Novum Organum (trad. Lasalle)/Livre I/Chap I

Novum Organum
Livre I - Chapitre I
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres4 (p. 71_Ch01-96_com_ch1).
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CHAPITRE PREMIER.
Observations générales sur le but et les fondemens de la vraie philosophie.

Aphorisme I.

L’homme, interprète et ministre de la nature, n’étend ses connoissances et son action qu’à mesure qu’il découvre l’ordre naturel des choses, soit par l’observation, soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus.

II.

La main seule, et l’entendement abandonné à lui-même, n’ont qu’un pouvoir très limité : ce sont les instrumens et les autres genres de secours qui font presque tout ; secours et instrumens non moins nécessaires à l’esprit qu’à la main ; et de même que les instrumens de la main excitent ou règlent son mouvement, les instrumens de l’esprit l’aident à saisir la vérité ou à éviter l’erreur.

III.

La science et la puissance humaine se correspondent dans tous les points, et vont au même but : c’est l’ignorance où nous sommes de la cause, qui nous prive de l’effet ; car on ne peut vaincre la nature qu’en lui obéissant ; et ce qui étoit principe, effet ou cause dans la théorie, devient règle, but ou moyen dans la pratique.

IV.

Approcher ou écarter les uns des autres les corps naturels, c’est à quoi se réduit toute la puissance de l’homme ; tout le reste, la nature l’opère à l’intérieur et hors de notre vue (a).

V.

Les seuls hommes qui se mêlent d’étudier la nature, ce sont tout au plus le méchanicien, le mathématicien[1], le médecin, l’alchymiste[2] et le mage[3] ; mais tous, du moins jusqu’ici, avec aussi peu de succès que de vraie méthode.

VI.

Il seroit insensé, et même contradictoire, de penser que ce qui n’a jamais été exécuté, puisse l’être autrement que par des moyens qui n’ont pas encore été tentés.

VII.

Au premier coup d’œil jeté sur les livres, les laboratoires et les ateliers, les productions de l’esprit et de la main de l’homme paroissent innombrables. Mais au fond, à quoi se réduisent cette abondance et cette variété si imposantes ? à je ne sais quelle subtilité recherchée : elle consiste bien moins dans le grand nombre des axiomes, que dans une multitude d’opinions et de productions qui ne sont que des conséquences immédiates, ou de faciles applications d’un petit nombre de choses déjà connues.

VIII.

Je dis plus : tous ces moyens imaginés jusqu’ici, sont bien plutôt dus au hazard et à la routine, qu’aux sciences et à la méthode. Car ces sciences prétendues dont nous sommes en possession, ne sont tout au plus que d’ingénieuses combinaisons de choses connues depuis long-temps, et non de nouvelles méthodes d’invention ou des indications de nouveaux moyens.

IX.

Au fond, les sources et les causes de tous ces abus qui se sont introduits dans les sciences, se réduisent à une seule, à celle ci : c’est précisément parce qu’on admire et qu’on vante les forces de l’esprit humain, qu’on ne pense point à lui procurer de vrais secours.

X.

La subtilité des opérations de la nature surpasse infiniment celle des sens et de l’entendement ; en sorte que toutes ces brillantes spéculations et toutes ces explications dont on est si fier, ne sont qu’un art d’extravaguer méthodiquement ; et si elles en imposent, c’est que personne encore n’a fait cette remarque[4].

XI.

Comme les sciences que nous possédons ne contribuent en rien à l’invention des moyens, la logique reçue n’est pas moins inutile à l’invention des sciences.

XII.

Cette logique, dont l’usage n’est qu’un abus, sert beaucoup moins à faciliter la recherche de la vérité qu’à fixer[5] les erreurs qui ont pour base les notions vulgaires ; elle est plus nuisible qu’utile.

XIII.

On ne fait point usage du syllogisme pour inventer ou vérifier les premiers principes des sciences. Ce seroit en vain qu’on voudroit l’employer pour les principes moyens ; c’est un instrument trop foible et trop grossier pour pénétrer dans les profondeurs de la nature. Aussi voiton qu’il peut tout sur les opinions, et rien sur les choses mêmes.

XIV.

