Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 33-48).
Seconde livraison


NUREMBERG

(BAVIÈRE)


PAR M. ÉDOUARD CHARTON[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Le Rathhaus. — Conversation avec un magistrat du seizième siècle. — Le char de triomphe. — Une guillotine romaine. — Détail d’architecture recommandé aux dames françaises. — La Belle-Fontaine. — L’homme à l’oie. — La Frauenkirche. — Hans Sachs. — La fontaine des Vierges. — L’église Saint-Laurent. — La maison sacramentelle d’Adam Krafft. — Les ponts. — La chapelle Saint-Maurice. — Le musée Germanique. — La maison d’Albert Durer. — Albert Durer gravait-il sur bois ? — Sa femme était-elle méchante ? — Panierplatz. — Le Burg. — Le vieux tilleul. — La chapelle d’Ottmar. — Le cimetière Saint-Jean. — Regrets.

Nuremberg, bâtie au milieu des sables, avait sans cesse les yeux fixés vers sa belle et riche alliée, la reine de l’Adriatique. Vers le commencement du dix-septième siècle, elle voulut avoir aussi son palais ducal. Le vieil hôtel de ville, le Rathhaus, rajeuni, agrandi, de 1616 à 1619, par Holeschuher, est régulier, solennel et lourd ; il avait sans doute un aspect plus caractérisé et plus sombre, au temps où les mères disaient à leurs fils : « Quand tu passes devant l’église, dis un pater, devant le Rathhaus dis-en deux. » Les chroniques parlent de tortures, de supplices affreux que les magistrats patriciens faisaient subir mystérieusement, dans les cachots souterrains de la maison commune, aux criminels, aux suspects, ou aux ennemis de leur pouvoir. Les traditions du palais de Nuremberg sont toutes teintes de la poésie sinistre de celles de Venise. On aimerait à croire que l’imagination populaire a beaucoup exagéré ces horreurs ; mais il est certain qu’au commencement de notre siècle, on a trouvé dans les cachots du Rathhaus d’affreux instruments qui témoignent d’une justice singulièrement barbare. On en conserve quelques-uns au musée germanique. Lorsqu’en 1790 les Français approchèrent de la ville, on s’empressa d’en remplir tout un chariot que l’on envoya au baron de Diedrich, propriétaire d’une collection de choses rares et curieuses en son ancien château de Feistriz. Parmi ces hideux objets que les Nurembergeois auraient eu honte de nous laisser voir, était l’effroyable « Vierge de fer, » qui étreignait ses victimes, sinon au Rathhaus, du moins dans une des tours de la ville, la Froschthurm[2]. Quelle idée peut-on concevoir d’une époque où l’autorité se croyait obligée d’user de pareils moyens, soit pour maintenir l’ordre public, soit pour conserver ses priviléges et sa puissance ! Il fallait bien que le peuple nurembergeois fût réellement en grande partie inférieur à ce qu’il est de nos jours sous le rapport, soit de la moralité, soit de la dignité. Nous lisons dans une chronique sur Nuremberg : « Le peuple ne s’occupe que de ses intérêts privés : il ne s’inquiète nullement des affaires publiques[3]. » Quel bon peuple à gouverner ! La bulle d’or avait excepté les burgraves de Nuremberg de l’évocation et de la révision de leurs jugements à la Chambre impériale. À qui profitait ce privilége ? aux citoyens ou à leurs juges ? N’oublions point qu’il ne s’agit pas en tout cela du moyen âge. Les instruments de torture les plus abominables fonctionnaient en ce temps même où le peuple ne s’inquiétait plus des affaires publiques, c’est-à-dire au milieu du seizième siècle !




Il serait divertissant, pensais-je, de voir la physionomie étonnée d’un de ces terribles juges patriciens, sortant d’une longue léthargie, et demandant à être vitement reconduit sur son siége, parmi les fers, les ceps, les tenailles, les chevalets, les assommoirs, les cordes, les couperets, et tous les autres abominables engins que l’on croyait nécessaires pour intimider les méchants, protéger les bons, et maintenir la paix publique.

« Monsieur, lui dirait-on, ce n’est pas le chemin du Rathhaus qu’il faut prendre. Si vous voulez bien venir à notre collection d’antiquités et d’œuvres d’art, on vous montrera un petit assortiment de ces vieilles curiosités.

— Curiosités ! monsieur, vieilles curiosités ! Et a-t-on mis aussi dans votre collection le beau gibet carré et sa grande roue en cocarde qui décoraient la plaine, non loin de la Frauenthor (porte des Dames)[4] ?

— Mon aïeul se souvenait en effet, monsieur, d’avoir vu, étant tout petit, quelques débris de ces vilaines choses. Aujourd’hui un chemin de fer passe sur l’ancien emplacement du gibet.

— Un chemin de fer ! Quel nouveau supplice est cela ?… Vous souriez. La justice criminelle, monsieur, n’est pas matière à plaisanterie. Mais enfin, à quoi emploie-t-on nos trois bourreaux, nos deux tourmenteurs et leurs quinze valets ?

— Monsieur, il n’existe plus à Nuremberg un seul bourreau.

— Ô ciel ! et vous osez me proposer, monsieur, de sortir en plein jour dans les rues. Nuremberg n’est donc plus qu’un coupe-gorge

— Il se passe des quarts de siècle, monsieur, sans qu’il s’y commette un seul crime qui exige une expiation sanglante. Les meurtriers sont comme les fous, de très-rares exceptions, et on ne pense pas plus à eux qu’aux tuiles qui peuvent tomber des toits. Si votre seigneurie daigne m’accompagner, elle ne rencontrera que des citoyens paisibles qui s’occupent de leurs affaires et de leurs plaisirs, en toute sécurité, avec le respect des lois et de l’opinion sans doute, mais sans aucune crainte des magistrats. On ne dit plus de pater devant le Rathhaus, et le concierge gagne seulement quelque argent de temps à autre à montrer aux étrangers les cachots vides.

— Monsieur, vous vous jouez de ma crédulité, vous parlez de miracles impossibles ; il ne se peut pas qu’une société vive et se conserve dans des conditions semblables. La nature humaine est la même dans tous les temps, portée au mal et capable de tous les crimes. Me ferez-vous croire que les méchants ne sont pas infiniment plus nombreux que les bons, et me persuaderez vous que la justice de la terre ne doive, à l’imitation de la justice divine, avoir pour objet constant de contenir et réprimer les mauvaises passions par l’épouvante des châtiments ? non, non ! Si vos magistrats n’inspirent plus la terreur, c’est que le mal triomphe, c’est qu’il y a là dessous quelque piége, c’est que le diable est de la partie, c’est que vous-même, peut-être… mais il suffit ! Qu’on me renferme, je vous prie, sous ma pierre. »

Le concierge, attiré et fasciné sous la porte par la musique militaire du poste voisin, ne me propose pas de visiter les souterrains du Rathhaus où, dit-on, les patriciens se cachaient pendant les jours d’émeute. À merveille ! J’ai peu le souci de les voir.




J’entre librement dans la cour, où une belle fontaine en bronze de Pancraz Labenwolf, rappelle les célèbres puits de Nicolas de Conti et d’Alphonse Alberghetti au palais ducal. Quelques marches me conduisent à une salle immense, qui fait penser à celle du grand conseil où se déroulent les soixante-dix-neuf portraits des doges au-dessus des éclatantes peintures de Tintoret, de Véronèse, de Palma, du Bassan, des Zucheri et autres.

Sur les murs de la salle nurembergeoise, Albert Durer a peint le char de triomphe allégorique de Maximilien Ier, des musiciens, un jugement. On connaît ce char magnifique qui, popularisé par la gravure sur bois, et admiré de l’Italie, y séduisit le pinceau de plus d’un maître : on retrouve, par exemple, quelques-unes de ses figures au char de l’Aurore, de Guido Reni, qui décore un plafond du palais Rospigliosi, à Rome.

