Novum Organum (trad. Lasalle)/Livre II/Partie I/Chap IV

Novum Organum
Livre II - Partie I
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres5 (p. 186_Ch04-211_com_ch4).
Partie II  ►
CHAPITRE IV.
Première déduction ou conclusion provisoire, tirée des faits restans après les exclusions.

Aph. XVIII.

Nous avons donc, dans l’exclusive, (opération par laquelle on exclut les faits non-concluans), jeté les fondemens de l’induction, qui cependant ne sera entièrement terminée qu’à l’époque où nous pourrons nous fixer dans l’affirmative ; et il ne faut pas croire que l’exclusive elle-même soit complète dans ces commencemens ; elle ne l’est point alors, ni ne peut l’être. Car cette exclusive, comme on vient de le voir, n’est autre chose qu’une réjection de natures simples. Mais si nous n’avons encore ni de vraies, ni d’exactes notions de ces natures simples (a), comment nous y prendrons-nous pour rectifier cette exclusive. Or, quelques-unes de ces notions, dont nous venons de parler (dans l’exemple ci-dessus), comme celles de la nature élémentaire, de la nature céleste, de la ténuité, ne sont que des notions vagues et mal déterminées. Aussi, nous qui n’ignorons pas et qui ne perdons jamais de vue la difficulté de notre entreprise, où il ne s’agit pas moins que d’élever l’entendement à la hauteur de la nature et de la réalité des choses, nous sommes loin de nous reposer sur ce peu de préceptes que nous avons donnés jusqu’ici ; mais, jaloux de pousser cette entreprise aussi loin qu’il nous sera possible, nous préparons et administrons même de plus puissans secours à l’entendement ; secours que nous allons indiquer. Au reste, dans l’interprétation de la nature, il faut préparer et former l’entendement de manière que, tout en se tenant ferme dans les degrés suffisans de certitude, il ne laisse pas de se dire, sur-tout dans les commencemens, que ce qu’il aperçoit déjà dépend beaucoup de ce qu’il lui reste à voir.

XIX.

Cependant, comme la vérité surnage plus aisément à l’erreur même qu’à la confusion, nous pensons qu’il ne sera pas inutile, après ces trois premières tables de comparution, dressées et mûrement considérées (comme nous l’avons fait), de permettre à l’entendement de s’évertuer et de tenter provisoirement l’œuvre de l’interprétation de la nature : dans l’affirmative, d’après la considération, soit des exemples contenus dans ces tables, soit de ceux qui pourront se présenter ailleurs ; genre de tentative que nous qualifions de permission accordée à l’entendement ; ou encore d’ébauche de l’interprétation ; ou enfin, de première vendange[1].

Premières conclusions sur la forme de la chaleur.

Il est à propos de remarquer que la forme de la chose en question (comme on n’en peut douter, d’après tout ce que nous avons dit), se trouve dans la totalité et dans chacun des exemples où se trouve la chose elle-même ; autrement ce n’en seroit plus la forme. Ainsi, à proprement parler, il ne peut s’y trouver aucun exemple contradictoire[2]. Cependant cette forme est beaucoup plus visible dans certains exemples que dans d’autres ; savoir : dans ceux où la nature de cette forme est moins gênée, bridée, dominée par d’autres natures ; et les faits de ce genre, nous sommes dans l’usage de les appeler des coups de lumière, des exemples ostensifs. À la faveur de cette sorte d’exemples, nous allons hazarder une première conclusion, relativement à la forme de la chaleur. La totalité et chacun de ces exemples que nous avons sous les yeux, bien considérés, la nature, dont la chaleur est la vraie limitation, paroît être le mouvement ; et c’est ce dont on voit un exemple dans la flamme qui est dans un perpétuel mouvement et dans les liqueurs bouillantes, ou simplement très chaudes, dont le mouvement n’est pas moins continuel. C’est une assertion qui est confirmée par cette propriété qu’a le simple mouvement, d’exciter la chaleur ; comme le prouve assez l’effet connu du vent des soufflets, ou des vents naturels ; sur quoi voyez l’exemple 29, table III ; effet que produisent aussi des mouvemens de plusieurs autres genres (exemples 28 et 31, table III). C’est ce dont on ne pourra douter, pour peu que l’on considère qu’un des principaux moyens pour éteindre le feu, et faire cesser la chaleur, c’est une forte compression, dont l’effet, comme l’on sait, est aussi d’arrêter et de faire cesser le mouvement (exemples 30 et 32, table III) ; et que tout corps, quel qu’il puisse être, est détruit ou sensiblement altéré par toute espèce de feu ou de chaleur très forte et très violente : tous exemples qui montrent que la chaleur produit un mouvement très actif, une violente agitation, une sorte de tumulte dans les parties intimes des corps ; mouvement qui tend insensiblement à la dissolution du composé[3].

