Première livraison
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 17-32).
Première livraison


NUREMBERG

(BAVIÈRE)
PAR M. ÉDOUARD CHARTON.
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


En route. — L’auberge du Rothe Ross. — Excursion nocturne. — La maison de Serz : Wallenstein. — Une préface d’Hoffmann. — Le presbytère de Saint-Sebald. — Theuerdank. — Saint-Sebald. — La porte des Mariées. — Le tombeau de saint Sebald. — Un bas-relief comique d’Adam Krafft. — La mort de Jean Palm. — Le globe de Martin Behaim. La maison Tucher.
17 septembre, 1862. En route.

Mes souvenirs me reportent au milieu des campagnes de la Bavière. Le convoi passe à toute vitesse en vue des villes d’Augsbourg, Donauwœrth et Nordlingen. Nous traversons des paysages où rien n’étonne, mais qui ont tout ce qu’il faut pour plaire : on sent qu’il ne serait pas besoin d’être Bavarois pour les aimer. Les teintes adoucies d’un soir d’automne conviennent bien à cette nature tempérée. Les scènes de la vie rustique se détachent légèrement, en demi-teinte, sur le fond vert des prairies qui commence à s’assombrir, et viennent s’encadrer aux fenêtres de notre wagon comme des tableaux de maîtres. De grandes troupes d’oies blanches, babillant et boitant, rentrent aux villages, sous la garde de jeunes filles. Des groupes de paysans franconiens, tout vêtus de noir, graves comme nos Bretons du Léonais, précèdent ou suivent de longs chariots bas, évasés, chargés d’herbages mêlés de fleurs des champs qui débordent et flottent sur les roues. Le long de la voie, des enfants blonds jouent aux portes de maisonnettes en bois élégamment sculptées et tapissées de vignes vierges : les derniers rayons du soleil empourprent ces gais visages, glissent avant de s’éteindre sur les contours des pampres, et s’y balancent un moment comme des franges d’or.

Il est près de six heures. J’entends crier : « Schwabach ! » C’est la dernière station avant Nuremberg. Je ne me défends pas d’un trouble qui m’est agréable. Je sais que Nuremberg n’est pas une ville du moyen âge, je ne dois pas m’attendre à y voir

Des murs noirs hérissés de clochers ; l’amas sombre
De vieux pignons tremblants qui s’embrassent dans l’ombre ;
Des enseignes de fer qui grincent…

Non ; mais j’espère y trouver du repos, du silence, et y jouir de la contemplation d’œuvres d’art des quinzième et seizième siècles que je connais assez déjà par les descriptions et les gravures pour être sur de ne pas me trouver exposé à de bien grandes déceptions. Je me complais d’ailleurs dans une sorte de respect filial pour la patrie de tant d’hommes illustres, artistes, voyageurs, poëtes, savants, qui m’ont toujours été sympathiques, de deux surtout que j’estime et honore particulièrement, Martin Behaim, le célèbre cosmographe, l’auteur du globe terrestre de 1491, et Albert Durer, la gloire de l’école allemande, le maître et le patron des dessinateurs sur bois.

Une gracieuse jeune personne, demoiselle ou dame, assise devant moi depuis Ottingen et qui jusqu’à ce moment n’a pas entr’ouvert les lèvres, murmure ce seul mot comme un soupir heureux : Nurnberg !

Je me penche vivement à la portière, et j’aperçois à l’horizon la mince silhouette de l’ancienne ville impériale qui disparaît, reparaît, à droite, à gauche, grossit, grandit… Encore quelques tours de roue, quelques mugissements de la machine, et nous entrons au milieu des bâtiments en pierre rouge d’une belle gare dont le style est imité du gothique.




À Nuremberg.

Je n’avais eu garde d’oublier trois mots que m’avait appris notre ami Léon Gérard[1], neveu d’un voyageur français bien connu, M. Casimir Lecomte. Ces trois mots : Zum rothen Ross ! auraient la vertu, m’avait-il dit, de me transporter de la gare dans une hôtellerie italienne égarée sur les bords de la Pegnitz. — Entendre, au lieu du ya, résonner le si au cœur de la Bavière, rare fortune assurément ! — À peine sorti, j’ai le plaisir de lire la devise cabalistique peinte en jaune sur les flancs d’un des quatre ou cinq omnibus d’hôtels rangés en file et béants. Je me hâte, j’entre et prends place le premier, avec une joie d’enfant, dans le lourd véhicule.

La nuit est encore comme suspendue au-dessus de la ville ; il ne serait pas impossible d’apercevoir, au passage, quelque chose de la physionomie des murs d’enceinte, des rues et des édifices ; j’ai même déjà reconnu, je crois, le profil d’une des tours que j’ai vues dans la gravure sur bois de Petrus Kœrius[2] ; mais l’omnibus est lent à se remplir. Un vieillard très-barbu qui craint la brume conseille d’un ton doctoral de fermer toutes les fenêtres : on obéit prestement, et une seconde après trois ou quatre grosses pipes en porcelaine ont couvert les vitres de rideaux plus épais et moins blancs que mousseline. Maintenant, il fait plus noir dans l’omnibus qu’au dehors. Tandis que ma curiosité se replie sur elle-même avec un peu de regret, la machine s’ébranle, roule, monte, descend, traverse un pont, me semble faire mille détours. Il faut que Nuremberg soit une bien grande ville, et les cinquante mille habitants que lui donne la statistique doivent y tenir à l’aise. Enfin nous nous arrêtons, et, en posant le pied à terre, j’entrevois au-dessus de ma tête un petit cheval de bois peint en rouge (Rothe Ross) qui s’élance d’un balcon vitré et fait mine de galoper dans l’air.

L’hôte, tête nue, s’avance vers moi et me sourit.

« Il signor Galimberti ? lui dis-je sous forme d’interrogation insinuante et souriant moi-même.

Ya, mein Herr ! » me répond une voix de basse-taille formidable.

Je reste muet. Non, cette réplique germanique et laconique, cette large face honnête, florissante, épanouie, mais sans expression, ce calme embonpoint enveloppé dans une longue redingote boutonnée jusqu’au menton, non, rien de tout cela ne me rappelle la joyeuse et perfide tribu des ostieri, locandieri et trattori, vifs, empressés, loquaces, gesticulants, dont je m’attendais à rencontrer ici quelque frère ou fils exilé.

Je questionne le serviteur qui me conduit à la speisesaal (salle à manger). Il n’est que trop vrai. Ce M. Paul Galimberti est Nurembergeois de naissance.

« Mais son père ?…

— Depuis un an, personne ne le voit plus. On le garde au fond des appartements. Il est si vieux !

— Quel âge a-t-il donc ?

— Soixante ans ! »

Je regarde en face mon interlocuteur. C’est un jeune homme candide, imberbe, blanc et rose ; le malheureux n’a pas vingt ans !

PLAN DE NUREMBERG.
LÉGENDE.
1 Château (Burg). 2 Maison d’Albert Durer. 3 Statue d’Albert Durer. 4 Église Saint-Sebald. 5 Chapelle Saint-Maurice. 6 Hôtel de ville. 7 Le presbytère de Saint-Sebald. 8 Bibliothèque. 9 Belle-Fontaine. 10 Frauenkirche. 11 Maison de Hans Sachs. 12 Église de saint-Gilles. 13 École des Beaux-Arts. 14 Galerie de tableaux. 15 Église du saint-Esprit. 16 Statue de Mélanchthon. 17 Gymnase. 18 Saint-Laurent. 19 Poste. 20 Théâtre. 21 Halle. 22 Deutschhauskirche. 23 Église Saint-Jacques. 24 Arsenal. 25 Casernes. 26 Banque royale. 27 Fontaine des Vierges. 28 La maison de Nassau. 29 Unschlitthaus. 30 Le pont de Maximillen. 31 Le pont de Carl. 32 Trodelmarkt. 33 Le pont de la Boucherie. 34 Le pont du Roi. 35 Kettensteg. 36 Henkersteg.