Sur le mur en face, on ne manque pas de faire remarquer, parmi les peintures de G. Weiher, qui datent de 1612 environ, la représentation du supplice du fils aîné de Manlius Torquatus au moyen d’une guillotine. Laissons de bon cœur à nos aïeux l’honneur de cette invention. Il y a certes de meilleures idées à retrouver dans leur héritage ;

Et quand sur leur exemple on prétend se régler,
C’est par leurs beaux côtés qu’il leur faut ressembler.

Le plafond en stuc d’un vaste corridor supérieur représente en relief un tournoi de 1446. Le concierge, qui le concert fini, s’est mis à ma poursuite, me fait observer que ces chevaliers, ces varlets, ces pages, ces fous, qui se mêlent et se gourment la-haut, sont tous de grandeur naturelle. Fous nous-mêmes ! Ces reliefs ne tiennent plus guère aux poutres. Il y a précisément au-dessus de ma tête un cheval blessé qui, quelque jour, tombera certainement avec son cavalier sur une famille anglaise.




Au premier étage d’un très-grand nombre de maisons, au-dessus de la porte d’entrée ou à côté, une petite chambre élégante sort du mur et reste à demi-suspendue sur la rue. Je ne parviens pas à apprendre le vrai nom de ce détail caractéristique de l’architecture privée des nurembergeois. Les serviteurs du Rothe Ross ne savent quelle réponse me faire.

« On appelle cela un balcon, dit avec assurance le plus âgé.

— Non, un pavillon, répond avec un égal aplomb le plus jeune.

— Une lanterne !

— Une logette ! »

Je crois entendre Spadille et Quinola. Un archéologue, M. Darcel, le nomme « échauguette, » et je trouve qu’il est indiqué par le mot « encoignure » (ecke) dans l’ouvrage remarquable sur l’art en Allemagne, d’un ami bien cher et bien intime que j’ai eu le malheur de perdre plusieurs années avant sa mort. « Les encoignures (ecke) qui pendent sur les façades des maisons… » dit M. Fortoul[5].

Échauguettes ou encoignures, ces curieuses chambrettes sont très-variées de style. L’une a des profils simples et sévères ; l’autre affecte les formes gothiques ; celle-ci est surmontée d’un petit toit arrondi que supportent quatre pilastres de la renaissance ; celle-là est toute bigarrée des fantaisies de la mode rocaille ; toutes sont intérieurement décorées avec l’aimable délicatesse du goût féminin. Des stores peints ou des rideaux laissent entrevoir d’en bas des vases de fleurs, des cages vertes, de belles lampes, des glaces vénitiennes, des tableaux. Les dames se tiennent assises et travaillent, entourées de leurs enfants, au milieu de ces jolis cabinets transparents d’où, sans qu’elles aient à se lever ni à se pencher, leur regard peut atteindre par trois fenêtres tout ce qui vient à se mouvoir dans la rue, de près ou de loin. L’ecke est, à mon gré, bien préférable au miroir hollandais qui saisit en traître l’image du passant pour l’emporter au fond d’un intérieur invisible. Les choses se passent plus aimablement à Nuremberg. On n’a pas l’air d’épier, on regarde loyalement : on voit, mais on est vue.




Place du marché. — La Belle-Fontaine. — La Frauenkirche. — Dessin de Thérond d’après une photographie.
20 septembre.

D’échauguette en échauguette, j’arrive à la place du Grand-Marché, devant l’église de la Vierge ou de Notre-Dame, la Frauenkirche, près de la haute fontaine pyramidale que j’avais entrevue le soir dans l’ombre.

Cette fontaine est un monument gothique haut de vingt mètres, œuvre renommée de l’art nurembergeois en son meilleur temps, c’est-à-dire vers le milieu du quatorzième siècle. Il faudrait être bien osé pour ne pas la regarder avec l’admiration la plus respectueuse : voilà cinq cents ans qu’on l’appelle la Belle-Fontaine (der schœne Brunnen) ! Elle a été construite de 1335 à 1361 par les frères Ruprecht, architectes, et sculptée par Sebald Schonhover. On l’a restaurée il y a vingt-cinq ou trente ans. Jadis elle était peinte et dorée : aujourd’hui elle a la couleur maussade du carton-pierre. Peut-être se rendrait-on moins bien compte du mérite des statuettes qui l’entourent, prophètes, héros et rois, si elles étaient revêtues d’or et de vives couleurs, mais l’ensemble serait d’un effet plus pittoresque et sentirait mieux son vieux temps. J’admire… un peu archéologiquement.

L’Homme aux oies, par Pankraz Labenwolf (1492-1563). — Dessin de Thérond d’après une photographie.

C’est tout autre chose quand, faisant le tour de la Frauenkirche, je me retrouve en face du petit homme à l’oie, le Gænsemænnchen. Je ne sais pas ce que la ville de Nuremberg pense de ce chef-d’œuvre : à coup sûr on ne s’est pas mis en frais pour lui faire honneur. En guise de piédestal, on a fait choix d’une lourde vasque mal dégrossie, très-propre à servir d’auge : on a emprisonné le pauvret dans un cercle redoutable de barreaux de fer que n’ébranleraient point les fureurs d’une bête fauve : un long tuyau de ferblanc, qui vient malhonnêtement à la traverse, a l’air de dire : « Ne faites pas attention à moi. » Alentour, on vend des harengs salés dont la forte odeur saisit les gens à la gorge, au nez, et leur donne une prodigieuse envie de prendre la fuite. Cependant, qu’importe ? Ce petit rustre insouciant, flanqué de ses deux oies, fait tout pardonner, tout oublier. Du premier regard, on est pris : sous ces grossiers vêtements, on sent ce que la libérale nature accorde aussi bien à l’homme né dans une ferme qu’à l’héritier d’un duché ou d’un trône, une forme élégante, une pose simple, des proportions harmonieuses, un contentement d’être, un air souverain d’aisance dans la manière de porter la vie.




L’église gothique de la Frauenkirche qui, en ce moment, projette son ombre sur le Gænsemænnchen, a plus d’originalité que Saint-Sebald. Elle a été construite et décorée de sculptures dans le même temps et par les mêmes artistes que la « Belle-Fontaine. » L’empereur Charles-Quint en avait fait sa chapelle impériale et l’avait appelée « salle Notre-Dame. » Le porche, couvert de bonnes sculptures de Schonover, est tout à fait récréatif. On a bâti dessus une jolie chapelle dont Adam Krafft a orné la tourelle et encadré l’horloge. Autrefois les villageois et les villageoises faisaient asseoir, pendant les heures du marché, leurs enfants devant l’horloge comme devant un théâtre, pour voir tourner les sept électeurs autour de l’empereur Charles IV. Le peuple appelait cela la Mænnleinlaufen (la course des petits hommes). Peu à peu le vieux mécanisme s’est rouillé comme la vieille politique ; les petits électeurs se sont fatigués de tourner : rien ne va plus[6].

Porche de la Frauenkirche. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Depuis 1816, la Frauenkirche a été rendue au culte catholique. On l’a fort inutilement surchargée de nouveaux ornements : elle était assez riche déjà en vitraux peints, en beaux autels, en sculptures d’Adam Krafft. Son œuvre la plus précieuse est un beau rétable de la fin du quatorzième siècle, dont les peintures sur fond d’or sont attribuées à Conrad Wolgemuth : il appartenait avant 1816 à l’église du Sauveur. Il décore aujourd’hui l’autel de la famille patricienne des Tucher.




Une rue voisine de l’église de la Vierge porte un nom qui éveille des souvenirs poétiques. Hans Sachs, cordonnier de par sa pauvreté, prince des Meistersanger de par son talent, y passa presque toute sa longue vie, en bon et honnête homme, tirant assidûment son alêne pour nourrir sa famille, tout en improvisant dix-sept cents contes ou fabliaux, deux cents drames, des psaumes, des satires de mœurs, des facéties, en tout plus de six mille pièces de vers. On montre sa maison noire, chétive (S. 969), qui, par une exception rare, ne porte pas la moindre trace de la vénération de Nuremberg pour ses gloires anciennes. On vend de la bière dans la boutique de l’illustre cordonnier, si toutefois la maison n’a pas été entièrement reconstruite.

