne ; elle brûlait au milieu de ses compagnes, comme une Péri entourée de simples mortelles. À son sourire plein d’ivresse, l’ame succombait de désirs.

Tout à coup elle les devance, s’approche seule de moi, se penche sur ma tête, et me dit ces douces paroles : « Oïna, laisseras-tu long-tems encore languir ce cœur qui dépérit pour toi ! »

Puis elle disparut avec la rapidité de l’éclair. Hélas ! elle a allumé dans mon cœur un feu dévorant, et comme une vapeur légère elle s’est évanouie sans laisser la moindre trace. Son nom, les lieux qu’elle habite, tout est mystère pour moi. Depuis cet instant, je ne connais plus de repos, et dans le trouble qui m’agite, j’étais venu conjurer le prophète d’éloigner de mon sein la langueur qui le consume. Mais trop vain espoir !…

Oïna soupira alors amèrement, et après un léger intervalle, il s’écria avec force : Oui ! quelle que soit la distance qui nous sépare, objet chéri, mon cœur est uni au tien par un nœud indissoluble. Cette enveloppe matérielle est seule assujétie à l’éloignement, mais l’âme active qui l’anime te saisit, malgré l’espace, de l’œil ardent de la contemplation ! Vois l’ardeur dévorante qui me consume, et rends le calme à ce cœur que tu as livré à l’agitation la plus violente. Reviens, car sans toi le paradis, malgré ses éternelles délices, ne serait plus pour moi que l’habitation d’un éternel désespoir.

— Quelles paroles viennent de sortir de ta bouche, jeune insensé ! lui dit Motamer du ton du reproche. L’amour d’une simple mortelle peut-il t’aveugler au point de te rendre ingrat envers l’être des êtres, de te faire mépriser l’asyle fortuné où les élus de son cœur doivent s’enivrer à jamais des plus pures voluptés ? Renonce, crois-moi, à cette passion funeste, et reprends un peu d’empire sur tes sens. — Étranger au pouvoir invincible de l’amour, lui répondit Oïna, tu ignores que le cœur où il a jeté de profondes racines, n’en eût-il recueilli pour tout fruit que la douleur et les alarmes, se révolterait contre le ciel lui-même, s’il voulait l’en arracher ! Le musc peut à la longue perdre son ravissant parfum ; le rubis, sa couleur ; le ciel, son mouvement ; la terre, sa stabilité ; mais ton souvenir, ô mon amie, ne s’effacera jamais de mon ame !

Motamer, touché de l’état où il le voyait, passa le reste de la nuit à lui prodiguer les consolations les plus tendres ; et dès que les étoiles commencèrent à pâlir, ils dirigèrent ensemble leurs pas vers la mosquée de Éhzàb.

Un air doux et suave agitait mollement les cimes des palmiers, et ils entraient à peine dans le bois, que le même groupe de femmes qui étaient apparues la surveille à Oïna, vinrent s’offrir à leurs regards avides. Hélas ! leur belle compagne n’était plus au milieu d’elles : les étoiles brillaient encore, mais la lune avait dérobé sa douce lumière. — Elle nous a quittées celle que ton cœur désire, dirent-elles à Oïna, en s’approchant de lui : un autre asyle s’embellit de sa présence ; c’est vers la tribu des enfans de Sélim qu’elle a dirigé sa marche gracieuse : trop heureuse tribu qui possède tant de charmes ! Cependant avant son départ, elle nous a fait dépositaires de son secret ; nous avons lu dans ce cœur désolé, où ton amour a porté à jamais le trouble et la douleur. On la nomme Riyâ à cause de la fraîcheur de son teint, qui efface l’éclat des fleurs, et de la douceur de son haleine, plus suave à respirer que le parfum de la rose.

Oïna, à ce nom chéri, fut prêt à succomber aux sentimens confus qui se pressaient en foule dans son sein.

— Pourquoi, ô jeune homme, lui dît Motâmer, cette marque de faiblesse, au moment même où la douce espérance fait luire à tes regards ses rayons consolateurs ? Ne connaissons-nous pas le nom de ton amie, la tribu quelle habite ? Eh bien ! je te le jure, si tu ne m’as pas séduit par de trompeuses apparences, je ne t’abandonnerai pas que je ne t’aie uni à l’objet de tes désirs : ma fortune, ma puissance, j’emploierai tout pour réussir.