Voici comment il faut entendre ce que nous venons de dire du mouvement. Nous disons que le mouvement est à la chaleur ce que le genre est à l’espèce ; ce qui ne signifie pas que la chaleur engendre le mouvement, ou que le mouvement engendre la chaleur, quoique cela même soit vrai aussi dans certains cas ; mais que la chaleur prise en elle-même ; en un mot, le quoi précis de la chaleur, est un mouvement, et rien autre chose. Mais c’est un mouvement limité par des différences que nous allons y joindre, après avoir indiqué quelques précautions nécessaires pour éviter toute équivoque.

La chaleur, considérée par rapport au sentiment, n’est qu’une qualité respective, qu’une pure relation à l’homme, et non à l’univers[4] ; et c’est avec raison qu’on la regarde comme le simple effet de la chaleur sur l’esprit animal[5]. Il y a plus, rien en soi n’est plus variable qu’un effet de cette nature, le même corps, selon que le sens est disposé d’avance, excitant une perception de froid ou de chaud, comme on le voit par l’exemple 42, table III.

De plus, la simple communication de la chaleur, c’est-à-dire, sa nature transitive, en vertu de laquelle un corps s’échauffe, quand on l’approche d’un corps chaud, ou réciproquement, est encore une nature qu’il faut bien se garder de confondre avec la forme de la chaleur ; et il faut mettre une grande différence entre ce qui est chaud et ce qui échauffe ; car la chaleur s’excite par le simple frottement, sans aucune autre chaleur préexistante ; fait qui exclut de la forme de la chaleur ce qui n’a que la simple propriété d’échauffer. Je dirai plus : quand un corps s’échauffe par l’approche d’un corps chaud, cela même n’a rien de commun avec la forme de la chaleur, mais dépend entièrement d’une nature plus élevée et plus commune ; savoir, de la nature de l’assimilation ou de la faculté de se multiplier ; ce qui doit être l’objet d’une recherche particulière.

Mais la notion du feu n’est qu’une notion purement populaire et tout-à-fait destituée de justesse. Car, de quoi, au fond, est-elle composée ? De l’idée de la chaleur et de celle de la lumière, conçues comme réunies dans tel ou tel corps ; par exemple, dans les flammes ordinaires et dans les corps chauffés jusqu’à rougir.

Ainsi, toute équivoque étant levée, passons enfin aux différences qui limitent le mouvement, et le constituent dans la forme de la chaleur.

Nous disons donc que la première différence consiste en ce que la chaleur est un mouvement expansif, par lequel un corps tend avec effort à se dilater et à occuper un plus grand espace. Cette différence se manifeste principalement dans la flamme où la vapeur grasse se dilate visiblement, et s’étendant le plus qu’elle peut, devient ainsi une flamme volumineuse.

C’est ce qu’on observe aussi dans toute liqueur bouillante, qu’on voit se gonfler, s’élever et laisser échapper un grand nombre de bulles, qui continuent à se dilater jusqu’à ce qu’elles se soient converties en un corps beaucoup plus rare et plus volumineux que la liqueur elle-même, savoir ; en vapeur, en fumée ou en air.

C’est ce qu’on voit également dans toute espèce de bois et de matières combustibles, où il se fait quelquefois une exsudation très sensible ; mais toujours une évaporation.

Cette différence dont nous parlons, n’est pas moins sensible dans la fusion des métaux, lesquels étant des corps très compacts, ne s’enflent et ne se dilatent pas aisément ; cependant leur esprit, après s’être dilaté en lui-même (dans l’espace qui lui est propre), et avoir fait effort pour se dilater encore davantage, finit par détacher tout-à-fait et pousser devant lui les parties les plus grossières, et par les convertir en liquide. Et si la chaleur même devient encore plus forte, il dissout une grande partie de ces molécules et les convertit en une substance volatile.