Hans Sachs avait une figure douce et respectable ; il aimait ardemment sa patrie et était naïvement religieux.

Un jour Gœthe rencontra une gravure sur bois qui représentait allégoriquement Hans Sachs et sa muse. Il prit plaisir à l’interpréter dans un petit poëme où il a imité le style et la manière du vieux Meistersanger. En voici, ce me semble, l’idée générale et le mouvement :

« C’est aujourd’hui dimanche. Voyez ! notre cher maître, jeune encore, entre dans son atelier. Il n’a pas son sale tablier de cuir ; non, vraiment, il a mis son beau pourpoint de fête. Son alêne est plantée sur sa boîte à ouvrage, et le marteau, la pince et le ligneul dorment auprès.

« Comme son regard est sincère, vif et bienveillant !

« Une femme entre à son tour. Elle le salue avec amitié. Elle est jeune, belle ; elle marche droit, avec une agréable simplicité. Ses yeux ont l’éclat d’un jour pur.

« Ce n’est pas, j’imagine, une vraie femme : ce doit être la muse de Hans Sachs. Appelons-la, si vous voulez, l’active Honnêteté, la Grandeur d’âme ou la Droiture.

« Elle ouvre une fenêtre.

« Regarde le monde, dit-elle au brave Hans, regarde et prends courage. Observe bien cette fourmilière, tous ces hommes qui se pressent, se poussent, se tirent, s’embrouillent. Démêle dans ce tourbillon l’histoire véritable de la vie humaine. Raconte-la simplement, honnêtement, sans enjolivement, sans grimace, avec plénitude et force de vérité, comme Albert Durer. Sois juste, loyal. Appelle le mal par son nom. Estime et honore la vertu.

« Puis la muse s’élève dans le cadre de la haute fenêtre, se pose légèrement sur le bord argenté d’un nuage, et de là elle montre à Hans Sachs, derrière la maison, dans un jardinet, une gracieuse jeune fille, assise sous un pommier, près d’un petit ruisseau limpide qui gazouille et coule sous un buisson de sureau. Elle tresse une couronne de roses, et elle rêve.

« Hans, ne vois-tu pas ? ne comprends-tu pas ? Le bonheur, le voilà. Ce qui agite en ce moment le cœur de la douce bien-aimée, c’est l’attente. Que tardes-tu ? Voilà l’épouse qui te fera oublier la fatigue, les peines de l’âme, qui te consolera si jamais la fortune t’est contraire, qui renouvellera ta jeunesse dans une constante abondance de joie sereine et de félicité. »




Encore une église, et celle que les Nurembergeois tiennent, je crois, pour la plus belle de toutes, leur cathédrale, l’église Saint-Laurent. Auprès on remarque, devant la curieuse maison de Nassau, crénelée et à tourelles couvertes de toits (1350-60), une œuvre agréable en bronze ou en fonte, la « fontaine des Vierges, » fondue en 1589 par Benedict Wurzelbauer : il y a plaisir à en regarder les figures ; six vierges, emblêmes des vertus, laissent jaillir de leur sein de minces filets d’eau cristalline ; six enfants portent les armes de la ville et sonnent de la trompette ; au sommet est perchée la justice près d’une grue.

Saint-Laurent a, comme Saint-Sebald, son chef-d’œuvre de sculpture. On l’appelle le tabernacle de Saint-Laurent, ou la maison mystique, ou encore la maison sacramentelle d’Adam Krafft. C’est un édifice gothique, plein d’art et de fantaisie, adossé à un des piliers du chœur, et qui n’a pas moins de soixante-quatre pieds de haut. De loin, l’aspect général est celui d’une sorte de végétation en pierre s’élevant en pyramide. En approchant, on voit d’abord au bas trois statues d’hommes de grandeur naturelle, à demi agenouillés, qui portent sur leur tête, leur dos ou leurs épaules, avec l’air de la fatigue, une galerie à jour où des figures de saints sont séparées par des entrelacs. Une de ces trois statues est la figure d’Adam Krafft, qui tient un maillet et un ciseau : les deux autres représentent sans doute deux de ses apprentis. Sur la galerie est un tabernacle carré, orné d’une grille en cuivre doré : quatre saints en décorent les angles. De là s’élève une ample tige dont les nombreux rameaux, entremêlés des scènes de la passion, se déroulent, s’enroulent, fleurissent, s’épanouissent jusqu’à la rencontre de la voûte, où l’extrémité se recourbe en forme de crosse. Adam Krafft a mis cinq ans à faire ce tour de force pour un assez médiocre salaire. C’était un rude travailleur : il sculptait, dit-on, de l’une et l’autre main avec la même facilité : ses apprentis étaient d’ordinaire de robustes paysans : il appréciait avant tout la vigueur ; mais il a voulu prouver, dans ce tabernacle, qu’il avait aussi le sentiment des finesses de l’art, et qu’il pouvait modeler la pierre a sa volonté comme une cire flexible.

Tandis que je me complais aux détails amusants de toute cette efflorescence d’art, la fille du gardien, qui a reconduit à la porte un groupe d’étrangers, vient vers moi. C’est une bonne fille, un peu carrée ; elle me débite en conscience une description du tabernacle que je n’écoute guère ; j’ai aperçu tout à coup un homme assis entre deux colonnes, sur une saillie en pierre : il est immobile et rigide comme une statue. Il était là, avant mon arrivée, et n’a pas fait un seul mouvement. Étonné, je le montre du doigt à la jeune fille qui le regarde de côté et me dit, tout près de l’oreille, que cet individu est assis à ce même endroit depuis trois heures. Elle a l’air demi effrayé, demi amusé : ses yeux sont effarés, sa bouche sourit. Je fais un pas. Ah ! cette figure pâle, ces regards fixes, je les reconnais ! Cet homme est le gouverneur du jeune Anglais. Que contenait donc cette lettre qui ce matin a mouillé ses yeux ? Il a détendu sa chaîne pour quelques heures, il est venu souffrir dans ce sanctuaire, en liberté !




La Pegnitz forme dans Nuremberg deux îles, le Trodelmarkt, et la Schütt, qui est verte, ombragée de tilleuls, et d’où l’on aperçoit les flèches de Saint-Laurent. On y venait jadis exercer les chevaux ; aujourd’hui l’on y tient trois grands marchés par an. On a, pour traverser la rivière, sept ou huit ponts en pierre et six en bois. Le plus renommé de ces ponts est celui de la Boucherie, fait d’une seule arche, de 1596 à 1598, par le charpentier Pierre Carl, sous la direction du sénateur W. J. Stromer, avec la prétention avouée d’égaler le Rialto. Sous la sculpture en plein relief d’un bœuf couché sur une petite porte de la boucherie, on a gravé une phrase latine trop facétieuse.

La Pegnitz. — Dessin de Thérond d’après une photographie.