Un voyageur prudent a beau vouloir, au départ, se défendre de toutes les illusions qui voltigent autour de sa tête, il est rare que quel qu’une ne se glisse pas, malgré lui et à son insu, au fond de son espérance. L’Espérance n’est-elle pas trop souvent une autre petite boîte de Pandore pleine de trahisons ? Il paraît que je m’attendais à un intérieur d’auberge intéressant, à de vieux meubles à caractère, à de petits vitraux jaunes enchâssés dans le plomb, à des poutres enfumées, et surtout, je ne sais pourquoi, à un large fauteuil de cuir à bras de chêne usés et polis par le frottement, où j’aurais aimé à me plonger tout entier en quelque coin ténébreux, pour y rêver creux et observer de là, sans être remarqué, les mœurs étranges des indigènes. Mais la salle à manger du Rothe Ross n’est pas plus allemande qu’italienne : elle est parfaitement cosmopolite, c’est-à-dire sans la moindre originalité. Une chambre carrée, un papier terne, une longue table étroite couverte de petites serviettes et garnie des deux côtés de chaises en paille, un poêle verni sans aucune moulure et dont les bords supportent des salières. des poivrières, des verres communs et des colonnades d’assiettes blanches, rien de plus.

Quelques Anglais prennent gravement le thé. Une douzaine d’habitants de la ville fument en silence, assis devant de petites chopes en verre à couvercles d’étain brillant. Chacun d’eux, lorsqu’il veut boire, soulève du doigt, avec dextérité, ce couvercle à la hauteur de sa bouche, puis, ayant bu, le laisse retomber sans bruit, afin sans doute qu’entre la coupe et les lèvres il n’y ait point place pour… une mouche. C’est un petit exercice qu’il me faudra apprendre vite de manière à ne point paraître ridicule.




Il n’est pas dix heures. Je ne résiste pas au désir d’errer un peu dans les rues.

Le ciel s’est assombri. Des rafales ont éteint les lanternes. À deux cents pas de l’hôtel je me heurte presque contre une grande église. Vers le sommet, à la hauteur ou volent d’ordinaire les corbeaux, scintille une petite lumière rougeâtre : il y a là un nid de guetteur. En contournant à tâtons l’édifice, j’éprouve une sorte de saisissement : j’entr’aperçois au-dessus de ma tête une immense figure de Christ en croix dont le buste, vu ainsi d’en bas et de côté, se penche et se détache en noir intense sur les tons gris et cuivrés d’une flottille de nuages qui passe lentement à l’ouest. Je me rappelle avoir lu que ce bronze du quinzième siècle pèse quinze quintaux ; dans l’ancien temps, il a dû en peser mille à pareille heure sur plus d’une conscience souffrante.

À ce signe, du reste, j’ai la certitude, en souvenir d’une gravure de Delsenbach, que c’est là l’église de Saint-Sebald, qui renferme le célèbre tombeau de Pierre Vischer.

J’avance, et à l’autre extrémité je me trouve près d’un corps de garde où un factionnaire bavarois se promène entre deux canons braqués du côté de la rue. Sommes-nous en révolution ? Nullement. Ces tubes formidables qui menacent les vieux bourgeois, les bonnes et les enfants, sont simplement, comme jadis le gibet et la roue en permanence, un symbole d’autorité paternelle.

Quelques lampes jettent des lueurs mourantes au fond des boutiques des apothicaires, des confiseurs, des épiciers, des opticiens et des libraires, qui avec les fabricants d’instruments de mathématiques, de jouets, de crayons et de tabac, concourent le plus aujourd’hui à soutenir la réputation et la prospérité de Nuremberg[3].

Dans une petite rue déserte, un grand monsieur, maigre et à dos voûté, se promène sous une fenêtre en tirant d’un accordéon des notes longues et plaintives. Sérénade mélancolique !

Je passe près d’une fontaine qui a la forme d’une pyramide ; je ne puis en distinguer les détails. Des servantes y recueillent l’eau dans des huttes de bois, et, selon un usage aussi vieux que le genre humain, profitent de l’occasion pour causer, comme dit dame Pernelle, « tout du long de l’aune. »

Il se fait temps de rentrer ; mais je m’égare. Me voici près d’un pont. Évidemment je tourne le dos à l’hôtel. Ceci est la Pegnitz, qui coupe la ville en deux parties à peu près égales et que l’omnibus a traversée. Ses eaux glissent sans bruit. Leur amour-propre ne paraît pas s’être beaucoup ému de l’épigramme de Schiller :

« La Pegnitz. — Je suis devenue tout hypocondre par ennui, et je ne continue de couler que parce qu’ainsi le veut la vieille coutume[4]. »


La Pegnitz. — Le pont Royal. — L’hospice du Saint-Esprit. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Un peu plus bas, sous une clarté subite de la lune qui vient de déchirer les nuages, je reconnais « l’homme à l’oie » de Pancraz Labenwolf, élève de Pierre Vischer. Chose singulière, l’élégant petit homme rustique m’a l’air d’être en prison. Et sur quelle lourde cuve est-il donc huché ? Au revoir.

La lune se voile. Aux fenêtres supérieures des maisons, les lumières s’éteignent une à une. Je ne rencontre plus personne. Dans cette ville où l’on a inventé les montres, je n’entends pas une seule horloge. J’en arrive presque à regretter ces bons veilleurs qui l’an dernier troublaient, à Harlem, le repos de mes nuits. Me faudra-t-il comme eux frapper aux portes et interrompre le sommeil de quelques honnêtes habitants de Nuremberg ? À la fin, par bonheur, de l’angle d’une rue, j’aperçois la lanterne de l’hôtel et le petit Rothe Ross qui galope toujours.




Ancienne prison de ville. — Au loin le pont de Max. — Flèches de Saint-Laurent. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.


18 septembre.

Les deux premiers étages de l’hôtel du Cheval-Rouge sont envahis depuis deux jours par des familles anglaises. On m’a logé très-haut, « en belle vue, » m’a dit mein herr Galimberti.

À mon réveil, au lieu des vagues rumeurs matinales des grandes villes, j’entends deux ou trois bruits très-distincts qui ne servent qu’à faire mieux ressortir le silence : le roulement lointain d’une voiture, des coups secs frappés sur un tonneau, une mère qui appelle sa fille : « Mina ! Mina ! »

J’approche de la fenêtre. L’instant est solennel. Serai-je agréablement et vivement surpris ? — Es-tu bien différente de toutes les villes que j’ai vues, m’étonneras tu, t’aimerai-je, Nuremberg ? — J’ouvre. La vue est bornée. La façade modeste de l’hôtel se développe sur une petite place, un marché au vin. À ma gauche, voici bien Saint-Sebald. En face, une vaste et lourde bâtisse carrée, sans aucun style, s’élève entre la ville et moi. D’après un de mes auteurs, c’est la maison de Serz, qui aurait eu pour hôtes, en 1630, Wallenstein ; en 1649, Ottavio Piccolomini, « ce vieux chat hypocrite, » comme disait le capitaine Hillo. Wallenstein ! le grand-duc de Friedland ! l’une des physionomies les plus extraordinaires de l’histoire moderne ! Que ne donnerais-je pas pour le voir apparaître une seconde seulement à l’une de ces fenêtres tel qu’il dut s’y montrer plus d’une fois au peuple : « maigre, de haute stature, teint jaunâtre, cheveux roux et courts, yeux petits, étincelants, un sérieux terrible[5] ! »

Que venait-il faire en 1630 à Nuremberg, deux ans avant de l’assiéger ? N’avait-il pas osé se loger dans le château impérial avant d’être (ce qu’il rêvait alors sans doute) empereur lui-même ? Avait-il avec lui son cortége de barons et de chevaliers, ses soixante pages, ses cinquante trabans, ses cent carrosses, ses cinquante chevaux de main, ses douze patrouilles tournant sans cesse autour de sa personne ? Des députations de patriciens nurembergeois attendaient-elles respectueusement son bon vouloir devant sa porte, dont les sentinelles repoussaient la foule empressée, avide, houleuse, murmurante ? Une telle puissance ! l’idole de si redoutables armées ! Quel luxe ! quel éclat ! quelle animation !… dans ma pensée qui rêve. Au lieu de cette grande ombre et de sa cour, je ne vois au premier étage du vieux bâtiment que deux servantes confectionnant, à tour de bras et de rouleaux, de larges galettes, et, au second étage, une dame pâle, belle, jeune encore, qui porte le front haut, tient ses bras croisés, et fait avec régularité dix pas en avant et dix pas en arrière à reculons. Que peut signifier cette promenade peu usitée lorsqu’on n’a plus huit ou dix ans ? Qu’en aurait pensé Hoffmann ? Mais quand M. le conseiller visitait Nuremberg, il se sentait pris d’une nostalgie du passé si grave, si magistrale, qu’il en oubliait toutes ses hallucinations, et ne trouvait plus à exprimer que les effusions sentimentales qui débordent de l’âme de tout archéologue vraiment passionné : c’est ce qu’on peut voir dans sa préface d’un joli conte dont la scène se passe à Nuremberg.