Cette première différence est encore visible dans le fer ou dans les pierres, espèces de corps qui, à la vérité, ne se fondent et ne se liquéfient point, mais qui ne laissent pas de s’amollir à un degré très sensible. Il en faut dire autant des verges de bois, qui, étant un peu chauffées dans les cendres chaudes, deviennent flexibles.

Mais il n’est point de corps où ce mouvement expansif soit plus sensible que dans l’air, qui, par le plus foible degré de chaleur, se dilate visiblement et d’un mouvement continu, comme on le voit dans l’exemple 38, table III.

Enfin, cette même différence est marquée par la nature contraire du froid[6]. Car le froid contracte tous les corps et diminue leur volume ; quelquefois même il le fait à tel point, que, par un froid très âpre, on voit les clous tomber des murs, l’airain se déjeter, le verre même, chauffé d’abord et posé ensuite sur un corps froid, se déjeter aussi et se briser. De même l’air, par l’effet du plus léger refroidissement, se contracte et diminue de volume, comme on le voit dans l’exemple 38, tab. III. Mais ce sujet sera traité plus amplement dans la recherche sur le froid.

Or, il n’est pas étonnant que le chaud et le froid aient tant d’effets analogues (voy. l’ex. 32, tab. II) ; car nous trouvons que plusieurs des différences suivantes (de celles, dis-je, dont je vais parler), conviennent également à l’une et à l’autre nature ; quoique, dans cette différence dont nous parlons ici, les deux modes de leurs actions soient diamétralement opposés ; car le mouvement propre à la chaleur est celui d’expansion et de dilatation ; et le mouvement propre au froid est celui de contraction et de rapprochement des parties.

Cette différence est très sensible dans une tenaille ou une verge de fer mise au feu. Car, si, la tenant dans une situation verticale, on applique sa main à la partie supérieure, on se brûle aussi-tôt ; mais si l’on place la main latéralement, ou plus bas que le feu, on n’éprouve cette sensation qu’un peu plus tard. C’est ce qu’on voit aussi dans les distillations per descensum ; genre d’opération auquel on a recours pour distiller les fleurs les plus délicates, dont les odeurs se dissiperoient trop aisément par les distillations ordinaires ; l’industrie humaine ayant très bien senti la nécessité de placer le feu en dessous et non en dessus (comme on le fait ordinairement), afin qu’il eût moins d’action. Or, ce n’est pas seulement la flamme qui tend ainsi à se porter vers le haut, c’est en général toute espèce de chaleur.

Mais il faudroit, en renversant cette expérience, la tenter sur la nature contraire ; savoir : sur celle du froid, afin de voir si le froid ne contracteroit pas les corps, en se portant de haut en bas, comme la chaleur les dilate en se portant de bas en haut. Ainsi, employez deux verges de fer, ou deux tubes de verre parfaitement égaux, à tout autre égard ; chauffez-les un peu tous deux, puis appliquez de la neige, ou une éponge imbibée d’eau froide, à la partie supérieure de l’un ; et une autre éponge semblable, ou de la neige aussi à la partie inférieure de l’autre. Cela posé, nous pensons que le refroidissement se fera sentir plus vite lorsque l’éponge, ou la neige étant appliquée à la partie supérieure de la verge ou du tube, on portera la main à la partie inférieure, que si le corps refroidissant étoit placé en dessous et la main en dessus : or, c’est précisément le contraire de ce qui arrive à la chaleur[7].

La troisième différence consiste en ce que la chaleur est un mouvement non pas expansif uniformément et selon le tout, mais expansif seulement dans les petites parties du corps qui se dilate, et en même temps réprimé, repoussé et répercuté [8] ; en sorte qu’il en résulte un mouvement alternatif et de perpétuelle trépidation ; un état d’essai, d’effort et d’irritation, occasionné par cette répercussion ; de là cette espèce de fureur du feu et de la chaleur, dans certains cas.

Les deux espèces de sujets où cette différence est le plus sensible, sont la flamme et les liqueurs bouillantes qui font de continuelles vibrations ou oscillations ; on les voit alternativement s’élever par petites portions et retomber aussi-tôt, C’est ce qu’on observe aussi dans ces corps dont l’assemblage est si ferme, que, fortement chauffés, et même jusqu’au rouge, ils ne se dilatent point et n’augmentent point de volume ; tel est un fer rouge dont la chaleur, comme l’on sait, est très active, très âpre.