Je cherche sur le plan de la ville le nom d’une ancienne petite église sans tour ni flèche, comme un navire démâté, isolée sur la place de l’Hôtel-de-Ville, vis-à-vis Saint-Sebald, dont elle a l’air d’être la chaloupe. C’est la chapelle Saint-Maurice. Une estampe de 1716 montre qu’au dernier siècle elle était entourée d’échoppes. Depuis la réforme elle servait de magasin. C’est, aujourd’hui, un précieux petit musée. À peine y compte-t-on cent quarante tableaux, mais ce sont toutes œuvres d’anciens maîtres de l’école allemande, qui ont appartenu au prince de Wallerstein et aux galeries d’Augsbourg, de Schleissheim et des frères Boisserée. Je ne saurais dire qu’aucune de ces peintures ait produit sur moi une très-vive impression et doive me laisser un de ces souvenirs qui sont pour la vie morale ce que de bonnes rentes sont pour la vie matérielle, c’est-à-dire un revenu agréable, économie du passé, qui se reproduit d’année en année et empêche l’esprit de se débiliter par inanition. Je note cependant une Marie Cléophas, de Martin Schtœngauer, où respire un beau sentiment ; un portrait de femme, par Hans Grimmer ; une Vierge, de Baldüng Grün ; une autre de Schwarz ; une jeune Femme, de Lucas Cranach ; une Naissance de la Vierge, d’Israël de Mekenen ; une sainte Marguerite, de Barthélemy Zeitblom ; une sainte Brigitte, par un inconnu. Quelques-unes de ces peintures sont surtout remarquables par une finesse de modelé où ne se trahit aucune touche du pinceau, par la limpidité de la couleur, par la recherche et l’intention scrupuleuse des moindres détails de la réalité. Les expressions des figures ont peu d’idéal, les types sont rarement d’une grande élévation, les formes sont le plus ordinairement anguleuses, sèches ou lourdes ; mais, parmi toutes ces personnes qui, sous d’autres noms, ont vraiment vécu, beaucoup ont l’attrait que donnent à la physionomie la délicatesse, la placidité d’une conscience pure, la bonté, et la modestie qui s’ignore. Il est bien certain que, de nos jours, on célèbre avec un peu de passion ces artistes qui ont reproduit si naïvement ce qu’ils avaient sous les yeux. Ils ne prétendaient guère, je pense, à tant de gloire. Après tout, l’excès de l’approbation vaut mieux que son contraire. Nous leur devons de connaître ce qu’ils ont rencontré et étudié de plus charmant : ils ont cueilli pour nous ces fleurs de beauté, et c’est grâce à eux qu’elles se sont conservées jusqu’à nous avec tout leur parfum. Devant leurs tableaux, il semble que nous puissions toucher à ces mains délicates et en sentir la molle étreinte, entendre le doux langage de ces lèvres et de ces yeux qui se dirigent vers les nôtres, nous suivent et semblent nous voir s’éloigner comme à regret ; et encore que ces jeunes filles ou femmes de la Germanie, vers la fin du quinzième siècle, n’aient pas eu le don d’inspirer à leurs peintres de ces images enflammées qui, comme les Vénus ou les Judith de Venise ou de Florence, soufflent parfois dans les âmes de violentes et éternelles passions, notre pensée ne saurait remonter vers elles sans leur payer le tribut d’une admiration sincère qui ne perd sans doute rien de son prix pour être tempérée par le respect et l’estime.

Une autre collection de peintures, voisine de l’école de dessin, sur la place Saint-Gilles, ressemble plus que [7] celle de la chapelle Saint-Maurice aux galeries que l’on rencontre partout. Les époques et les écoles y sont mêlées. On est sans doute à la veille de quelque distribution de prix : presque tous les tableaux sont cachés par des dessins d’élèves suspendus à des cordes. Je remarque toutefois deux saintes Marie-Madeleine et Lucie, par Michel Vohlgemuth, qui me charment ; deux portraits (de Charlemagne et de Sigismond), un saint Jean et un saint Pierre, attribués à Albert Dürer ; un Repas, donné en 1649 à l’hôtel de ville de Nuremberg par le comte palatin Charles-Gustave ; une Mort de Lucrèce, par Aldegrever ; un portrait de Femme, par Hans Holbein, le jeune ; un portrait de Melanchton, par Lucas Cranach.




21 septembre.

Le musée Germanique m’a surpris : j’ajouterai que j’ai ressenti quelque honte de ma surprise. C’est un de ces établissements de premier ordre dont il n’est presque pas permis d’ignorer la création. Le plan de celui-ci a été proposé par une assemblée d’historiens et d’antiquaires réunis à Dresde en 1852 ; il a été adopté en 1853 par la Diète de Francfort. Il ne s’agit donc de rien moins que d’une institution nationale, fondée, soutenue, protégée par toute la Confédération germanique. On se propose d’y réunir, sans limites, les œuvres allemandes de tous les temps qui peuvent servir à éclairer et à étudier l’ancienne histoire de la vie publique et de la vie privée des Allemands : sculptures, tableaux, orfévrerie, ameublements, armes, instruments d’art et de science, médailles, cartes, manuscrits, livres, en un mot les témoignages du passé national quels qu’ils soient. Les premiers objets réunis étaient contenus à l’aise dans une maison de Panierplatz. Aujourd’hui la collection emplit rapidement tout l’espace de l’ancien cloître des Chartreux de Marienzell (cella beatæ Mariæ), au nord de la Pegnitz. Les dons des particuliers, des princes et des rois affluent ; les acquisitions ne se ralentissent point ; on se procure les copies des œuvres dont il est impossible de se promettre les originaux ; on fait rechercher par correspondance les objets d’origine allemande jusque dans les pays les plus éloignés ; bien plus, un conseil et un journal spécial dirigent toutes ces recherches, constatent les progrès et en signalent la valeur au public. Le catalogue de ce musée est déjà un gros livre. Comment pourrais-je apprécier au passage tant de richesses ? Je les traverse, en gémissant sur la rapidité des jours ; j’effleure du regard ces vieux troncs d’arbres coupés en deux qui servaient de cercueils aux vieux Germains (todtenbaüm), cette chambre pleine d’instruments de torture enlevés aux Rathhaus : lits de fer bardés d’aiguillons, assommoirs à pointes, chevalets, ceps, tenailles à dents et le reste ; des costumes complets et amusants de femmes de différentes époques, les ustensiles de ménages riches et pauvres, les armes et les luths, les portraits historiques, et notamment celui de Maximilien Ier par Albert Dürer ; mille curiosités, qui toutes concourent à ressusciter la vieille Allemagne. De salle en salle, j’entre dans la bibliothèque ; je m’arrête devant les nombreuses petites brochures de Hans Sachs, j’écoute avec plaisir et profit les explications du plus complaisant des bibliothécaires ; mais l’heure de la clôture sonne : j’ai passé dans ce cloître plus d’une demi-journée, semblable à un éclair qui dans la nuit allume le désir du voyageur et ne lui laisse qu’un regret.

Panierplatz, près du Burg, à Nuremberg. — Dessin de Thérond d’après une photographie.




Ce matin, le jeune Anglais déjeune seul. Il est à ma droite : deux ou trois chaises vides nous séparent. À ma gauche, deux dames allemandes commentent une nouvelle qui agite pour le moment l’hôtel Galimberti. — Le gouverneur est parti subitement pour Munich ! reviendra-t-il ? a-t-il abandonné ce jeune homme ? — Les dames parlent très-bas, sans lever les yeux : je les entends à peine. Comment se fait-il que l’adolescent devine que c’est de lui qu’elles parlent ? Il rougit et, distrait, verse sa théière sur une tranche de jambom. Il est vrai que, tout en se servant, il paraît étudier l’Iliade : serait-ce le grec qui vermillione ainsi son visage ? Est-ce Hélène qui passe ?