« Ton cœur, dit Hoffmann[6], n’a-t-il jamais battu d’une émotion douloureuse, cher lecteur, lorsque tes regards planaient sur une cité où les magnifiques monuments de l’art germain racontent, comme des langues éloquentes, l’éclat, la pieuse persévérance et la grandeur réelle des temps passés ? Ne te semble-t-il pas alors que tu pénètres dans une demeure abandonnée ?… Tu t’attends à voir un des vieux habitants paraître et s’avancer pour t’accueillir avec une cordialité hospitalière ; mais c’est vainement : la roue éternellement rapide du temps a emporté les anciennes générations, le passé n’est plus, la vie présente te heurte et te cerne de toutes parts. Il ne reste rien de ton beau rêve qu’une ardeur profonde qui fait tressaillir ton sein de légers frémissements.

« Voilà les impressions qui agitaient mon âme toutes les fois que ma route me conduisait dans la célèbre ville de Nuremberg. M’arrêtant tantôt devant la merveilleuse fontaine du marché, tantôt contemplant la tombe de Saint-Sebald ou la chapelle du Saint-Sauveur, passant tour à tour du château à la maison de ville, ornée des tableaux profonds d’Albert Durer, mon âme s’abandonnait tout entière aux douces rêveries qui l’enchaînaient au milieu des magnificences de l’ancienne ville impériale que le vieux poëte Rosenblut a chantée dans ses vers[7]. »




Je pars pour ma première excursion.

Sur la plaque en cuivre de la maison voisine de l’hôtel, je lis ces mots en lettres d’or : Julius Simon. Je ne cherche pas à savoir ce que peut être celui-ci. Qu’il soit heureux ! C’est assez qu’il éveille en moi le sentiment d’une amitié qui m’honore, et qu’il me reporte à travers l’espace vers l’un des plus nobles cœurs de ma patrie.

À quelques pas plus loin, je me trouve devant le presbytère de Saint-Sebald. De son mur sort à demi, à hauteur d’un premier étage, une charmante petite œuvre d’architecture de forme octogone que je ne saurais comment nommer, si mon taschenbuch (livre de poche) ne me soufflait les mots « petit chevet » ou « grand chœur du presbytère. » Cette saillie est sans doute le prolongement d’une chapelle. Le joli édicule est porté sur un pilier que couronne une corniche à moulures ornée de feuillage. Six figures d’anges sont sculptées aux angles, à la base des clochetons qui séparent les pans de l’octogone. Dans les cadres ou champs, au-dessous des fenêtres, cinq bas-reliefs représentent des sujets de la vie de la Vierge. Une guirlande de feuillage sépare le haut des fenêtres du toit, et dans l’intervalle, entre l’arc des fenêtres et les clochetons, d’autres anges déploient des banderoles. Toute cette composition amusante, qu’on croit dater de 1318, est d’un art vraiment exquis. Mais voici bien une autre surprise ! Est-il vrai ? C’est là, dans cette loge vitrée, que vers 1512, Melchior Pfintzing, prévôt de Saint-Sebald, écrivait le Theuerdank !

Ô brave Theuerdank, et toi, mystérieux chevalier de la roue, vous avais-je donc oubliés ?

À ce moment, qui m’aurait rencontré sur cette place étrangère aurait pu me croire transformé en statue. Les cent dix-huit gravures du poëme de Melchior Pfintzing passaient comme les scènes d’un drame derrière ces vitraux coloriés, et j’y voyais se dérouler en mon imagination toute la belle Histoire des aventures et actions périlleuses du fameux héros et chevalier Theuerdank [8].

Quel est ce vieillard couronné ? C’est le roi Romreich (riche en gloire). Sa fin approche. Les nobles de sa cour viennent au pied de son trône et lui disent : « Seigneur, tu n’as pas de fils. Donne à ta fille, à la belle Erenreich (riche en honneur), un époux jeune et vaillant qui, après ta mort, soit son soutien et protége le royaume contre ses ennemis. »

Le roi, ému de ces sages conseils, fait choix du seul prince vivant digne de porter après lui sa couronne, le chevalier Theuerdank (aux nobles pensées), qui, en ce temps-là, remplissait l’univers du bruit de ses exploits.

Cela fait, le vieux roi meurt dans son jardin. (Je le vois encore, le pauvre homme, couché parmi les fleurs.)

La belle Erenreich, en fille obéissante, envoie sans délai un messager à Theuerdank. Mais on verra plus loin qu’elle n’était pas aussi pressée que d’abord elle paraissait l’être.

Le chevalier, qui n’est pas un fils moins soumis, prie son père de lui donner son consentement, ses conseils, puis part à cheval avec son fidèle compagnon Ernhold (héraut de renommée, témoin ou gardien d’honneur).

Rien n’est charmant comme de voir ces deux beaux jeunes gens chevaucher ensemble à travers les vallées, les monts, les fleuves, les villes du nord. À l’âge où tout homme est naïf et poëte, j’ai passé bien des heures à les suivre.

Theuerdank, armé de pied en cap, est fier, confiant, impétueux : c’est Thésée, jaloux d’Hercule, en quête de luttes et de gloire.

Ernhold n’est pas un guerrier. Nul casque ne pèse sur sa tête. Sa main, au lieu de lance ou d’épée, porte une légère baguette que couronne une fleur. Au milieu de sa poitrine est dessinée une roue montée sur une tige à trois pieds (cette tige alourdit un peu le symbole : un artiste italien l’eût supprimée). Ernhold est rêveur, muet, n’agit pas : à cheval ou à pied, il est toujours là, près de Theuerdank, ses regards fixés sur lui. Theuerdank ne paraît soupçonner sa présence qu’à de rares instants.

Ernhold produit l’effet du fantôme de la solitude dans la Nuit d’août.

Qui donc es-tu, toi que dans cette vie
    Je vois toujours sur mon chemin ?
Je ne puis croire, à ta mélancolie,
    Que tu sois mon mauvais destin !
Ton doux sourire a trop de patience,
    Tes larmes ont trop de pitié,
Ta douleur même est sœur de ma souffrance
    Elle ressemble à l’amitié.

La route que suivent les deux jeunes gens est longue, semée d’aventures extraordinaires et de périls. Les événements sont sinon parfaitement conformes à l’histoire, du moins possibles, et ils ne sont ni d’Athènes ni du royaume d’Utopie, mais bien Allemands. Le poëte a dédaigné de faire aucun emprunt aux âges héroïques : il est le naïf historien d’un héros de sa génération et de son pays.

À la cour d’Erenreich, quelques seigneurs ambitieux se sont irrités à la pensée d’avoir pour maître un prince étranger. Ils ont conspiré contre Theuerdank et juré sa mort.

Trois capitaines vont à la rencontre du chevalier. Le premier s’appelle Furwittig (téméraire), le deuxième, Unfalo (événements fâcheux), le troisième, Neidelhard (cœur envieux).

Furwittig (on reconnaît ce capitaine à son gros bonnet de fourrure) flatte et excite perfidement le penchant de Theuerdank pour les entreprises hasardeuses. Il l’entraîne dans des chasses imprudentes, au bord des torrents, sur les pentes abruptes des montagnes, contre le lion, le sanglier, le cerf ou le chamois. Il essaye de le faire périr moins glorieusement sous la glace ou sous une meule. Theuerdank devine enfin ses mauvaises intentions, et lui donne un grand coup de poing ganté dans l’œil. Furwittig s’esquive. Un sourire effleure les lèvres d’Ernhold.

Le chœur du presbytère de Saint-Sebald. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Unfalo vient à son tour. Ce capitaine n’a qu’un modeste chapeau rond. Il s’insinue aussi dans l’amitié de Theuerdank et l’engage dans de nouveaux dangers. Il défie son courage et le fait sauter d’un rocher à un autre au-dessus d’un abîme ; il le conduit sous une avalanche, sous les bonds d’une énorme pierre ; il l’expose aux foudres du ciel, à des vents furieux, à des tournois où l’on ne combat pas courtoisement, et finalement à une explosion de poudre dans une chambre meublée comme au seizième siècle. Pour le coup, Theuerdank s’emporte et envoie Unfalo à tous les diables ses pareils.