Cette différence sera encore plus facile à saisir, si l’on considère combien, dans les temps extrêmement froids, le feu de nos foyers est âpre.

Si l’on considère de plus qu’on n’aperçoit aucune chaleur sensible dans l’air d’un thermomètre, lequel se dilate paisiblement, sans obstacle et sans répercussion, c’est-à-dire uniformément, également et d’un mouvement continu. À quoi l’on peut ajouter que les vents renfermés, lorsqu’ils viennent à s’échapper avec violence, n’excitent cependant aucune chaleur sensible, parce qu’alors c’est un mouvement total de toute la masse, et non un mouvement alternatif dans les petites parties. Mais, pour mieux éclaircir ce point, il faudroit tenter quelques expériences, et afin de savoir si les parties latérales de la flamme ne brûlent pas avec plus de force que le milieu.

Si l’on considère enfin que toute combustion ne s’opère qu’à l’aide des plus petits pores du corps qui se brûle ; en sorte que la combustion[9] pénètre, fouille, mine, dégrade et stimule, comme s’il y avoit là des milliers de pointes d’aiguilles, Voilà pourquoi les eaux-fortes (les acides) lorsqu’elles ont beaucoup d’affinité avec les corps sur lesquels elles agissent, produisent, en vertu de leur nature corrosive et poignante, des effets fort semblables à ceux du feu[10].

Cette différence qu’ici nous attribuons à la chaleur, lui est commune avec la nature du froid. Car, dans un corps froid, le mouvement contractif est bridé et réprimé par la tendance à l’expansion ; comme, dans le corps chaud, le mouvement expansif est réprimé par la tendance à la contraction. Ainsi, soit que les parties du corps en question se portent de la circonférence au centre, ou en sens contraire, la marche est la même. Mais les forces ne sont pas, à beaucoup près, égales dans les deux cas. Car nous ne connoissons, à la surface de notre globe, aucun corps dont le froid ait une grande intensité (voyez l’ex. 27, tabl. III).

La quatrième différence est encore une modification de la première : elle consiste en ce que ce mouvement de stimulation ou de pénétration[11] doit être un peu rapide, être d’une certaine vitesse ; et doit de plus résider dans des particules très petites, non pas toutefois d’une extrême ténuité, mais encore un peu grandes, en un mot de grandeur moyenne.

Cette différence se fera mieux sentir, si l’on compare les effets du feu avec ceux du temps. Car le temps ou la durée dessèche, consume, mine, dégrade, pulvérise, ainsi que le feu ; et même son action est plus fine et plus déliée[12]. Mais comme ce dernier genre de mouvement est extrêmement lent, et ne réside que dans des molécules d’une petitesse extrême, il n’en résulte aucune chaleur.

On la reconnoît encore en comparant la dissolution du fer avec celle de l’or. Car l’or se dissout, sans exciter aucune chaleur ; au lieu que la dissolution du fer est accompagnée d’une chaleur très forte et d’une violente effervescence, et cependant le temps nécessaire pour dissoudre l’un et l’autre, est à peu près le même. La raison de cette différence est que, dans la dissolution de l’or, l’agent s’insinue paisiblement, subtilement, les petites parties du métal cédant aisément à son action. Au lieu que, dans celle du fer, l’agent force le passage et il se livre là une sorte de combat, les parties du métal étant plus réfractaires et résistant plus obstinément.

Cette différence se manifeste encore, jusqu’à un certain point, dans certaines gangrènes ou mortifications de chairs, qui n’excitent ni une grande chaleur, ni une grande douleur, à cause de l’extrême ténuité des parties et subtilité des mouvemens dont cette putréfaction est l’effet,

Telle est la première vendange (conclusion provisoire) ou ébauche d’interprétation, relativement à la forme de la chaleur, et en vertu d’une première permission accordée à l’entendement.

De cette première interprétation il résulte que la forme, c’est-à-dire, la véritable définition de la chaleur (de celle qui est relative non aux sens, mais à l’univers), que cette définition peut être énoncée en ce peu de mots : la chaleur est un mouvement expansif, réprimé en partie, et accompagné d’effort, qui a lieu dans des parties moyennes ; mais avec ces deux modifications : que ce mouvement du centre à la circonférence est accompagné d’un mouvement de bas en haut ; 2°. que cet effort, ce mouvement dans les parties moyennes, n’est ni foible ni lent ; mais, au contraire, fort vif et un peu impétueux ; que c’est une sorte d’élan (b).