Quelques heures après, en montant une rue, je vois voleter vers moi une feuille de papier : je la relève : c’est l’esquisse à larges traits de la maison d’Albert Durer. Le jeune Anglais vient à ma rencontre, un pliant d’une main, un crayon de l’autre. Je le félicite en lui rendant son dessin, et nous nous arrêtons devant la maison du premier des peintres de la Germanie : elle est grande, mais très-modeste de matière et d’art. Le jeune homme juge utile, par retour de politesse sans doute, de m’apprendre que cette maison appartient à la ville, qu’une société d’art s’y réunit et qu’on y fait des expositions de peintures. Mon silence l’encourage à ajouter qu’Albert Durer n’était pas seulement un très-grand peintre, mais qu’il dessinait et gravait admirablement sur bois, sur cuivre, sur fer, sur étain, en camayeu et à l’eau, forte, qu’il a fait des œuvres d’orfévrerie, qu’il a sculpté même le bois et la pierre à rasoir, et de plus qu’étant ingénieur, comme Léonard de Vinci et Michel-Ange, il a restauré et complété les fortifications de Nuremberg. Il regrette que les Nurembergeois n’aient que très-peu de peintures d’Albert Durer, un très-beau portrait conservé par la famille Holzstucher, et quelques tableaux de médiocre importance dans les églises et les musées. À son avis, Munich devrait leur faire don des quatre évangélistes de sa Pinacothèque, ce qui ne laisserait pas un grand vide dans une si vaste collection, et serait un bon procédé de sœur riche. Il termine ce petit discours, bien fait et assez bien prononcé en français, par quelques réflexions philosophiques sur la triste loi de compensation qui fit expier à Albert Durer son génie, sa gloire et sa fortune en lui donnant une méchante femme, une Xantippe. Et, ce disant, il sourit en montrant ses belles dents blanches.

La maison d’Albert Durer. — La statue du chevalier Martin Koetzel. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Je remercie le jeune fils d’Albion. Dans cinq ou six ans, il ne sera peut-être plus aussi aimable. Je ne relève de tout ce qu’il m’a dit que trois points : Il n’est pas prouvé qu’Albert Durer ait gravé sur bois, il n’a jamais été riche, et il se pourrait bien qu’on ait calomnié sa femme.

Premier point. Il est sans doute certain que l’art de la gravure sur bois doit à Albert Durer ses plus grands progrès. Cet art était grossier avant lui : depuis il a dévié en voulant exprimer toutes choses. Mais Albert Durer faisait-il plus que dessiner sur le bois et diriger ensuite les ouvriers tailleurs en bois, désignés de son temps sous les noms de Formschneider ou Figurschneider, en leur enseignant à évider exactement au couteau ou au canif, les espaces blancs entre les lignes tracées par sa plume sur la planche ? Dans les belles et simples gravures sur bois du seizième siècle, le mérite est celui du dessin : l’opération de la taille fidèle, qui laisse tous les traits du dessin en relief, est secondaire. Les dessinateurs ne laissaient rien à l’interprétation des graveurs. Il faut remarquer cependant que, même dans ce simple travail de découpage, on pouvait se montrer plus ou moins habile, et faire preuve non-seulement de correction et de hardiesse, mais encore d’un sentiment fin et délicat du dessin. On a beaucoup discuté cette question de notre temps[8] ; l’opinion la plus prudente paraît celle qui admet que, par exception, Albert Durer a dû graver de sa main certains détails ou même quelques planches entières de son œuvre qui se distinguent par leur perfection.

Deuxième point. Il ne faut pas parler de la fortune d’Albert Durer dans le sens de richesse ou même de grande aisance matérielle. C’était une âme désintéressée, simple, un caractère digne et pur : il n’avait point de vices : surtout il ignorait l’oisiveté : on le reconnaissait sans conteste pour l’un des premiers dans l’immortelle phalange des artistes du commencement du seizième siècle. Cependant on voit par sa correspondance, par toute l’histoire de sa vie, qu’il n’arrivait qu’avec peine aux moyens de soutenir médiocrement son ménage. À l’approche de ses dernières années, il est réduit à demander par lettre aux seigneurs patriciens de Nuremberg, qu’ils veuillent bien se charger du petit capital qu’il a économisé, de manière à lui faire produire des intérêts quelque peu supérieurs à ceux que lui offraient les marchands ou les usuriers[9].

Troisième point. Non, la femme d’Albert Durer n’était pas une Xantippe. N’en croyez rien, jeune homme. Ce sont là de mauvais propos qu’il ne faut pas laisser courir de bouche en bouche sans de bonnes preuves. Les femmes des artistes, même les plus sages et les meilleurs, ne sont pas toujours heureuses. Le noble désintéressement de leurs maris, le génie qui les tient sous sa loi et les entraîne, imposent souvent de cruelles épreuves à la vie domestique. La femme d’Albert Durer, Agnès Frey, fille d’un célèbre mécanicien, et qui avait apporté en dot deux cents florins, était très-belle[10] et très-honnête. Que lui reprochaient certains amis du grand artiste ? d’être trop pieuse, trop économe. Qu’importent, en effet, à « certains amis » la gêne intérieure, les embarras du ménage, l’anxiété du lendemain ? Ils s’étonnent que le génie ne dédaigne pas toutes ces misères. S’il est triste, abattu, c’est à eux qu’on fait tort. Pourquoi s’est-il marié ? Qu’est-ce, après tout, que la femme d’un. grand homme ! — Eh ! messieurs, si grand qu’il soit, elle est peut-être plus grande que lui. C’est à elle à mesurer la somme de souffrances qu’elle croit digne et nécessaire de supporter, à vous à la respecter et souvent à la plaindre.

Albert Durer appelle sa femme, dans quelques-unes de ses lettres datées de Venise, « sa maîtresse de calcul, » par allusion aux réflexions qu’elle lui faisait sur l’utilité de balancer les recettes et les dépenses. Avait-elle tort, la pauvre femme ? Tandis qu’il passait d’assez heureux jours dans la belle patrie du vieux Jean Bellin (1506), qui l’admirait beaucoup, elle vivait difficilement à Nuremberg. Encore semble-t-il bien qu’Albert Durer, en écrivant, plaisantait et n’entendait pas qu’on prît ces expressions en mauvaise part. C’est ainsi que, racontant qu’il a assisté à un concert où des instrumentistes vénitiens jouaient d’une matière si touchante qu’ils en pleuraient aussi, il dit : « Plût à Dieu que notre maîtresse de calcul pût les entendre ! Elle pleurerait elle-même. » Voilà qui ne paraît pas bien méchant. Mais si l’on veut avoir une idée exacte des rapports d’Albert Durer avec sa femme, le mieux est de lire le livre de notes ou de dépenses qu’il a écrit pendant son voyage aux Pays-Bas, en 1520 et 1521. Il avait emmené Agnès Frey et sa servante, et, dans son journal, confident ingénu de ses pensées, il ne lui échappe contre Agnès aucun mouvement de mauvaise humeur ou d’ennui. Le plus souvent, pendant son séjour dans les grandes villes des bords du Rhin et des Pays-Bas, il dîne à table d’hôte ou bien il est invité dehors par des artistes, des gens riches, voire par des princes. Sa femme et sa servante font modestement leur cuisine en haut et prennent seules leur repas. Un jour il note à peu près ceci : « J’ai acheté à Suzanne (sa servante) un bonnet pour deux florins et dix stubers. Ma femme a dépensé quatre florins du Rhin pour un lavoir, un soufflet, un grand pot, des pantoufles, du bois pour faire la cuisine, des hauts-de-chausses, une cage à perroquet, deux cruches. »

Il avait pris parti pour Luther, et on ne voit pas qu’il ait eu à ce sujet aucune vive altercation avec sa femme, qui fut très-fidèle à la catholicité. À Anvers, où il séjournait dans le temps même où l’on conduisait Luther au château de Wartburg, il écrit : « J’ai donné huit stubers au moine qui a confessé ma femme. »

Si j’avais à défendre en règle la belle Agnès Frey, il y a surtout un indice sur lequel j’insisterais. En général, un mari malheureux ne ressent et ne témoigne pas grande affection pour le père et la mère de sa femme ; or, Albert Durer parle, en termes très-respectueux et très-touchants, de son beau-père et de sa belle mère, qui logeaient dans sa maison[11].

Mon jeune compagnon ne paraît pas autrement contrarié d’entendre réhabiliter la mémoire d’Agnès Frey. Il est à l’âge où l’on ne comprend guère le diable sous la figure d’un ange. L’union intime de la beauté et de la méchanceté dans une femme est chose si contraire à la nature, si monstrueuse, que beaucoup de gens qui ont dépassé, et de loin, la période enchantée des illusions, se refusent obstinément à l’évidence jusqu’à la fin, malgré tous les coups que peut leur asséner sur la tête la rude maîtresse de la vie, l’expérience !