Le syllogisme est composé de propositions, les propositions le sont de mots, et les mots sont, en quelque manière, les étiquettes[6] des choses. Que si les notions mêmes, qui sont comme la base de l’édifice sont confuses et extraites des choses au hazard, tout ce qu’on bâtit ensuite sur un tel fondement ne peut avoir de solidité. Il ne reste donc d’espérance que dans la véritable induction, qui peut seule nous bien diriger dans une totale restauration devenue indispensable.

XV.

Rien de plus faux ou de plus hazardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique comme celles de substance[7], de qualité, d’action, de passion, et la notion même de l’être ; tout cela ne vaut rien, absolument rien, encore moins peut-on faire fonds sur les notions de densité et de rarité[8], de pesanteur et de légèreté, d’humidité et de sécheresse, de génération et de corruption, d’attraction et de répulsion, d’élément, de matière, de forme, ni sur une infinité d’autres semblables, toutes notions phantastique et mal déterminées.

XVI.

Les notions des espèces du dernier ordre[9] comme celles de l’homme, du chien, du pigeon ; et les perceptions immédiates des sens, comme celles du chaud, du froid, du blanc, du noir, sont beaucoup moins trompeuses ; encore ces dernières mêmes deviennent-elles souvent confuses et incertaines, par différentes causes, telles que la nature variable de la matière, l’enchaînement de toutes les parties de la nature, et la prodigieuse complication de tous les sujets. Mais toutes ces autres notions dont on a fait usage jusqu’ici sont autant d’aberrations (écarts, erreurs)[10] ; aucune n’a été extraite de l’observation et de l’expérience par la méthode convenable.

XVII.

Même licence et même aberration dans la manière de former et d’établir les axiomes, que dans celle d’abstraire les notions ; et l’erreur est dans ces propositions mêmes qu’on qualifie ordinairement de principes, et qui tous sont le produit de l’induction vulgaire[11]. Mais elle est beaucoup plus grande dans les prétendus axiomes et les propositions des ordres inférieurs qu’on déduit par le moyen du syllogisme[12].

XVIII.

Ce qu’on a jusqu’ici inventé dans les sciences, est presque entièrement subordonné aux notions vulgaires, ou s’en éloigne bien peu : mais veut-on pénétrer jusqu’aux parties les plus reculées et les plus secrètes de la nature, il faut extraire de l’observation et former, soit les notions, soit les principes, par une méthode plus exacte et plus certaine ; en un mot, apprendre à mieux diriger tout le travail de l’entendement humain.

XIX.

Il peut y avoir, et il y a en effet deux voies ou méthodes pour découvrir la vérité : l’une, partant des sensations et des faits particuliers, s’élance, du premier saut, jusqu’aux principes les plus généraux ; puis se reposant sur ces principes comme sur autant de vérités inébranlables, elle en déduit les principes moyens, ou les y rapporte pour les juger, c’est celle-ci qu’on suit ordinairement : l’autre part aussi des sensations et des faits particuliers ; mais s’élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans franchir aucun degré, elle n’arrive que bien tard aux propositions les plus générales : cette dernière méthode est la véritable ; mais personne ne l’a encore tentée.

XX.

L’entendement abandonné à lui-même, suit précisément la même marche que lorsqu’il est dirigé par la dialectique, c’est-à-dire la première ; car l’esprit humain brûle d’arriver aux principes généraux pour s’y reposer : puis après s’y être un peu arrêté, il dédaigne l’expérience ; mais la plus grande partie du mal doit être imputée à la dialectique, qui nourrit l’orgueil humain par le vain étalage et le faste des disputes.

XXI.

L’entendement abandonné à lui-même, dans un homme judicieux, patient et circonspect, sur-tout lorsqu’il n’est arrêté par aucune prévention née des opinions reçues, fait quelques pas dans cette autre route qui est la vraie ; mais il y avance bien peu ; l’entendement, s’il n’est sans cesse aidé et dirigé, étant sujet à mille inconséquences, et tout-à-fait incapable par lui-même de pénétrer dans les obscurités de la nature.

XXII.

L’une et l’autre méthode partant également des sensations et des choses particulières se reposent dans les plus générales ; mais avec cette différence immense, que l’une ne fait qu’effleurer l’expérience et y toucher pour ainsi dire en courant ; au lieu que l’autre s’y arrête autant qu’il le faut, et avec méthode. De plus, la première établit de prime saut je ne sais quelles généralités abstraites, vagues et inutiles au lieu que la dernière s’élève par degrés aux principes réels et avoués de la nature.

XXIII.