Il lui offrit alors la main en signe d’amitié, et ils se rendirent à l’assemblée des Ansarites, où les chefs et les grands se trouvaient réunis. Motamer les questionna sur ce jeune homme, et leur demanda s’il était digne de leur estime. Tous, d’un accord unanime, célébrèrent ses louanges. Comme une lampe brillante, s’écrièrent-ils, ses vertus jettent sur notre peuple le plus vif éclat : il est pour tous nos cœurs l’objet de la plus tendre sollicitude.

— Vous ne refuserez donc pas, continua Motamer, de lui accorder votre secours dans la circonstance pénible où il se trouve, et qu’il craindrait de vous dévoiler. Consumé du plus violent amour pour la jeune Riyâ, tendre fleur de la tribu des enfans de Sélim, l’infortuné va périr, si vous ne vous réunissez à moi, pour obtenir du père de cette belle de l’unir avec notre ami.

À cette proposition plusieurs Ansarites se levèrent, s’offrirent à accompagner Motamer et Oïna à la tribu des enfans de Sélim, et firent préparer leurs chameaux pour ce voyage.

Après un long et pénible trajet à travers les déserts, ils touchèrent enfin la terre désirée. Le père de Riyâ instruit de l’arrivée des voyageurs, leur fit l’accueil le plus favorable. De riches tapis furent à l’instant déployés pour ses hôtes, et les nattes de l’hospitalité déroulées et couvertes de mets abondans.

— Ô toi, l’honneur des tribus arabes, dit alors Motamer en lui adressant la parole, ne crois pas que personne de nous touche à un seul des mets qui lui sont offerts, si tu ne daignes satisfaire au désir le plus ardent de nos cœurs. — Eh bien ! qu’attendez-vous de moi ? quel est l’objet de votre voyage ? — De te conjurer de donner à Oïna, l’honneur et la gloire des Ansarites, cette perle, pure et intacte, la charmante Riyâ, pour laquelle il dépérit d’amour. Qu’ils soient unis ensemble, que dans la nuit des délices il lui dérobe ses plus doux secrets !

— À Dieu ne plaise que je force la volonté de ma fille ! répondit-il, pour déguiser son refus ; c’est à elle de se choisir un époux, je vais à l’instant l’instruire de cette proposition, et vous rapporter sa réponse. — Il sortit alors avec un calme apparent, mais son cœur frémissait de colère : elle éclata en présence de sa fille.

— Qui peut exciter ainsi ton indignation, ô mon père ! lui demande-t-elle d’une voix timide. — Et comment verrais-je d’un œil tranquille l’audace des Ansarites qui voudraient me forcer à contracter une alliance avec eux ? Une députation de ce peuple est là sous ma tente : ils me demandent ta main pour l’un des leurs.

— Et d’où te viendrait cette aversion pour les Ansarites ? ils sont renommés partout comme un peuple généreux et brave : et notre saint prophète lui-même n’a-t-il pas plaidé leur cause devant Dieu ? Mais qui d’entre eux aspire à ma main ? — Oïna. Oïna ! reprit-elle, en feignant de l’étonnement ; Oïna !… mais ce nom, je crois, a déjà frappé mon oreille. — Et penses-tu que je l’ignore, lui répondit son père irrité ? crois-tu que je ne sois pas instruit de ce qui s’est passé entre vous ; que je ne sache pas votre coupable entrevue ? Non, je le jure, jamais tu ne seras l’épouse d’Oïna.

— Eh bien ! que s’y est-il donc passé de criminel, lui répondit Riyâ, dans cette entrevue d’un instant ? a-t-il dérobé la moindre fleur à ma couronne virginale ? l’a-t-il seulement effleurée de ses lèvres ?… Ah ! si tu n’en avais fait le serment ma faible voix oserait te dicter ces avis ; elle te dirait : « Les Ansarites sont un peuple fidèle et rempli de courage ; un peuple dont l’alliance ne peut être qu’honorable ; pourquoi repousser leur demande ? pourquoi, par un refus, jeter dans leurs cœurs le germe de la haine, et peut-être les réduire à quelque parti violent ? »

Vaincu par ce raisonnement, ou plutôt cédant à la crainte d’une guerre désastreuse, le père de Riyâ se rétracta de son serment ; et retournant auprès de ses hôtes : — Réjouissez-vous, leur dit-il, ma fille a reçu votre proposition d’un œil favorable. Mais qui d’entre vous pourra me donner le prix de cette perle incomparable ? Moi, lui répondit Motamer ; parle et j’en jure par le ciel, je remplirai ta demande. — Qu’on me délivre donc mille mitskal pesant, de l’or le plus pur ; dix mille dihrems d’un argent sans alliage ; cent robes d’Iémen de l’étoffe la plus rare ; des colliers, des bracelets ornés de pierres précieuses ; le musc et l’ambre à profusion : voilà le prix où je la mets.