Neidelhard (que pouvait-il bien avoir sur la tête ?), a une tâche plus difficile, venant le dernier. Les meilleurs stratagèmes sont épuisés. Aussi prend-il le parti de laisser de côté la flatterie et la ruse. Il va directement au but ; il fait attaquer Theuerdank par des troupes de soldats (des cuirassiers), puis par des assassins. De guerre lasse, il empoisonne ses plats. Theuerdank trouve ce dernier procédé tout à fait déloyal, et chasse Neidelhard.

Après tant d’aventures, on est soulagé de voir le héros arriver sain et sauf devant la jeune reine, vêtue d’une robe magnifiquement brochée d’or.

Elle l’accueille gracieusement, mais ne se hâte pas assez, au gré du lecteur, de le prendre pour époux. Cédant à des conseils dont elle ne soupçonne point la perfidie, elle ordonne un tournoi ou les conspirateurs espèrent bien faire périr cette fois le chevalier.

Naturellement Theuerdank est six fois vainqueur, et sa jeune fiancée pose en rougissant sur son front une couronne de lauriers.

Alors Ernhold, qui jusque-là est toujours resté simple témoin des hauts faits du héros, sort de son impassibilité idéale, et dénonce publiquement les crimes des trois capitaines, Furwittig, Unfalo et Neidelhard. Le premier a la tête tranchée ; le second est pendu ; le troisième est précipité du haut d’une tour dans une rivière. (Ces supplices remplissaient mon âme enfantine d’horreur. Je sautais d’ordinaire par-dessus ces trois gravures.)

On se croit arrivé à l’avant-dernière scène ; on espère qu’il n’y a plus qu’à célébrer les noces, et ce n’est pas sans un peu de déception qu’on est informé par la gravure suivante qu’Erenreich a résolu d’envoyer son fiancé combattre… qui ? les Turcs !

La dernière estampe, semblable à une apothéose, montre le Chevalier, au milieu d’une forêt, les pieds posés sur une roue formée de quatorze épées croisées. Ernhold regarde !


Bien des années après, il m’arriva de rencontrer à notre grande Bibliothèque de Paris, qui change si souvent de nom, un commentaire de ce merveilleux poëme composé dans le presbytère de Saint-Sebald. J’appris alors que le roi Romreich était Charles, duc de Bourgogne ; Erenreich, Marie, sa fille unique, et Theuerdank, Maximilien Ier, duc d’Autriche, dont Melchior Pfintzing avait été le conseiller.

Maximilien n’avait que dix-huit ans lorsqu’il épousa Marie de Bourgogne, et il est vrai qu’il y avait eu beaucoup d’obstacles à ce mariage. Marie l’aimait ; elle lui avait envoyé un anneau comme gage de sa foi. Cette princesse était belle, douce et bonne. Elle mourut, victime de sa pureté et de sa délicatesse extrêmes, à vingt-cinq ans.

Les témérités de Maximilien sont historiques. On montre, près d’Innsbruck, la paroi d’un rocher où il resta un jour entier suspendu au-dessus d’un abîme.




L’église de Saint-Sebald est noire et de proportions qui n’ont rien d’imposant. Le style, mêlé de roman et de gothique, est indécis. Les deux tours surmontées de clochers, terminées vers la fin du quinzième siècle, ne s’élancent certes pas assez spirituellement pour faire naître l’idée de « flammes ou de doigts qui montrent le ciel. » Je me sens à peu près indifférent et froid. Mais je revois extérieurement avec intérêt le crucifix colossal en bronze, coulé, dit-on, en 1482, par les frères Stark. Dans le mur du chevet, s’ouvre une grotte assez profonde, où la scène de la Passion est représentée en plein relief : une lampe en pierre, artistement travaillée à jour, répandait autrefois pendant la nuit sa lumière tremblante sur toutes ces rudes images grises, vigoureusement taillées par Adam Krafft, en 1494. Près du corps de garde et de ses canons, un bas-relief du même artiste figure un jugement dernier.

Au nord, la porte des Mariées (Brautthür), œuvre de la fin du quinzième siècle, me retient quelques minutes attentif et diverti. De son ogive tombe en festons une sorte de riche dentelle de pierre. D’un côté est la statue de la Vierge, de l’autre, celle de saint Sebald portant un petit modèle de l’église. Au-dessous, sont rangées, à droite, les cinq vierges sages, à gauche, les cinq vierges folles. Ces figures de jeunes femmes ne manquent point d’agrément ; mais il ne faut pas les regarder de trop près : on s’apercevrait qu’elles se ressemblent toutes trait pour trait, et que le type, dix fois répété, est un peu lourd. Les draperies elles-mêmes sont trop rondes, et n’ont pas été assez délicatement fouillées. Mieux vaut s’en tenir à respectueuse distance, se redire mentalement la charmante parabole qu’elles évoquent dans la mémoire[9] et en tirer quelque peu de morale.

La Brautthür (porte des Mariées) à l’église de Saint-Sebald (quinzième siècle). — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Combien d’entre nous ont oublié, étant jeunes, de remplir d’huile leur lampe ! Aussi n’est-ce pas un sujet d’étonnement s’ils ont tant de peine à éclairer leur marche et si, quand surviennent les événements obscurs, on les voit s’arrêter indécis, tournoyer sur eux-mêmes, ou revenir timidement en arrière.

La porte opposée à la Brautthür est ouverte : j’entre. La famille du gardien est réunie dans une des chapelles. Femmes, jeunes filles, enfants, m’ont l’air, en ce moment, d’y vaquer aux soins ordinaires du ménage.

J’avance jusqu’au milieu de la nef : rien ne ressemble moins que ce que je vois à l’intérieur d’un temple protestant. Les fonds d’or des triptyques ouverts rayonnent de toutes parts ; les autels sont ornés de crucifix, de flambeaux d’argent, de broderies et de fleurs ; les verrières diaprent les arceaux, les piliers et les dalles de longs rubans diaphanes, rouges, jaunes ou bleus. En quelque endroit que le regard se porte, il rencontre des bas-reliefs, des peintures, des ornements qui récréent les yeux et l’esprit : ce sanctuaire d’un culte réputé iconoclaste est un véritable musée. Tout catholique est obligé de rendre hommage à ce respect des protestants nurembergeois pour les images saintes. Parmi tant d’œuvres, quelques-unes attribuées à des maîtres, je ne puis hésiter, me sentant tout d’abord attiré invinciblement par la merveille de l’art nurembergeois, le tombeau de saint Sebald, composé, modelé, ciselé, coulé en bronze par Pierre Vischer et ses cinq fils, de 1506 à 1519.

Il faut que l’heure où les touristes ont l’habitude de visiter les églises ne soit pas encore sonnée. Le gardien ne me voit ni ne m’entend : il est tout occupé à nettoyer, à polir l’illustre tombeau, et n’y va pas de main morte : il frotte, brosse, frappe, essuie, grimpe, saute dans ce petit monument (qui a cinq mètres de haut, presque trois de long), passant une jambe d’un côté, ses bras et sa tête de l’autre, s’évertuant à donner le vertige. Que les mânes de Vischer ne s’irritent point ! mais ce brave homme a vraiment l’air de rétamer. Bien lui prend, d’ailleurs, d’être court et fluet : cet exercice-là ne siérait nullement, par exemple, à mon hôte du Rothe Ross.

Le tombeau de saint Sebald à Nuremberg. — Dessin de Thérond d’après une photographie.




La châsse, lamée d’or et d’argent, qui contient les reliques de saint Sebald, est abritée sous un élégant petit édifice gothique. Le socle est décoré de bas-reliefs qui racontent la vie du saint et ses miracles. À regarder l’ensemble de l’œuvre, on est d’abord embarrassé par sa composition un peu complexe, surtout par la multitude et la diversité de ses figurines mythologiques ou chrétiennes, apôtres, pères de l’Église, anges, amours, syrènes, Hercules, sans compter les lions, dauphins, escargots, et insectes : c’est tout un monde ! Mais peu à peu l’ordre se fait, le charme secret agit, l’art délicat des détails intéresse : on éprouve un plaisir exquis a étudier une à une les belles figures d’apôtres que supportent les colonnettes ; elles sont vraiment bien grandes dans leur petite taille ! elles font penser à Ghiberti et à Donatello : le souffle florentin est venu jusqu’ici en passant par Venise. L’inspiration plus purement allemande se reconnaît auprès, dans de jolies statuettes, mais où l’on a le sentiment qu’elle pèse un peu, qu’elle ne s’élève ni si librement ni si haut. Tout n’est pas de même valeur : le goût du bon sculpteur nurembergeois et de ses enfants a eu des défaillances. On n’est point là en contemplation si parfaitement égale et sereine que devant la porte du baptistère de Sainte-Marie des Fleurs. Mais pourquoi cette pensée ? Mieux vaut écarter toute comparaison et admirer avec reconnaissance. Le tombeau de saint Sebald est digne de sa célébrité. Pierre Vischer, qui s’est figuré lui-même liliputiennement à l’une des extrémités de la tombe, en costume de simple ouvrier, est un artiste de premier ordre : il suffirait à l’honneur de Nuremberg de lui avoir donné naissance.