Ce n’est pas une légère différence que celle qui se trouve entre les fantômes de l’esprit humain et les idées de l’esprit divin ; je veux dire entre certaines opinions frivoles et les vraies marques, les vrais caractères empreints dans les créatures, et qu’on y aperçoit quand on sait les observer et les voir telles qu’elles sont.

XXIV.

Il ne faut pas s’imaginer que des principes établis par la simple argumentation, puissent être jamais d’un grand usage pour inventer des moyens réels et effectifs, la subtilité de la nature surpassant infiniment celle des argumens. Mais les principes extraits des faits particuliers avec ordre et avec méthode conduisent aisément à de nouveaux faits particuliers, et c’est ainsi qu’ils rendent les sciences actives.

XXV.

D’où ont découlé ces principes sur lesquels on se fonde aujourd’hui ? d’une poignée de petites expériences, d’un fort petit nombre de faits très familiers, d’observations triviales[13] ; et comme ces principes sont, pour ainsi dire, taillés à la mesure de ces faits, il n’est pas étonnant qu’ils ne puissent conduire à de nouveaux faits[14]. Que si par hazard quelque fait contradictoire qu’on n’avoit pas d’abord aperçu se présente tout-à-coup, on sauve le principe à l’aide de quelque frivole distinction ; au lieu qu’il auroit fallu corriger d’abord le principe même[15].

XXVI.

Ce produit spontané de la raison humaine, dont nous faisons usage pour raisonner sur les opérations de la nature, nous l’appelons, par cette raison même, anticipations de la nature, attendu que ce n’est qu’une production fortuite, machinale et prématurée. Mais ces autres connaissances que nous tirons des choses mêmes, observées et analysées avec méthode, nous les appelons interprétations de la nature. Telles sont les deux dénominations que nous employons ordinairement pour communiquer plus aisément nos idées.

XXVII.

Les anticipations n’ont que trop de force pour extorquer notre assentiment ; car, après tout, si les hommes étant tous atteints de la même folie, extravaguoient précisément de la même manière, ils pourroient encore s’entendre assez bien.

XXVIII.

Je dis plus : les anticipations subjuguent plus aisément notre raison que ne le font les interprétations de la nature ; les premières n’étant extraites que d’une poignée de cette sorte de faits qu’on rencontre à chaque instant, que l’entendement reconnoît aussi-tôt et dont l’imagination est déjà pleine. Au lieu que les interprétations étant formées de notions prises çà et là, extrêmement différentes et fort éloignées, soit les unes des autres, soit des idées communes, ne peuvent aussi promptement frapper notre esprit ; et les opinions qui en résultent, ne se mariant pas aussi aisément aux opinions reçues, semblent étranges, incroyables mal-sonnantes, et sont comme autant d’articles de foi.

XXIX.

Les anticipations et la dialectique sont assez utiles dans les sciences qui ont pour base les opinions et les maximes reçues ; vu qu’alors il s’agit plus de subjuguer les esprits que les choses mêmes.

XXX.

Quand tous les esprits de toutes les nations et de tous les siècles, concertant leurs travaux, et se transmettant réciproquement leurs prétendues découvertes, formeroient une sorte de coalition, les sciences n’en feraient pas de plus grands progrès par le seul moyen des anticipations. Car, lorsque les erreurs sont radicales et ont eu lieu dans la première digestion de l’esprit, quelque remède qu’on applique ensuite, et quelques parfaites que puissent être les fonctions ultérieures, elles ne corrigent point le vice contracté dans les premières voies[16].

XXXI.

En vain se flatteroit-on de pouvoir faire de grands progrès dans les sciences, en entassant, en greffant, pour ainsi dire, le neuf sur le vieux : il n’y a pas à balancer ; il faut reprendre tout l’édifice par ses fondemens, si l’on ne veut tourner perpétuellement dans le même cercle en avançant tout au plus de quelques pouces[17].

XXXII.

Rendons aux anciens auteurs l’honneur qui leur est dû ; ayons même de la déférence pour tous ; car il ne s’agit pas ici de comparer les esprits ou les talens, mais seulement les méthodes[18] et quant à nous, notre dessein n’est rien moins que de faire ici le personnage de juge, mais seulement celui de guide.

XXXIII.