Quant à la pratique, c’est précisément la même conséquence, et telle est l’indication du procédé sommaire et général : si vous pouvez exciter, dans tel corps naturel que ce soit, un mouvement d’expansion ; et ce mouvement, le réprimer, le répercuter de manière que cette dilatation ne procède pas également, et qu’elle obtienne son effet en partie, et en partie le manque ; à coup sûr vous engendrerez la chaleur[13], et cela, sans qu’il soit besoin de considérer si le corps sur lequel vous voulez opérer, est élémentaire (pour nous servir d’une expression commune), où imbu par les corps célestes ; lumineux ou opaque ; ténue ou dense ; augmenté de volume, ou maintenu dans ses premières dimensions ; tendant à se dissoudre, ou demeurant dans le même état ; animal, végétal, ou minéral ; si c’est de l’eau, de l’huile, de l’air, ou toute autre substance, peu importe, pourvu qu’elle soit susceptible d’un tel mouvement. Or, la chaleur, considérée par rapport à la sensation, est précisément la même chose ; avec cette légère différence toutefois, qui dépend de la constitution du sens respectif. Pas sons maintenant à cesautres genres de secours que nous avons promis,




Commentaire du quatrième chapitre.

(a) Mais si nous n’avons encore ni de vraies, ni d’exactes notions de ces natures simples, etc, Il n’est pour l’homme ni simplicité, ni composition absolues ; ces deux mots ne désignent que deux relations. Un même objet nous paroît simple, quand nous n’apercevons pas ses parties, ou quand nous le regardons comme partie indivisible d’un tout ; et il nous paroit composé, quand nous le concevons comme un tout, dont nous voyons ou croyons voir les parties. Personne n’a mieux senti cette vérité que le grand Leibnitz ; et, pour la rendre plus sensible, il a eu recours à l’exemple suivant. Prenez, dit-il, deux poudres colorées ; l’une, d’un blanc éclatant ; l’autre, d’un rouge vif ; mêlez-les ensemble bien exactement, puis vous étant placé à une distance d’où vous ne puissiez plus distinguer les deux poudres, considérez ce mélange, vous ne verrez plus qu’une seule couleur, qui sera une espèce de couleur de chair ; ou, si, pour éviter l’effet de la prévention, vous chargez une autre personne qui n’ait point vu mêler les deux poudres, de faire cette observation, elle se croira certaine de n’avoir sous les yeux qu’une seule couleur simple. L’ayant ensuite armée d’une loupe un peu forte, dites-lui de se rapprocher de cette poudre, et de l’examiner à l’aide de ce verre, elle y démêlera les petits grains rouges d’avec les blancs, et verra alors deux couleurs distinctes où d’abord elle n’en voyoit qu’une. Il en est de même de toutes les sensations ; celles qui nous paroissent les plus simples, sont réellement très composées. Par exemple, lorsque j’aperçois la couleur rouge, qu’on regarde ordinairement comme simple, ma sensation est alors produite par quatre principales espèces de causes ; savoir : 1° la figure, la grandeur, le nombre, la situation absolue et respective, etc. des parties solides et des pores de la surface qui réfléchit cette espèce de lumière ; 2°. le mode de la lumière même, qui constitue le rouge, et qui est peut-être très composé ; 3°. la nature et les qualités du milieu que traverse cette lumière, en venant de l’objet coloré à mon œil ; 4°. enfin, la conformation de mon œil, la qualité et la quantité de ses humeurs, et, pour tout dire en un seul mot, sa constitution ; etc. etc. causes qui concourent toutes à cette sensation, et dont nous ne percevons que l’effet composé. Ainsi, il est probable que ces natures ou qualités simples dont parle ici Bacon, sont des qualités réellement composées, que nous ne pouvons analyser à l’aide des sens, et dont la seule raison peut découvrir les parties, par le moyen de l’analyse, qui est comme la loupe de l’entendement.