Nous traversons Panierplatz[12], où l’on avait d’abord établi, dans une jolie maison, la collection naissante du « musée Germanique. » Nous y sommes à cinquante pas de l’entrée du Burg ou château impérial. Une caserne est auprès.

Le Burg est le trait qui marque l’âge de Nuremberg : c’est sa ride. Sans le Burg, on pourrait la prendre pour une jeune ville : on ne lui donnerait que cinq ou six cents ans.

Entrée du Burg. — La porte des Païens. — Dessin de Gérard d’après une photographie.

« Nuremberg, ville capitale de son État et seigneurie, la plus orientale des impériales du cercle de Franconie et du banc de Souabe, est bien renommée à toute l’Alemaigne et Europe, estant ville marchande et de grande traficque, et qui est ornée d’ouvrages et bastimens fort magnifiques, tant publiques que particuliers. Elle a un château très-ancien assis sur la montagnette qui est pendante sur la ville[13]. »

On n’apprécie guère la hauteur de cette montagnette, dont la pente est couverte de rues, qu’en arrivant sur une petite esplanade d’où la vue domine toute la ville et la campagne. La plaine qui entoure Nuremberg ne paraît pas aussi aride et sablonneuse que le disent les traditions, et qu’elle l’était peut-être en effet il y a plusieurs siècles. J’aperçois de toutes parts des cultures et, à distance, des bois. La ville est toute gaie sous la belle lumière qui fait reluire ses toits, ses clochers et les fenêtres de ses maisons : elle est proprette comme ces jeunes vieilles qui ont grand soin de leur mise et dont la fine coquetterie est d’éviter l’éclat des modes nouvelles et de faire qu’on trouve que la coupe un peu ancienne de leurs robes et la nuance argentée de leurs cheveux leur vont bien.

En face de nous se dresse la tour des Païens, qui doit ce nom à quelques vieilles sculptures encastrées dans la muraille. Le concierge qui nous guette, ouvre la grande porte et nous introduit dans une cour où est un tilleul planté, dit-on, par l’impératrice Cunégonde. Jadis, dans les grandes fêtes, on venait danser sous son feuillage, qui couvrait de son ombre la cour entière. Le jour même où, en 1445, le père d’Albert Durer vint s’établir à Nuremberg, le patricien Philippe Pirkheimer célébrait sa noce sous le tilleul. Albert Durer le père était orfévre, et ce fut lui qui donna les premiers enseignements de l’art à son fils.

Cour et escalier du Burg. — Le tilleul. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Les statues qui entourent le tronc du tilleul sont très-modernes ; elles représentent des empereurs ; celle de Wenceslas, je crois, la plus agréable, est en plâtre comme les autres : il est probable qu’on se propose de les fondre en bronze.

Wenceslas, sous le tilleul. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

À l’intérieur de la tour des Païens, nous visitons deux chapelles de style roman placées l’une au-dessus de l’autre. La moins élevée des deux, dédiée à sainte Marguerite, construite vers le commencement du onzième siècle, était jadis ouverte au public. Elle est en ce moment encombrée d’objets d’art en désordre ; les araignées y filent en paix leurs toiles. Celle d’Ottmar, qui était réservée à la famille impériale et à la cour, est ornée d’œuvres intéressantes, peintures et bas-reliefs en pierre et en bois. J’y remarque une belle sculpture en bois de Fite ou Weit Stoss, représentant un Jugement dernier, et qui date de 1490. Fite Stoss était venu de Cracovie à Nuremberg dès 1486. On le cite souvent comme l’inventeur de la gravure sur bois ; mais, comme le dit Jules Renouvier, « les racines de l’invention sont toujours plus prolongées dans le passé qu’on ne le croit. »

Les appartements du château se composent d’une suite de petites chambres irrégulières, garnies de meubles modernes pour l’usage du roi et de la reine de Bavière lorsqu’ils viennent passer quelques jours au Burg. Çà et là on rencontre quelques tableaux des vieux maîtres : Martin Schœn, Lucas Cramach, Wohlgemuth, Burgkmair, etc. Je trouve aussi à noter un très-beau poêle en porcelaine de 1657.

« Ce château vous intéresse-t-il ? me dit le jeune homme avec un air d’ennui.

— Il devrait nous intéresser. S’il nous laisse froids, ce n’est pas sa faute, mais bien celle de notre mémoire ou de notre imagination. Il nous parle, nous ne l’écoutons pas. Songez-vous que c’est un héros qui a vécu pour le moins huit ou neuf siècles ? Il en aurait vécu dix-neuf cents, à en croire la tradition qui s’obstine à faire remonter jusqu’à Tibérius Nero la tour pentagonale que nous voyons de cette fenêtre. Mais il est bien reconnu que l’ami de Brutus et le père de l’infâme Tibère n’a rien à faire ici, et que s’il faut absolument que, dans Nurnberg, nurn signifie quelque chose, il est plus sensé d’y attacher le souvenir des vieux Germains de Franconie, les noriques, que celui de ce malheureux républicain de Rome, dont la femme Livie épousa le rusé Auguste, et dont le fils déshonora jusqu’à la tyrannie. L’âme du Burg, s’il nous plaît de lui en prêter une, a bien des fois changé de nom ; regardez ce tableau où l’on a pris soin d’inscrire tous les empereurs qui ont habité ici, depuis Henri III le Noir, le Barbu, le Vieux (1150), jusqu’à l’aimable et un peu fou Louis Ier de Bavière, notre contemporain. Quelle liste !…

Le jeune homme s’émeut à certains noms : ils lui rappellent plusieurs grands épisodes dramatiques. Il s’arrête à celui du siége de 1632, où la famine seule tua dix mille citoyens de Nuremberg. Il cherche avec moi, au loin, la direction du lieu ou campait Wallenstein derrière la Regnitz. Il vient de trouver un point d’où il domine une belle perspective ; il ouvre son album et taille son crayon ; je me sépare de lui. Nous échangeons un adieu. Son intention est d’aller à la recherche de son gouverneur, et, s’il ne le découvre pas, d’achever seul son tour d’Allemagne, en la noble et sage compagnie d’Homère et de Virgile.




23 septembre.

Mon voyage à Nuremberg s’est terminé, comme celui de la vie, par une visite au cimetière.

Vers midi, j’allai me placer devant la statue du chevalier Martin Kœtzel, qui décore le coin de la maison dite de Pilate, vis-à-vis celle d’Albert Durer (voy. p. 41). On sait l’histoire singulière de ce chevalier Martin Kœtzel, homme de conscience s’il en fut jamais, qui fit deux fois le voyage de Jérusalem afin de mesurer exactement la route que suivit le Christ portant sa croix, et qui en traça une de même longueur entre son logis et le cimetière Saint-Jean. Sept bas reliefs très-remarquables d’Adam Krafft marquent les stations de cette via dolorosa de Nuremberg.

Quelques-uns de ces tableaux de pierre sont encastrés dans des murs de jardins ; les deux derniers sont isolés et portés sur des piliers au bord des champs qui approvisionnent la ville de légumes. Ce sont de vigoureuses sculptures et d’un effet vraiment pittoresque. L’artiste n’a rien négligé pour donner à son travail tout le fini possible, mais on y sent l’effort : le style est dur, les figures sont courtes ; évidemment elles sont à la ressemblance de quelques bonshommes de Nuremberg, et, même, vêtues comme eux. Telles qu’elles sont, on ferait bien d’en préférer des copies aux détestables bas reliefs des stations qui déshonorent les piliers de nos églises.