Motamer dépécha aussitôt plusieurs courriers à Médine, avec l’ordre d’en ramener des chameaux chargés de ces objets ; et dès qu’ils furent arrivés, les deux jeunes amans furent unis. Dans les nœuds les plus doux ils oublièrent leurs longues souffrances. Plus de voile placé entre leurs joues brûlantes, plus d’obstacles à leurs lèvres amoureuses. Oïna, par un baiser, effaçait sur les yeux de Riyâ, les tracas de la douleur ; et Riyâ dans un doux sourire semblait offrir à Oïna un bouton de rose à cueillir. Nuit délicieuse, où ils furent aussi étroitement unis que les feuilles délicates de la fleur, encore captive dans ses liens de verduse ! doux réveil de l’aurore, où, semblables à la fleur que le zéphire entr’ouvre, ils brillèrent épanouis par le souffle ardent du plaisir ! Pour toute occupation, des baisers ; pour tous soins, les plus tendres caresses !

Cette heureuse vie se prolongea ainsi pendant plusieurs jours, et l’on songea alors à partir pour Médine. Riyâ, dans tout l’éclat d’une nouvelle épouse, fut placée dans un palanquin magnifique ; et accompagnés du plus brillant cortége, les Ansarites se mirent en route. Nos deux amans, comme s’ils craignaient qu’un bonheur qui leur avait coûté tant de larmes, ne vint à leur échapper, ne pouvaient être un seul instant séparés l’un de l’autre ; et Motamer contemplait dans le plus doux ravissement cette union touchante, à laquelle il avait si puissamment contribué. La petite caravane, sans songer à la perfidie de la fortune, traversait le désert dans la plus profonde sécurité. Déjà les minarets de Médine découvraient à leurs yeux leurs flèches élégantes, lorsqu’une troupe de brigands armés d’épées et de lances menaçantes fondit sur eux, telle une bande de loups que la faim dévore, se précipite au milieu d’un troupeau de paisibles brebis et y porte le carnage.

À l’aspect de leurs vêtemens teints de sang, de ces larges ceintures garnies de poignards acérés, le plus mâle courage aurait été glacé de terreur ; mais rien peut-il arrêter Oïna tremblant pour ses amours ? Comme un lion furieux, il se précipite au milieu de ces barbares : tantôt avec la lance, tantôt avec l’épée, il jonche la terre de cadavres ; et devant son glaive étincelant, d’où semblait partir la foudre, le reste de ces brigands s’enfuit épouvanté.

Mais hélas ! l’infortuné ne jouit pas long-tems de sa victoire. Atteint lui-même d’une blessure mortelle, il tombe baigné dans son sang. Mille cris de désespoir annoncent aussitôt à Riyâ son malheur. Dans le plus grand désordre, elle vole près de son bien aimé : elle voit ce corps, naguères si rempli de grâces, couché sans vie dans une poussière ensanglantée ; ces yeux, où respirait l’amour le plus pur, éteints par le souffle glacé de la mort !

Cher Oïna, s’écria-t-elle d’une voix étouffée, et collant ses lèvres tremblantes sur la bouche décolorée de son ami ; ô destin trop cruel, c’était à moi de tomber sous tes coups ! Que faire dans ce vaste désert où je ne dois plus te rencontrer ? Mais je le sens, cette douloureuse séparation ne peut exister. Si je pouvais te survivre, ma raison indignée ne se rirait-elle pas de la faiblesse de mon amour ! Reçois-moi donc, esprit céleste, déjà je me sens entraîner vers toi. À ces mots, un long soupir s’échappa de son sein, et son ame brûlante s’exhala avec lui dans les airs.

Leurs amis, et Motamer surtout, dont il serait impossible de décrire la douleur, pleurèrent longtems sur ces deux intéressantes victimes : ils versèrent ensuite sur leurs corps inanimés les plus rares essences ; et après les avoir enveloppés dans de riches linceuls, tissus de soie et de lin, ils les déposèrent dans un même tombeau.

Plusieurs années après, Motamer se rendit à leur sépulture, pour y payer le tribut de ses larmes : deux jeunes palmiers y avaient crû ensemble, et leurs rameaux unis semblaient indiquer qu’ils ombrageaient l’asyle de l’amour. On avait pour eux, dans tout le pays, la vénération la plus grande ; et ils n’étaient généralement connus que sous les noms d’Oïna et de Riyâ.