(b) Que cet effort, ce mouvement, etc. Dans ce passage, ainsi que dans une infinité d’autres, au perpétuel emploi des expressions figurées, quand il s’agit d’explications purement physiques, à cette manie de personnifier, (en leur donnant une sorte d’existence morale), non-seulement la nature, la matière et le mouvement, mais même de simples tendances ; on s’aperçoit que Bacon n’était pas extrêmement versé dans les mathématiques, dont le langage sévère, exact, précis et simple, l’eût bientôt dégoûté de ces figures si déplacées que nous rencontrons à chaque pas, et qui nous causent une sorte d’impatience. Par exemple, il joint ici les mots de vitesse et d’impétuosité avec celui d’effort (nixus), ce qui pèche absolument contre la justesse et l’exactitude ; car toute vitesse, tout élan ; toute impétuosité, suppose le mouvement actuel. Or, dès que le mouvement existe actuellement, le simple effort cesse, et l’action commence. Quand il s’agit de tableaux, tâchons de peindre vivement, embellissons et exagérons, si nous voulons ; mais quand il ne s’agit que de mesures, laissons-là les pinceaux ; et ne quittons point la toise. Ce défaut, que je note dans Bacon, je le relève d’autant plus volontiers, qu’il est très commun parmi nous ; nous mettons trop d’imagination où il ne faudroit que du jugement, et trop d’esprit où il ne faudroit que du sens commun.