Disons-le ouvertement : on ne peut, par le moyen des anticipations, c’est-à-dire, des opinions reçues, juger sainement de notre méthode, ni de ce qui a été inventé en la suivant ; car on n’est pas obligé de s’en rapporter au jugement de ce qui est soi-même appellé en jugement[19].

XXXIV.

Ce que nous proposons ici n’est même pas trop facile à exposer ; c’est une marche tout-à-fait nouvelle ; et cependant on en voudra juger d’après les vieilles opinions.

XXXV.

Borgia parlant de l’expédition des Français en Italie, disoit qu’ils étoient venus la craie en main pour marquer leurs étapes ; et non l’épée au poing pour faire une invasion. Il en est de même de notre méthode : nous voulons qu’elle s’insinue doucement dans les esprits les mieux disposés à la recevoir, et les plus capables de la saisir ; qu’elle s’y fasse jour peu à peu et sans violence. Car dès que nous ne sommes d’accord ni sur les principes, ni sur les notions, ni même sur la forme des démonstrations, les réfutations ne peuvent plus avoir lieu.

XXXVI.

Reste donc une seule méthode à employer ; méthode fort simple : c’est quant à nous, de mener les hommes aux faits mêmes, pour leur en faire suivre l’ordre et l’enchaînement. Mais eux, de leur côté, il faut aussi qu’ils s’imposent la loi d’abjurer pour un temps toutes leurs notions, et de se familiariser avec les choses mêmes.

XXXVII.

La méthode des philosophes qui soutenoient ex professo le dogme de l’acatalepsie, est, dans les commencemens, presque parallèle à la nôtre ; mais sur la fin elles s’écartent prodigieusement l’une de l’autre, et elles sont même opposées. Car, eux, affirmant absolument et sans restriction, qu’on ne peut rien savoir, ils ôtent ainsi aux sens et à l’entendement toute autorité. Au lieu que nous, qui disons seulement qu’on ne peut, par la méthode reçue, acquérir de grandes connoissances sur la nature, nous proposons une autre méthode, dont le but est de chercher et de procurer sans cesse des secours aux sens et à l’entendement.




Commentaire du premier chapitre.