Si j’étais sage, je ne regarderais de tout le reste de cette journée aucune autre œuvre d’art. Me voici, grâce à Vischer, en digne et heureuse disposition d’esprit : qu’aurais-je de mieux à faire que de me soutenir le plus longtemps possible dans cette sphère de satisfaction idéale et de douce paix ? À vingt ans, lorsque je venais d’entendre Cinna, Polyeucte, Nicomède ou le Cid, j’avais toujours grand soin de sortir du théâtre avant la petite pièce, emportant en toute hâte ces grandes visions héroïques, dans la crainte de quelque impression inférieure qui les eût effacées de mon cœur ravi ! Je fuyais impatient à ma chambrette, et je m’y enfermais palpitant, heureux de n’avoir plus rien à redouter du monde dans les longs silences de la solitude et de la nuit.




Je n’ai pas évité la petite pièce. Mais comment faire, au milieu du jour, dans une ville où l’on est exposé, ainsi que dans celle des Médicis, à rencontrer quelque œuvre d’art des quinzième ou seizième siècles à chaque pas, partout, sur les places, et l’intérieur des cours, sur les murs ? En ce temps-là on ne se complaisait pas à la froide symétrie, à la monotonie nue et insignifiante des longs alignements, on ne comprenait point le charme des grandes surfaces planes, uniformes et muettes. On aimait, au contraire, sur les places et le long des rues, dans les monuments comme dans les habitations privées, la diversité, les contrastes, les lignes interrompues, les saillies, la libre expansion du goût et du caractère individuels. Les artistes, encouragés, sollicités par le sentiment public, déployaient une verve et une activité extraordinaires. De simples marchands en détail faisaient décorer l’extérieur de leurs maisons de statues ou de bas-reliefs dont ils donnaient eux-mêmes la première idée ; et, aujourd’hui, nous sommes heureux d’orner nos musées ou nos collections privées de ces enseignes sculptées, religieuses ou historiques, allégoriques ou plaisantes. Par quelles influences expliquer cette merveilleuse efflorescence du goût des arts en Europe, aux quinzième et seizième siècles, jusque dans les professions les plus vulgaires ? Le petit trafiquant, l’artisan, l’homme du peuple étaient-ils plus éclairés que ceux de notre siècle ? Les écoles d’art, les expositions de peinture et de sculpture étaient-elles plus nombreuses ? Non : mais il s’agitait dans les âmes quelque chose qui avait besoin de l’art pour s’exprimer extérieurement. La source était ancienne et profonde : elle avait jailli sous la puissante commotion des tremblements du Golgotha, de la chute épouvantable du colosse romain, des hordes impétueuses du nord foulant, ravageant, transformant la surface de l’Europe : elle avait été, pendant une longue suite de siècles, tumultueuse et d’abondance déréglée, trouble, sombre, tempétueuse comme la destinée des peuples ; mais, vers le quinzième siècle, alors qu’achevaient de se dissiper les terreurs du moyen âge et que commençaient à renaître la sécurité et la confiance parmi les hommes, on la vit s’épancher plus mesurée, plus contenue, plus transparente, et comme pénétrée de la pure et sereine lumière d’un ciel nouveau. Ce n’est pas pendant la crise des émotions violentes que peuvent s’épanouir les belles et nobles inspirations de la sensibilité poétique et des arts. Qui de nous n’est capable d’en juger par quelqu’une des grandes épreuves de son existence ? C’est peu après, quand l’esprit sent se mêler aux frémissements et aux agitations de ses souvenirs, le souffle caressant d’un air plus libre et les douces séductions de l’espérance. Plus tard la source s’appauvrit et se glace, jusqu’au jour nécessaire où un autre ébranlement solennel vient réveiller les hommes de leur indifférence et de leur égoïsme, et remuer, jusque dans les profondeurs de leur âme, ce qu’il y a en eux de supérieur et de divin.

J’étais sorti de Saint-Sebald, sans avoir voulu m’arrêter devant la cuve en cuivre où fut baptisé Wenceslas, ni devant les peintures de Wohlgemuth, de Kulmbach, de Veit Stoss, de Heideloff, de Veit Hirschvogel et autres. J’avais en idée de chercher du ciel et de l’eau, de revoir la Pegnitz. J’entrai au hasard dans une rue, la Winklerstrasse, qui part de l’extrémité sud de Saint-Sebald et se dirige en droite ligne du côté de la rivière. Mais à vingt pas, levant la tête, je remarquai, au-dessus de la porte d’une maison qui a été et qui est encore peut-être celle du pesage public, un grand bas-relief d’aspect singulier. Voici ce qu’on y a figuré : un maître peseur du seizième siècle, debout au centre de la scène, regarde en l’air l’aiguille d’une grande balance dont les deux plateaux portent, l’un des poids qu’empile un commis, l’autre un énorme ballot qui se soulève à grand-peine. Le propriétaire de la marchandise, vieux, à mine renfrognée, fouille lentement et d’un air maussade au fond de son escarcelle : le prix qu’on lui demande le mécontente fort ; à son gré, la balance n’y met pas de complaisance. On devine le colloque. Sur une banderole qui sort de la bouche du peseur public, on lit : « Pour toi comme pour les autres. » — Cette règle ou cette promesse publique d’équité est exprimée d’une manière vraiment très-divertissante et dans un excellent style comique. L’œuvre est d’Adam Krafft, et il est à regretter qu’il n’ait pas eu l’occasion d’exercer plus souvent son puissant ciseau dans ce genre familier : nous aurions maintenant sous les yeux les mœurs du seizième siècle bien conservées en opposition avec les mœurs modernes. Pensant ainsi, souriant ou même riant, je sens l’impression de la belle œuvre de Vischer qui à demi s’efface.




Mon émotion se relève. En me retournant, je lis, sur une plaque de marbre encastrée dans un mur, une inscription en lettres d’or dont voici la traduction :

JOHANNES PALM,
LIBRAIRE,
HABITAIT ICI,
EN 1806,
IL TOMBA VICTIME
DE LA TYRANNIE
NAPOLÉONIENNE.

Quel était ce Jean Palm ? Quel rapport entre lui et Napoléon ? Pourquoi, comment fut-il frappé ?

Je l’ignorais alors. Aujourd’hui je le sais.

Un jour de cette année 1806 où la ville de Nuremberg fut cédée, bon gré malgré, à la Bavière[10], Jean Palm, libraire, reçut secrètement l’avis que le maréchal B… avait donné ordre de l’arrêter. Sur les instances de sa famille, il sortit de la ville et se réfugia à Erlangen. Quelques jours après, ne pouvant supporter d’être plus longtemps séparé de sa femme et de ses enfants, et ayant conscience, d’ailleurs, qu’il n’avait rien à se reprocher, il revint de nuit à Nuremberg et se cacha dans une chambre retirée de sa maison. Les recherches s’étaient en apparence ralenties ; il semblait qu’on l’eût oublié. Mais on soupçonnait son retour ; on lui tendit un piége : il s’y laissa prendre. Un matin, un pauvre enfant mal vêtu vint au magasin de la librairie et présenta à la femme de Palm une liste de souscriptions pour sa mère, veuve, disait-il, d’un soldat allemand. Il demandait à parler à Palm lui-même. Palm, sans méfiance, le fit venir et lui remit quelque argent. L’enfant sortit. Peu de minutes après, des soldats français entrèrent brusquement, se dirigèrent tout droit vers la chambre qui leur avait été indiquée, saisirent Palm et le conduisirent chez le maréchal.

B… le fit traduire immédiatement devant une commission militaire.