  1. C’est une vendange de raisins secs.
  2. Non, sans doute, il ne peut se trouver dans vos tables aucun exemple contradictoire, par rapport à la forme réelle de la nature en question, puisque cette nature, soit que nous sachions ou que nous ignorions ce qui la constitue, doit nécessairement avoir sa forme : mais il se pourroit qu’il s’y trouvât de tels exemples, par rapport à la forme que vous allez supposer, vous Bacon, et c’est ce dont il s’agit.
  3. Cela est tout simple. La dissolution d’un composé est le résultat de la séparation complète de ses parties. Or, l’effet propre de la chaleur ; ou plutôt de sa cause, est de dilater les corps ; c’est-à-dire, d’écarter leurs parties les unes des autres ; écartement qui, au-delà d’un certain point, se termine par une totale séparation ; mais ceci a ses exceptions : une chaleur douce tend à conserver un composé, lorsque ses parties insensibles étant très irrégulièrement arrangées entr’elles, elle ne les écarte qu’autant qu’il est nécessaire, pour leur donner un peu de jeu, et leur permettre ainsi de s’arranger plus régulièrement, d’où résulte une plus forte cohérence ; et une chaleur assez forte peut aussi conserver un corps en le purgeant, par voie d’évaporation, d’une quantité surabondante d'humor, aqueux ou huileux, qui pourroit provoquer ou faciliter la putréfaction, et la dissolution qui en est la conséquence.
  4. Pour bien entendre ce passage, et tout ce que Bacon a déjà dit ou dira par La suite sur la recherche de la forme de la chaleur ou de toute autre qualité, il est deux choses qu’il faut distinguer avec soin ; 1°. ce qui, dans l’état, dans la manière d’être totale d’un corps, fait qu’en le touchant nous éprouvons la sensation de chaleur ; 2°. la perception de cette manière d’être, ou plutôt de la manière d’être qu’elle occasionne en nous ; perception qui constitue la sensation, et qui, le corps touché demeurant le même, varie, selon les dispositions des différens sujets dans le même temps, ou du même sujet en différens temps.
  5. Il semble que la chaleur, considérée comme sensation, puisse être définie : le sentiment de la dilatation où de l’expansion de la matière de notre corps et de l’accélération de nos mouvemens, accélération qui n’est, en grande partie, qu’une conséquence de cette dilatation même, laquelle, en donnant plus de jeu aux petites parties, provoque ainsi où facilite le mouvement ; et le froid seroit le sentiment de la contraction de notre matière et du ralentissement de nos mouvemens.
  6. Toute sensation est l’effet d’un changement, et nous ne sentons vivement que les différences très marquées. Or, de toutes les différences les plus grandes, ce sont les oppositions ; ainsi, les contraires doivent se montrer et se montrent en effet réciproquement.
  7. L’auteur ne fait pas attention que ce fait combat assez directement cette conclusion provisoire, dont il est actuellement occupé. En effet, si la chaleur n’étoit qu’un mouvement expansif, et en général un mouvement, il n’y auroit aucune raison, sinon suffisante, du moins sensible, pour qu’elle se portât plutôt de bas en haut que latéralement, ou de haut en bas : mais si la chaleur est une qualité inhérente à un sujet réel ; par exemple, à un fluide d’une moindre pesanteur spécifique que l’air et que tous les autres fluides, alors il est clair que la chaleur, mode inséparable de son sujet, doit se porter comme lui et avec lui vers le haut.
  8. Un mouvement ne peut être repoussé ou répercuté ; ce qui peut l’être, ce sont tout au plus les particules mises en mouvement : mais quand le méchanisme qu’on veut décrire n’est pas nettement conçu, le terme propre échappe, on se prend aux métaphores, et de physicien on devient rhéteur.
  9. Le corps brûlant, devoit-il dire.
  10. De cette analogie des effets de certains acides, avec ceux du feu, le chymiste Sage a conclu qu’à cette dénomination de feu on devoit substituer celle d’acide ignée ; et moi, j’en conclus qu’on doit dire aussi le feu vitriolique, le feu nitreux, le feu sulphureux, le feu acéteux, etc. et ma raison, pour faire cette importante innovation, c’est que si Pierre ressemble à Jacques, il s’ensuit, en dépit des quatorze règles d’Aristote, que Jacques ressemble à Pierre ; et qu’on peut, sans mériter l’injurieuse qualification d’inventeur ou d’original, leur donner le même nom. Voilà ce que le grand homme dont nous venons de parler, a parfaitement senti ; aussi la chymie, à la faveur de cette précieuse nomenclature, a-t-elle fait, depuis quelques années, de rapides, d’immenses progrès dans le dictionnaire ; et nous avons fait tant de chemin dans cette route si battue, que nous sommes revenus précisément au point d’où nous étions partis.
  11. Il n’est pas bien d’accord avec lui-même : selon lui, la chaleur n’est pas une certaine espèce de substance, mais une certaine espèce de mouvement, dont l’effet est d’écarter les unes des autres les parties du corps chaud ou échauffé. Or, cet effet peut bien être semblable à celui d’un grand nombre de petites aiguilles ou de petites pointes quelconques ; mais on ne peut dire qu’il fouille, qu’il pénètre dans les corps, qu’il les stimule ; à moins qu’on ne suppose qu’il réside dans une certaine espèce de fluide, dont les particules sont comme autant de petits coins et de petits aiguillons, ce qui est contre sa supposition, et par conséquent il tombe en contradiction.
  12. L’effet attribué au temps, qui n’est pas un être physique, et qui par conséquent ne peut agir qu’en rhétorique et en poésie, n’est autre chose que la somme des effets accumulés d’une multitude infinie de petites actions exercées par des corps extrêmement petits, qui échappent aux sens ; actions dont la continuité ou la réitération compense la foiblesse : actuellement nous sommes dans la physique.
  13. De manière qu’après avoir si bien vendangé une première fois, pour peu qu’ensuite nous découvrions le secret d’engendrer à volonté ce mouvement expansivo-alternatif, qui constitue la chaleur, nous nous chaufferons quand nous voudrons, et qu’en attendant il faudra nous contenter de notre briquet, de nos pierres, de notre amadou, de nos fagots, etc, qui nous chaufferont un peu mieux que de la métaphysique. Telle sera la première conclusion provisoire ou vendange de certains lecteurs, plus prompts à saisir en tout le coté ridicule, qu’à chercher le côté utile : mais nous, qui sommes plus sérieux ; nous observerons qu’il ne s’agit pas ici d’engendrer la chaleur, ni même de chercher sa forme ; mais seulement d’exposer la méthode qu’on doit suivre pour découvrir une forme quelconque, et d’éclaircir cet exposé par un exemples que cette première conclusion qu’il tire, n’étant que provisoire, il la donne pour ce qu’elle est ; enfin, que nous n’avons encore vu qu’une des dix parties de sa méthode. Nous serions trop heureux, que ceux qui disposent de notre fortune, de notre liberté et de notre vie, voulussent bien, avant de prononcer sur de si grands intérêts, dresser, à l’exemple de Bacon, des tables de faits, et y appliquer sa judicieuse méthode, afin de se donner à eux-mêmes de bonnes définitions de leurs propres individus, de la nation francaise, de la liberté et de notre situation politique ; car, avant de courir, peut-être est-il bon de savoir où l’on va.