L’aspect du champ des morts est d’une singulière monotonie. On a devant soi une immense quantité de tombes grises, plates, toutes semblables les unes aux autres, ne s’élevant guère qu’à deux pieds au-dessus du sol, taillées à peu près comme certains grands bahuts du moyen âge, sans autre ornement qu’un double renflement sur les côtés.

Une seule grande pierre domine cette vallée de Josaphat. C’est un pilier haut de sept ou huit mètres, et surmonté d’une apparence d’édicule élevé à la mémoire du patricien nommé Alexis Munzer. Chaque tombe est numérotée. Mon taschenbuch me donnant avis que la tombe d’Albert Durer est marquée du chiffre 649, je me persuade que rien ne sera plus facile que de la découvrir : la conséquence serait juste, sans aucun doute, si l’ordonnateur du cimetière avait été aussi méthodique que l’excellent chevalier Martin Kœtzel. Il m’en souviendra de mes recherches à Saint-Johanniskirchhof. J’ai perdu bien du temps à déchiffrer les épitaphes des innombrables patriciens qui paraissent avoir été, de temps immémorial, les hôtes privilégiés de ce cimetière.

Ces étalages des titres de noblesse, de blasons, de casques panachés, d’armes ornées, de devises prétentieuses sur des tombes, sont choses évidemment si opposées au véritable esprit du christianisme, que la vue en est non-seulement déplaisante, mais fait naître de mauvaises pensées. On est tenté d’interpeller le mort : « Pensais-tu, par hasard, que tu conserverais cet écusson sur ta robe blanche parmi les bienheureux, ou qu’en enfer, elle te servirait de bouclier contre la fourche du diable ! »

Tandis que j’erre inutilement de tombe en tombe, les yeux éblouis par les rayons qui me torréfient, un chœur de jeunes voix s’élève dans une église située au milieu du cimetière, d’abord douces, puis fortes, et avec un éclat qui emplit l’air d’harmonie. Je vais regarder à la porte. Ce sont. vingt-cinq ou trente fillettes de douze à quatorze ans qui, vêtues. de blanc et assises, chantent devant un petit autel couvert de fleurs. J’éprouve, debout sous le soleil, un sentiment délicieux de fraîcheur : c’est du fond de ces âmes candides que me vient ce souffle qui m’enveloppe un moment comme l’ombre fraîche des bois.

Je reprends ma course à travers les petites ruelles de l’inextricable labyrinthe. Je rencontre les noms du poëte Grübel (1809), de W. Pirkheimer (1530), du docteur Link, qui promut Luther au doctorat, de Veit Stoss (1591). Enfin je découvre le no 649. La pierre ne diffère point des autres. Au chevet, on voit une sorte d’oreiller en pierre sur lequel, au-dessus du monogramme bien connu d’Albert Durer, on lit cette simple inscription :

« Tout ce qu’il y avait de mortel en Albert Durer est enfermé dans ce tombeau. Il a émigré le 8 août 1528. »


À l’extrémité du cimetière sont les tombes les plus récentes, entièrement entourées de guirlandes de verdure ou de fleurs.

Un petit bâtiment est voisin de ces tombes. Plusieurs femmes regardent avidement aux vitres. Je cède à un mouvement de curiosité que mon instinct aurait bien dû m’épargner. « Peut-être, me dis-je, un rétable, une peinture, une statue ? » Mais j’aperçois une suite de vrais cercueils d’une forme élégante, rangés comme des lits. Au-dessus de chacun d’eux pend un cordon de sonnette. Sur le deuxième cercueil est étendue une jeune fille d’environ quatorze ans : son corps est enveloppé d’un beau linceul brodé. Sa figure est visible sous un voile : ses joues jaunes sont gonflées : une mouche se promène lentement sur ses lèvres noires : sa pauvre petite main est suspendue à l’anneau d’un cordon. D’un seul regard, j’ai distingué jusqu’aux moindres détails de ce triste tableau : je m’éloigne brusquement. Les sonnettes sont certainement des précautions en vue d’un état de léthargie qui aurait échappé à l’art des médecins.

En sortant du cimetière, je me demande si cette enfant ne serait pas une figure de cire qui sert seulement à expliquer au public la coutume de ces expositions et l’usage prudent des sonnettes. Cette supposition me soulage et je me garde bien d’aller m’assurer si elle est vraie.




J’annonce à M. Galimberti mon départ. Un habitué de l’hôtel, assis dans l’embrasure d’une fenêtre où chaque matin il vient lire les feuilles publiques, se tourne vers moi, pose sur ses larges genoux ses larges mains, les coudes en dehors, comme M. Bertin l’aîné dans son beau portrait par M. Ingres, et me dit en bon français :

« Monsieur, vous n’avez pas pu voir Nuremberg en si peu de jours ; plusieurs mois vous suffiraient à peine. » — Je fais un signe d’assentiment.

« Monsieur, poursuit-il, vous avez vu quelques grosses choses, les monuments, des églises, des musées, des maisons ; mais les petites choses, les curiosités ? Avez-vous vu seulement la tête de Cunégonde[14], le fer du cheval d’Eppelein[15] , le bonnet de soie noire de Luther[16] , le verre du docteur Jonas, l’arbre qui fleurit tous les cent ans, la voiture de Jean Haustch qui va toute seule, le signe de Nuremberg ou l’anneau qui remue[17] , le cadran de Stabius[18] , la clarinette de mon ami Jobst[19] ? La cave des seigneurs[20] , les douze étangs[21], le Rosenau[22] ?… »

Il continue ainsi pendant plusieurs minutes, et, sans attendre ma réponse, il conclut bref par ces mots :

« Non ? Alors, monsieur, je l’avais bien dit, vous n’avez rien vu. »

Je m’empresse de lui accorder, et en toute sincérité, que je vais sortir de Nuremberg bien ignorant. Mais ce ne sont pas toutes ces raretés que je regretterai le plus. Si j’avais été libre de prolonger mon séjour au Rothe Ross, j’aurais aimé à étudier de plus près les arts de Nuremberg, et à me faire une idée plus nette de ce qui leur donne, selon les Allemands, un caractère si particulier. On trouve, disent-ils, dans les églises et les maisons de cette ville privilégiée, « les grands principes qui ont présidé au développement de l’architecture du moyen âge. » C’est là une prétention bien haute, et je ne m’étonne pas si elle scandalise et irrite jusqu’à l’injustice quelques-uns de nos archéologues français. L’ogive est, incontestablement, un de ces « grands principes. » À Saint-Sebald, l’église typique, on voit des ogives de deux époques, du douzième et du seizième siècles. M. Fortoul, qui avait réellement le sentiment de l’architecture (comme me l’ont souvent dit MM. Léon Vaudoyer et Duc, ses amis et les miens), M. Fortoul juge les premières de ces ogives basses, opprimées, informes, et les secondes tout à fait déformées par la décadence. M. Viollet-le-Duc déclare, sans ambages, que les Nurembergeois, du reste comme les autres Allemands du Nord, ont emprunté à la France le principe ogival, mais ne l’ont pas compris. Notre collègue et ami bien regretté, Jules Renouvier, qui n’était pas un esprit si absolu, trouve lui-même à reprendre, dans les arts de Nuremberg, trop de préoccupation des détails matériels, de sécheresse et de pesanteur. Quelle que soit la valeur de ces opinions, on peut, à mon sens, se consoler de n’avoir pu les approfondir soi-même, avec les souvenirs de Krafft, de Vischer, de Labenwolf, de Volgemuth et de quelques autres.

Chemin de ronde près des remparts. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

J’aurais aimé aussi (les voyageurs ne doivent-ils avoir d’yeux que pour les arts ? ce serait ressembler aux hommes qui n’estiment dans les femmes que leur beauté), j’aurais aimé à visiter les établissements d’utilité publique et de bienfaisance, qui sont nombreux à Nuremberg, et dont plusieurs ont précédé de loin les essais que l’on fait aujourd’hui en France et en Angleterre pour répandre le goût dans les classes ouvrières et perfectionner l’éducation professionnelle, entre autres l’École d’art et d’industrie, l’Institut d’enseignements techniques, la Société Thérèse, fondée par les épouses des membres de la Société agricole, etc.