Accusé d’être l’auteur ou l’éditeur d’une brochure politique intitulée : « L’Allemagne tombée dans une dégradation profonde, » Palm répondit qu’il n’avait ni écrit ni édité cette brochure, et il offrit de prouver par témoins que les exemplaires saisis dans sa maison faisaient partie d’un ballot de livres dont il ignorait le contenu. Il demanda de plus d’être admis à prouver qu’il n’avait pas été vendu un seul exemplaire de cette brochure dans sa boutique.

On passa outre, et « attendu que rien n’était plus urgent que de sévir contre le progrès des doctrines hostiles aux droits des nations, au respect dû aux têtes couronnées et à tous les principes d’ordre et de subordination, » Jean Palm fut condamné à mort.

L’arrêt reçut son exécution le lendemain. Palm fut fusillé à Branau.

Avant de commander de faire feu sur lui, on lui demanda une fois encore de nommer l’auteur de la brochure. Il refusa.

Il était luthérien, et à Branau il n’y avait aucun ministre de sa religion. Deux prêtres catholiques lui offrirent le secours de leurs prières qu’il accepta avec reconnaissance.

L’un d’eux, prêtre de Salzbourg, se nommait Thomas Pölschl. Après la mort de Palm, il écrivit à sa veuve une admirable lettre dont voici quelques lignes :

« Nous lui avons fait demander si, malgré ce qui séparait notre foi de la sienne, notre présence et nos exhortations à cette heure solennelle ne pourraient pas lui être de quelque consolation, l’assurant que, s’il pensait autrement, nous nous garderions de lui être une cause d’importunité. Il nous fit répondre aussitôt que nous serions les bienvenus ; en effet, il écouta attentivement tout ce qu’il nous parut bon de lui dire sur la charité et sur la foi dans un sens général, car notre respect pour les sentiments de tolérance et de fraternité chrétiennes nous interdisait de troubler en rien, à ce moment suprême, les convictions auxquelles il était resté fidèle depuis son enfance. Il récita ensuite avec une profonde dévotion ses deux hymnes favorites : Alles ist an Gottes Segen, et Gott Lob, wenn ist es wieder Morgen, et il nous pria de vous engager à les enseigner à vos enfants, et de leur recommander de se les rappeler toute leur vie, ajoutant qu’elles avaient toujours été pour lui une source de grand encouragement et de paix, et particulièrement pendant ces dernières heures du 20 août.

« Il dit aussi qu’il aurait bien voulu recevoir la communion selon les formes du culte luthérien ; mais il était impossible de satisfaire à son désir, parce qu’il n’y avait point là de ministre luthérien. Nous l’avons tranquillisé sur ce point, en l’assurant que notre Seigneur et Sauveur est certainement avec tous ceux qui, comme lui, le cherchent avec sincérité et observent sa loi dans la vie et et l’heure de la mort.

« Plusieurs heures s’écoulèrent dans ces échanges de bonnes pensées. Ses dernières paroles furent une tendre prière au Très-Haut pour qu’il eût pitié de vous et de ses enfants, et nous lui dîmes qu’il pouvait avoir toute confiance dans la bonté céleste. »

Jean Palm mourut avec un courage héroïque.

La nouvelle de cette mort se répandit dans toute l’Allemagne avec la rapidité d’un coup de foudre. Elle n’intimida personne, comme on l’avait espéré ; au contraire, elle souleva dans toutes les âmes une indignation profonde. Aujourd’hui encore on ne prononce en Bavière le nom de Palm qu’avec une douleur mêlée de ressentiment. En 1862, on a élevé au pauvre libraire nurembergeois une statue sur le lieu même où il a été supplicié.




Je rentre à l’hôtel. On m’invite à m’inscrire sur le livre des voyageurs. Qui résiste jamais à la curiosité de le parcourir ? On désire, on espère vaguement y rencontrer le nom d’un ami ou seulement d’un compatriote. À travers des centaines d’Anglais et d’Allemands, j’arrive à un unique Français. Quel était-il ? Le sommelier me dit que cet individu faisait beaucoup rire les habitués et tout le personnel de M. Paul Galimberti. On l’avait surnommé : Monsieur vive l’argent ! parce qu’il avait toujours les mots vive l’argent à la bouche. Ce représentant de la France, si jovial, colportait des échantillons de fil de fer. C’est bien. Le fer vaut l’argent, l’or et plus. La plus modeste industrie a le droit de lever la tête haut. Un riche négociant est même aujourd’hui un homme de bien autre importance qu’un savant ou un philosophe. À chacun son tour, dit-on. Rien de mieux. Mais qui que l’on soit, il serait bon d’aimer à faire respecter un peu, en quelque pays qu’on se trouve, la dignité de la patrie : la qualité de Français oblige.

Parmi les Anglais qui prennent leurs repas aux mêmes heures que moi se trouve un jeune adolescent, élève d’Eton, je suppose, qui lit et apprend par cœur tour à tour Homère et Virgile. Son gouverneur ou précepteur, est un vieillard dont le visage sérieux et la physionomie triste m’intéressent plus, ce me semble, que de raison. Qu’il paraît malheureux ! Quelles ombres sur ce front ! Quelles angoisses dans ces yeux ! J’imagine qu’il lui a fallu, pour faire un tour d’Europe avec cet écolier, abandonner son foyer, sa femme, ses enfants. Il corrige parfois avec une ardeur singulière les épreuves d’un ouvrage d’érudition latine : c’est un dernier espoir de gain ou de célébrité. Ce matin, il a rapporté, de ses premières courses dans la ville, deux jouets bien insignifiants, un très-petit baquet à cercle de cuivre, un étui où se déroule un dessin bizarre en laiton, et tandis qu’il les tournait entre ses mains et les regardait en rêvant, un demi-sourire éclaira un instant son visage. Ce soir, il a reçu une lettre, et des larmes sont venues à ses paupières.




19 septembre.


Au moment où, avant de sortir, je trace le plan de ma journée, un domestique entre et introduit un vieux petit bonhomme très-proprement vêtu qui, dit-il, veut me parler.

Je regarde de loin l’inconnu avec méfiance :

« Est-ce un guide ?

— Monsieur, c’est un tailleur.

— Je n’ai pas besoin de tailleur. »

Le domestique hausse les épaules d’un air d’incertitude, et fait signe à l’homme d’avancer pour s’expliquer lui-même.

Ce petit vieillard, tout chétif, tient à la main un-vaste chapeau noir, où il me semble que deux ou trois têtes comme la sienne s’enfouiraient dans l’invisible. Sa redingote brune descend jusqu’à ses talons ; elle est ouverte et laisse voir du linge blanc, un gilet de velours violet presque neuf, une chaînette d’argent. Son visage est si ridé, qu’il m’est impossible de me faire aucune idée de ce que furent ou de ce que doivent être son nez et sa bouche : je n’aperçois guère que des sillons de toutes formes. Il parle français ou à peu près.

« Job Steyer, monsieur, je suis Job Steyer. Je viens avec respect chercher monsieur (il prononce monsieueur) pour lui faire voir le globe Behaim. »

Je le regarde fort étonné.

« Ce globe, dis-je, appartient à la ville. J’irai le voir à la bibliothèque, un autre jour, lorsque je me trouverai de ce côté.

— Monsieur fait erreur. Le globe a été rendu depuis longtemps à la famille Behaim qui, dans la saison d’été, est toujours absente, et si monsieur n’est pas particulièrement connu de l’homme d’affaires du major Behaim, monsieur, je crois, ne réussira pas à se faire montrer la chose de Nuremberg qu’il a le plus le désir de voir. »

(Comment ce tailleur sait-il si bien ce que je désire ?)

« L’homme d’affaires part ce soir pour la Bohême, » ajoute-t-il en voyant mon indécision.

Refuserai-je ? Cet homme, après tout, a deviné ma pensée et me rappelle un devoir. Je suis, de plus, très-convaincu que j’aurais grand tort de compter sur les indications des gens de l’hôtel. M. Galimberti n’est pas sans complaisance, mais il n’aime pas à parler, et ses jeunes serviteurs, venus récemment des bords du Rhin et de la Suisse, ne savent encore rien de Nuremberg. Ne pensant donc plus qu’au globe, je prends mon chapeau et je suis le petit homme qui passe fièrement au milieu des gens de l’hôtel, dans le corridor du rez-déchaussée. Il est le triomphateur, et je suis sa conquête.

Nous traversons une petite place ou l’on a élevé à Albert Durer une belle statue en bronze d’après un modèle du célèbre sculpteur de Berlin, Rauch, mort depuis peu d’années.

Dans la rue Thérèse (Theresien Strasse), le petit tailleur pousse une grande porte, et je vois une cour à moitié remplie de grandes tonnes et décorée de balcons en bois et d’un escalier sculptés d’un goût agréable.

Cour d’une maison, dans la rue Thérèse. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

« C’est ici, me dit-il avec un salut, une manufacture de tabac. »

Sur la place Saint-Gilles (Egidien platz), dans une belle maison qui appartient à M. Fuchs, j’entrevois un étroit escalier à jour en spirale d’un charmant effet et dont le plafond est sculpté d’une manière exquise.

Escalier de la maison Fuchs, sur la place Saint-Gilles. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

À côté de l’église Saint-Gilles, devant le gymnase royal, fondé en 1526, s’élève, depuis 1826 seulement, une statue de Mélanchthon, parle sculpteur Burgschmidt.

Je contemple la figure de ce doux réformateur, qui, le jour ou un de nos savants lui rendit visite, tenait d’une main sa Bible et de l’autre berçait son plus jeune enfant. Pendant ce temps, le petit homme s’éloigne, et quelques instants après revient précédé d’un monsieur très-grave qui porte un trousseau de clefs et m’invite à le suivre.

Nous entrons dans une jolie maison qui fait face à l’église Saint-Gilles. L’intérieur indique l’aisance, même la fortune. La pièce du rez-de-chaussée, pavée seulement, mais bien close et d’une propreté remarquable, paraît servir d’antichambre et de bûcher. L’escalier en bois est élégant quoique un peu massif. Nous montons à une petite chambre du second étage qui contient les archives de la famille. Le globe est au milieu, dans un cercle supporté par une sorte de trépied en fer.

Ce n’est qu’une vieille petite boule de bois couverte d’un morceau de vélin noirci par le temps et taché çà et là de quelques couleurs ternies. Mais qui peut la voir avec indifférence ? À peine Behaim achevait-il, à Nuremberg, d’y tracer savamment le contour de toutes les terres jusqu’alors connues, quand trois caravelles, sortant de Palos sous un vent propice, avec Colomb pour guide, commençaient la découverte d’une autre moitié de notre monde ! Le globe de Behaim est comme la borne milliaire qui marque la limite extrême des connaissances géographiques antérieures à Colomb. Un pas au delà, le rideau se lève, un éclair du génie dissipe les ténèbres, et le vieil Occident étonné voit se doubler comme par miracle la profondeur du théâtre humain !

Je considère avec respect ce précieux monument de la cosmographie du quinzième siècle : mon regard s’arrête longtemps sur l’île d’Antilia[11], marquée par Behaim entre l’Europe et l’Asie, à l’ouest des Canaries, au 24° de latitude, presque sous le signe de l’écrevisse. Behaim avait sciemment noté en ce point les pressentiments des cosmographes et des navigateurs les plus éminents de son époque, parmi lesquels lui-même avait le droit d’être compté, bien que son portrait peint sur une bannière du musée germanique, donne plutôt l’idée d’un beau et vaillant gentilhomme que d’un savant. Né à Nuremberg en 1459 il était issu d’une noble famille originaire de Bohême. Il avait connu dans sa ville natale l’astronome Regiomontanus (Jean Muller de Kœnigsberg, de regio, kœnigs, monte, berg), et dès sa jeunesse il s’était fort avancé dans l’étude des sciences. À l’exemple d’autres patriciens, il avait d’abord voyagé comme représentant d’une des branches du haut commerce de Nuremberg. Il avait visité les Pays-Bas, l’Italie, l’Espagne, le Portugal. À la cour de Lisbonne, il s’était aisément laissé enflammer à la passion des découvertes géographiques qu’encourageait et stimulait la politique généreuse de Jean II, dit le Parfait ; il avait mis ses connaissances, son ardeur, son épée au service du roi, et il ne paraît pas contestable qu’il ait pris une glorieuse part aux explorations portugaises sur les côtes de l’Afrique occidentale, notamment à celle qui avait reconnu le Gabon. En 1486, il avait épousé, aux Açores, la fille du chevalier Hurber de Mœrkirchen, gouverneur des îles Fayal et Pico[12]. Le Portugal était ainsi devenu sa seconde patrie ; il mourut à Lisbonne en 1506. Cependant il avait voulu revoir Nuremberg en 1491, il y était resté jusque vers la fin de l’année suivante. Ce fut durant ce séjour qu’il fit son globe, considéré avec raison par ses contemporains comme une œuvre d’une haute importance scientifique en même temps que comme une ingénieuse nouveauté. Pour satisfaire la curiosité des hommes instruits et du public, il fallut construire de si nombreux exemplaires de cette image de la terre en miniature, que toute une nouvelle industrie en prit naissance. Dès 1510, les fabricants de globes formaient à Nuremberg une corporation distincte, et leurs globes étaient renommés dans toute l’Europe[13].

Ma contemplation a sans doute duré trop longtemps. Lorsque j’en sors, je me trouve seul avec l’homme d’affaires qui, tout en se promenant d’un air pensif devant les casiers, remplis de nobles parchemins d’où pendent des sceaux en cire ou en plomb, remue ses clefs avec une secrète impatience. Je le remercie, je descends ; je cherche des yeux sur la place le petit tailleur : il a disparu[14].




Une affiche, toute fraîche collée et d’un beau bleu, m’attire : c’est une annonce de spectacle. Il serait peut-être intéressant d’assister à la représentation de quelque comédie de mœurs populaires. Mais, ô déception on jouera Paillasso und seine Familie « Paillasse et sa famille, » mélodrame imité du français. La semaine précédente je m’étais détourné, avec un égal déplaisir, à. Munich, d’une affiche du théâtre du peuple (Volktheater), annonçant une imitation du trop fameux « Orphée aux Enfers. » Un des principaux rôles de cette bouffonnerie devait être joué par une naine.




Maison Tucher. Porte de la chapelle. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Au delà d’Egidien-Platz, vers la promenade Weber, dans la rue d’Hirschel, je me trouve vis-à-vis l’une des maisons les plus originales assurément de Nuremberg. La façade parle aux passants par symboles : un éléphant et une boule (chasteté), une main (Dieu le Père ?), un agneau, le soleil (Jésus), la lune (Marie, ou l’Église ?). Que sais-je encore ? Dans la cour, à l’entrée d’une chapelle, une colonne de marbre oriental supporte un double cintre. La clef de voûte de la chapelle est sculptée et représente la Cène. De hautes colonnes se développent extérieurement sur la hauteur de deux étages. Une tour engagée dans la muraille se triple à la naissance du toit et se coiffe d’un gros et de deux petits turbans, à la façon des minarets. Cette maison a été construite de 1535 à 1544 par Laurent Tucher, qui avait visité l’Asie Mineure. On se demande ce que devaient être la vie intérieure et l’ameublement de ce riche patricien, qui mêlait si singulièrement le goût du mysticisme chrétien à ses souvenirs et à ses regrets peut-être du mol Orient : on a le vague espoir d’en découvrir quelques traces : on veut entrer : on franchit respectueusement le seuil, et on tombe au milieu des cuves d’une fabrique de carton.