J’aurais aimé enfin à étudier avec loisir dans les jardins, dans les cercles, à l’intérieur de quelques maisons, la physionomie morale et le véritable esprit des citoyens. J’imagine, d’après le peu que j’ai entrevu, entendu ou lu, qu’on ne serait pas bien longtemps sans avoir à profiter, dans la vieille patrie du bon Hans Sachs, de l’exemple de plus d’une qualité délicate et aimable transmise de loin, et de certaines vertus de fond pratiquées avec une simplicité que semblent tendre à trop effacer ailleurs, l’influence des longues discordes sociales, l’émulation excessive du luxe, et l’habitude peu sincère d’exalter l’esprit et la finesse (mérite de renards, comme dit Bernardin de Saint-Pierre), aux dépens de la bonhomie et de l’honnête bon sens.




Aujourd’hui dimanche, on a suspendu extérieurement, aux murs des églises protestantes, des tableaux noirs sur lesquels sont indiqués en blanc, à la craie, les chiffres des psaumes que chantera l’assistance. On voit venir, de toutes les rues, des groupes de fidèles. Quelques femmes portent les vieux costumes franconiens.

À Saint-Sebald, plusieurs bancs sont occupés par les soldats vêtus de bleu. Ils chantent avec le reste de l’assemblée. Je me rappelle qu’à Munich, en sortant des Pinacothèques, je me suis arrêté devant la vaste cour d’une caserne ou une soixantaine de soldats, rangés en cercle autour d’un fourgon, chantaient en chœur, sous la direction d’un officier, un chœur du Prophète. Quelques semaines auparavant, j’avais eu honte de l’odieux charivari d’une de nos troupes françaises en marche sur la route de Versailles. Quelles sottes paroles ! quels cris sauvages et ridicules ! Si l’on enseignait aussi un peu de musique vocale à nos soldats, pense-t-on qu’on affaiblirait beaucoup leur courage ?

Le Burg vu des fossés de la ville. — Dessin de Gérard d’après une photographie.

À l’église de Notre-Dame, le prêtre qui est en chaire a des lunettes et est d’un embonpoint excessif ; il parle bien, avec chaleur, et ses auditeurs paraissent très-attentifs. Autant que je puis le comprendre, son sujet est la charité morale. Je saisis au passage une phrase qui me donne à réfléchir :

« Aimez-vous sincèrement ; redoutez le sort de ces grandes nations divisées en deux classes, l’une qui envie et menace sourdement, l’autre qui craint et, pour assurer à ses biens matériels la protection de la force, fait bon marché de sa liberté même. »

Édouard Charton.



  1. Suite et fin. — Voy. page 17.
  2. « En l’année de Notre Seigneur 1530, la Vierge de fer fut construite pour le châtiment des malfaiteurs, au-dessus de la muraille du Froschthurm (tour des Grenouilles), vis-à-vis la place des Sieben Zeiler (les sept cordes)… Cette statue de fer avait sept pieds de haut : elle étendait ses bras en face du criminel, et, en lui donnant la mort, envoyait le pauvre pêcheur aux poissons ; car aussitôt que l’exécuteur mettait en mouvement la planche sur laquelle se tenait le condamné, elle s’enfonçait, et de larges sabres taillaient le malheureux en petits morceaux qui devenaient la proie des poissons dans des eaux cachées. » (D. I. C. Siebenkees. Materialen zur Nurnbergerischen Geschichte, etc. Nuremberg, 1792.)

    Une représentation exacte de la Vierge de fer a été publiée dans le Magasin pittoresque, tome XX, 1852, page 312.

  3. Habet senatum et magistratum a plebe distinctum. Nam vetustiores cives rempublicam administrant, et interim plebs suis rebus studet, de publicis minime curiosa.
  4. On voit ce gibet et cette roue au premier plan de la gravure de Pétrus Kœrius, publiée à Amsterdam en 1639, par Jean Janssen, et déjà citée plus haut.
  5. « Les maisons les plus modernes datent du dix-septième siècle, elles ont toutes conservé leur brétêches saillantes sur la rue, » dit M. Viollet-le-Duc. Mais brétêche s’applique sans doute ici à de petites tourelles.
  6. Lorsque la maison de Franconie s’éteignit par la mort de Henri V, la noblesse d’Allemagne résolut de rendre l’empire réellement électif. À l’élection de Lothaire, en 1124, les princes confièrent, dit-on, le choix préalable de l’empereur à dix personnes choisies dans leurs rangs. Une loi d’Othon, de l’année 1208, paraît fixer ce privilége des princes électeurs, qui ne sont plus alors que sept. Ces origines sont, du reste, encore fort obscures. L’institution des « électeurs de l’empire, » supprimée en 1806 avec l’empire d’Allemagne lui-même, rétablie en 1814, a définitivement disparu lors de la création de la Confédération germanique, en 1815.
  7. Il est mort en 1507, à l’hôpital de Schwalbach.
  8. Le débat est parfaitement résumé dans l’excellent ouvrage de M. Ambroise Firmin Didot, intitulé : Essai typographique et bibliographique sur l’histoire de la gravure sur bois. Paris, 1863.
  9. Rien de plus triste que cette lettre. Elle est d’environ 1526. En voici quelques lignes :

    « Honorables, sages et surtout gracieux seigneurs, pendant une longue suite d’années, j’ai, par mes travaux et à l’aide de la Providence, acquis la somme de mille florins du Rhin (d’or ou d’argent ? on ne sait) que je voudrais placer pour mon entretien. Bien que je sache que ce n’est pas votre habitude de donner un intérêt fort élevé et que vous avez souvent refusé un florin pour vingt, ce qui m’a fait hésiter à vous demander ce service, je m’y suis cependant résolu… Dans notre commune, pour ce qui concerne mon art, j’ai travaillé plus souvent gratis que pour de l’argent, et, depuis trente années que je reste dans cette ville, je puis le dire avec vérité, les travaux dont j’ai été chargé ne se sont pas élevés à la somme de cinq cents écus, somme peu considérable et sur laquelle je n’ai pas eu un cinquième de bénéfice. J’ai gagné ma pauvreté, qui, Dieu le sait, m’a été amère et m’a coûté bien des labeurs, avec les princes, les seigneurs et d’autres personnes du dehors… Je vous prie donc d’accepter les mille florins… et de m’en donner, comme une grâce particulière, cinquante florins d’intérêt par an, pour moi et ma femme, qui tous deux devenons de jour en jour vieux, faibles et impuissants. » Albert Durer ne devait avoir alors que cinquante-six ans. On prétend toutefois qu’à sa mort il aurait laissé une somme de six mille florins.

  10. On conserve à Vienne son portrait dessiné par Albert Durer.
  11. « Le 18 août 1521, ma chère belle-mère, la Hans Freyn, tomba malade, et le 29 du mois de septembre, après avoir reçu les saints sacrements, elle mourut dans la nuit vers la neuvième heure d’après l’horloge de Nuremberg. Dieu veuille avoir son âme ! »

    Après 1523, mon cher beau-père, qui a aussi bien souffert dans le monde, est mort le jour de sainte Marie. Dieu lui fasse miséricorde ! »

  12. Voy. p. 17.
  13. Au bas d’une vieille estampe.
  14. Au Burg.
  15. Cheval qui a franchi, dit-on, la muraille du Burg.
  16. À la bibliothèque de la ville, ainsi que les trois objets suivants.
  17. À la grille de la Belle-Fontaine.
  18. À Saint-Laurent.
  19. Ceci doit être une plaisanterie. Les Nurembergeois prétendent que la clarinette a été inventée dans leur ville en 1690.
  20. Gustave-Adolphe s’exerçait à tirer le pistolet dans cette cave.
  21. Jardins.
  22. Jardins.