Édouard Charton.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Il y a quelques années, M. Léon Gérard, notre ami et notre collègue à l’Assemblée constituante, eut la pensée d’utiliser les loisirs que lui laissait la politique et que lui permet sa fortune, en reproduisant, à l’aide de la photographie, les monuments et les aspects les plus curieux de la ville de Nuremberg. À son retour, il voulut bien mettre à notre disposition ces belles planches, et les gravures que nos lecteurs ont sous les yeux, exécutées d’après les dessins sur bois de M. Thérond, en sont les copies fidèles. M. Léon Gérard nous avait aussi fait espérer une relation de son voyage ; mais son goût pour les arts l’ayant conduit dans d’autres contrées de l’Europe, il nous a écrit de loin pour dégager sa promesse. Il fallait donc suppléer à son silence. C’est dans cette intention que, faute de mieux, nous-même, vers la fin de l’été dernier, nous avons passé des eaux de Pfeiffer, où l’on nous avait fait un devoir de séjourner, au lac de Constance, puis en Bavière. Les notes que nous avons prises à Nuremberg ont simplement pour but, comme on le voit, d’expliquer ou de commenter les gravures : nous prions qu’on les accueille avec indulgence.
  2. Il existe un grand nombre de gravures représentant Nuremberg depuis le quinzième siècle jusqu’à nos jours. Or, la ville ayant traversé trois ou quatre siècles sans changer aucunement de physionomie, grâce à la respectueuse résolution des Nurembergeois, transmise de père en fils, de ne rien détruire et de ne pas innover en restaurant même les habitations privées, il en résulte l’effet singulier que les seuls changements qu’on remarque dans toute cette succession de gravures, se rapportent uniquement aux costumes et aux mœurs. J. A. Delsenbach a dessiné et gravé, en 1716, avec beaucoup de finesse d’observation et d’esprit, toute la vie des Nuremburgeois de son temps dans leurs rues et sur leurs places publiques.
  3. On compte, par exemple, à Nuremberg, une vingtaine de fabriques de crayons qui occupent cinq mille ouvriers, et produisent annuellement plus de deux cent seize millions de crayons représentant une valeur de six à sept millions de francs.
  4. Les Fleuves, distiques publiés par l’Almanach des Muses de 1797. Schiller y fait dire au Rhin :

    « Fidèle comme il convient au Suisse, je garde la frontière de la Germanie ; mais les Gaulois passent par-dessus mes flots patients. »

  5. Schiller, Histoire de la guerre de trente ans, liv. II, p. 133. Traduction de Ad. Regnier. — Hachette, 1860.
  6. Maître Martin et ses apprentis, ou les Maîtres chanteurs.
  7. Ce poëte Rosenblut vivait de 1431 à 1460. Il parcourait l’Allemagne, allant de cour en cour, sans doute pour chanter aux fêtes des princes. Les rares renseignements que donnent sur lui les biographes sont assez obscurs. Ce maître chanteur peignait, dit-on, des armoiries. On paraît le confondre quelquefois avec un autre poëte de son nom, qui aurait été prieur d’un couvent de Dominicains. Son poëme sur Nuremberg n’a jamais été imprimé. On a de lui un grand manuscrit in-folio plein de poésies de toutes sortes, entre autres de poésies carnavalesques.
  8. En Allemagne, on désigne ce poème seulement par le mot Theuerdanck. Le titre est : Die Geuerlicheiten und eins teils der Geschichten des loblichen streitbaren und hochberumbten Helds und Ritters Tewrdannckhs (Histoire des hauts faits d’armes et de quelques aventures et actions périlleuses du fameux héros et chevalier Tewrdannck).

    Le volume est de format in-folio. Le texte est composé avec des caractères mobiles, gravés ou fondus exprès, et qui figurent une belle écriture allemande. Cette sorte de caractère est connue dans les imprimeries d’au delà du Rhin sous le nom même du poëme.

    Les gravures sur bois, au nombre de cent dix-huit, ont été exécutées par Hans Schäuffelein et ses élèves, ou d’après ses dessins, par Jost von Negker, etc.

    L’épître dédicatoire de la première édition porte la date du 1er  mars 1517.

    Jean Franco a traduit ce poëme en prose française avec le titre : Les dangiers, rencontres et, en partie, les aventures du digne très-renommé et valeureux chier merciant (cari gratias) ; » mais le mot Theuerdanck, dans l’intention de l’auteur, signifie : « qui a de hautes pensées, l’esprit porté aux choses difficiles et aux grandes actions. »

    Melchior Pfintzing, issu d’une des plus nobles familles nurembergeoises, dont une branche était également illustre en Silésie, naquit en 1481 ; son père était sénateur et édile. L’empereur Maximilien lui confia des missions importantes. De 1512 à 1531, il fut prévôt de Saint-Sebald, mais sans cesser pendant cet intervalle d’accompagner Maximilien comme conseiller ou de le servir dans diverses négociations. Il mourut à Mayence en 1535.

    Les exemplaires du Theuerdank que possèdent la bibliothèque de la rue Richelieu et celle de Besançon sont dans un très-bel état de conservation.

  9. Tous nos lecteurs ont-ils les Évangiles à portée de leur main ? On a quelque raison d’en douter, et on ne s’étonnerait pas si plusieurs d’entre eux n’avaient pas relu la parabole des dix vierges depuis leur enfance.

    « Les dix vierges, ayant pris leurs lampes, s’en allèrent au-devant de l’Époux. Il y en avait cinq d’entre elles qui étaient folles (étourdies, légères de raison), et cinq qui étaient sages (prévoyantes). Les cinq folles, ayant pris leurs lampes, ne prirent point d’huile avec elles. Les sages, au contraire, prirent de l’huile dans leurs vases avec leurs lampes. Et comme l’Époux tardait à venir, elles s’assoupirent toutes, et s’endormirent. Mais, sur le minuit, on entendit un grand cri : « Voici l’Époux qui vient, allez au-devant de lui. » Aussitôt toutes ces vierges se levèrent et accommodèrent leurs lampes. Mais les folles dirent aux sages : « Donnez-nous de votre huile, parce que nos lampes s’éteignent. » Les sages leur répondirent : « De peur que ce que nous en avons ne suffise pas pour nous, allez plutôt à ceux qui en vendent, et achetez-en ce qu’il vous en faut. » Mais pendant qu’elles allaient en acheter, l’Époux arriva ; et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui aux noces, et la porte fut fermée. Enfin, les autres vierges vinrent aussi, et lui dirent : « Seigneur, ouvrez-nous. » Mais il leur répondit : « Je vous le dis en vérité, je ne vous connais point. » Veillez donc, parce que vous ne savez ni le jour ni l’heure. (Évangile selon saint Matthieu.)

  10. Les guerres de Trente et de Sept ans avaient endetté Nuremberg. Son crédit était tombé, son industrie languissait, sa population décroissait sensiblement. En 1796, ses anciens remparts ne lui avaient servi de rien contre notre armée de Sambre et Meuse. La vieille cité impériale fut bien obligée de s’avouer qu’elle ne pouvait plus se soutenir par elle-même : elle eut alors l’idée de s’offrir au descendant de ses anciens burgraves, le roi de Prusse ; mais celui-ci trouva qu’elle lui coûterait trop cher. C’est l’acte de la confédération germanique qui a donné, en 1806, Nuremberg à la Bavière, et jusqu’ici la ville s’est bien trouvée de ce dénoûment.
  11. Cette île avait déjà été indiquée sur quelques cartes, mais non point dans la même situation. On remarque aussi sur ce globe une chaîne d’îles que Behaim a dessinée entre le quarante cinquième degré nord et le quarantième degré sud, vers l’extrémité de l’Asie. On est surpris de ne pas y voir la désignation du détroit de Magellan. En effet, Herrera raconte, dans ses Décades, que Magellan avait confié à l’évêque de Burgos la certitude où il était de découvrir ce détroit « pour avoir vu une carte dressée par un certain Martin de Behemia, (Behaim) Portugais, à l’île Fayal, cosmographe de grand renom, qui lui avait donné de grandes lumières à ce sujet. »
  12. À Nuremberg, on tient pour certain que Behaim, lorsqu’il vivait à l’île Fayal où il avait déjà presqu’un pied dans le nouveau monde, eut des relations avec Christophe Colomb et qu’il l’aida et l’encouragea par ses conseils et ses démonstrations. « Colomb, dit Herrera, fut affermi dans la pensée de chercher à l’ouest une route vers les Indes orientales, par son ami le Portugais Martin de Behemia, de l’île Fayal, grand cosmographe. » (Decades, liv. I et II).

    En 1485, Jean II fit Behaim chevalier du Saint-Esprit et lui remit l’épée dans une cérémonie publique. Il le nomma membre d’une commission (Junta de mathematicos) chargée de chercher les moyens de calculer la hauteur du soleil. Behaim, élève, comme on l’a vu, de Regiomontanus, construisit un astrolabe pour l’usage de la navigation.

  13. La bibliothèque de la rue de Richelieu possède une copie du globe de Martin Behaim, faite à Nuremberg en 1848. C’est une des curiosités les plus précieuses de la galerie du département des cartes.
  14. Je dois une réparation à ce petit homme de Nuremberg, si complaisant. Ce n’était pas un guide. Il avait servi en France M. B…, membre de la Société de géographie, qui, depuis mon départ, lui avait, par lettre, recommandé de me conduire au globe Behaim. Il n’avait pas jugé utile de me parler de M. B…, me croyant averti.