(a). Tout le reste, la nature l’opère à l’intérieur et hors de notre vue. Ce passage a d’autant plus besoin d’explication, qu’il y est question de l’art même d’expliquer. Un morceau d’or plongé dans l’eau régale s’y dissout ; voilà ce que nous savons mais comment s’opère cette dissolution ? voilà ce que nous ignorons ; car ce mot d’affinité que nous employons pour désigner la force par laquelle l’eau régale attaque le métal et désunit ses parties ; ce mot, dis-je, ne nous apprend point quelle est cette force ni comment elle agit. Ce n’est qu’un nom donné à une cause dont l’existence nous est démontrée mais dont la nature nous est inconnue nom que nous prenons pour une explication et qui contente notre vanité, sans augmenter nos connoissances. De même nous savons que, de telle semence, déposée dans telle espèce de terre, dans tel temps et dans tel lieu, sortira lentement une plante, un arbuste, ou un arbre d’un volume immense en vertu d’une force et d’un méchanisme, qui sont également inconnus et à ceux qui tentent d’expliquer ce développement, et à ceux qui avouent ingénument leur ignorance sur ce point. Il en est de même de toutes les générations d’hommes, d’animaux, de plantes, de minéraux ; des phénomènes de la nutrition, des fermentations, de l’aimant, de l’électricité, de la poudre à canon, des poudres fulminantes, etc. que dis-je ! de tous les phénomènes réels et possibles. À proprement parler, nous ne connoissons point de causes, mais seulement des signes : ces signes nous servent pour reconnoître les agens dont nous avons besoin, pour nous les procurer, pour les appliquer, pour obtenir leurs effets. Lorsque nous avons besoin de ces effets, nous appliquons ces agens ; puis la nature fait le reste ; et ce que nous lui laissons faire, nous croyons l’avoir fait. Mais, je le répète, nous ignorons comment ces agens produisent ces effets ; parce que toutes ces transformations, même celles qui nous importent le plus, et qui se font à chaque instant ou en nous, ou autour nous, s’opèrent par des combinaisons et des gradations de substance et de mouvemens sur lesquelles nos sens n’ont point de prise immédiate : eh bien, pour vous débarrasser, d’un seul coup, de toutes ces difficultés insurmontables, entends-je dire (et c’est Franklin qui le dit), abandonnez l’ambitieux projet de les résoudre ; et, content de ce qui est à votre portée, sachez renoncer à ces connoissances que la nature, par le soin avec lequel elle cache ses opérations, semble avoir voulu vous interdire. Car la science la plus nécessaire est aussi la plus facile. Au fond, ce qui nous importe le plus, ce n’est pas de savoir comment s’opère tel phénomène qui n’intéresse que notre orgueil ou notre curiosité ; mais seulement de savoir en gros que tel moyen dont nous disposons, ou que nous pouvons mettre en notre disposition, produit tel effet dont nous avons besoin, et de nous assurer cet effet, en nous procurant et employant ce moyen. Avant de chercher comment s’est formé l’univers, ou telle de ses parties, et comment l’on peut opérer des transformations, apprenons d’abord à tirer parti de l’univers tout fait et à en jouir ; voilà en substance ce qu’il disoit : respectons ce grand homme, sans respecter son erreur ; et en nous conformant plutôt à son exemple qu’à ses préceptes, osons combattre une opinion qui nous appauvriroit, en nous ôtant l’usage d’une partie de nos richesses. Ces difficultés, lui répondrai-je que semble épargner la physique, grossière et superficielle, que nous cultivons, elle ne fait que les multiplier. Tant que nous ne considérons qu’en masse les effets composés et les combinaisons de causes, nous n’avançons que très lentement dans l’étude de la nature ; et à chaque nouvelle combinaison qui se présente à expliquer, à prédire, ou à produire, nous sommes obligés de faire une étude nouvelle et expresse. Au lieu que, si nous connoissions l’effet propre de chaque cause élémentaire et l’influence réciproque des diverses causes, nous pourrions d’abord, en réunissant ces connoissances, expliquer les effets qui ont eu lieu, prédire l’effet composé des causes qui se combinent actuellement, lire ainsi dans le passé ou dans l’avenir, beaucoup mieux que nous ne lisons dans le présent envisagé confusément, et nous épargner, à cet égard, les plus grands frais de l’expérience ; puis, réalisant nous-mêmes les combinaisons de causes dont nous disposons, non-seulement imiter la nature, mais même la surpasser, en faisant promptement ce qu’elle fait lentement ; complètement, ce qu’elle ne fait qu’en partie ; fréquemment, ce qu’elle fait rarement ; et quelquefois ce qu’elle ne fait jamais. Sans doute, nous dit-on encore, mais l’utilité de telles découvertes n’en prouve point du tout la possibilité ; reste donc à savoir si en effet elles sont possibles. Oui, elles le sont ; tout ce qui pouvoit être utile à l’homme lui a été donné, sous la simple condition de le mériter par le travail, soit de corps, soit d’esprit. Il est faux que la nature cache ses opérations ; ce sont nos préjugés et nos passions qui les voilent pour nous, en en détournant nos regards : il est impossible, en regardant toujours la lune, de voir le soleil. La nature ne cache rien ; ce qu’elle cache aux yeux du corps, elle le montre aux yeux de l’esprit, à qui elle dit assez ce que peuvent la subdivision (*) et le temps, ses deux principaux instrumens. Telle de ses combinaisons, est rare sans doute ; mais les élémens et les forces primordiales subsistent éternellement : l’agent universel, ainsi que ce fond matériel sur lequel il travaille, est toujours, est par-tout, par cela même qu’il est universel : je le vois dans l’œil même qui ne le voit pas ; je l’entends dans la bouche qui le nie ; et quant à ses opérations élémentaires, ce qu’il fait dans un temps et dans un lieu il le fait dans tout autre temps et dans tout autre lieu ; ce qu’il a fait, il le refait sans cesse, pour le défaire et le refaire encore dans l’immensité des espaces et l’éternité des temps : il ne fait rien en petit, qu’il ne fasse en grand ; rien, invisiblement, qu’il ne fasse visiblement, pour qui, dans les effets mêmes, sait lire les causes. En un mot, chaque point de l’univers contient en petit ce qui est en grand dans le tout. Ainsi, ce que nous ignorons, tient, ressemble..... que dis-je ! est dans ce que nous savons. Mais, si la science qui nous manque est dans la science même que nous possédons, c’est seulement dans cette science mieux approfondie ; et il faut savoir l’y découvrir, à l’aide de l’analyse et de l’anologie, les deux yeux du génie. C’est cet art de lire l’invisible dans le visible, l’inconnu dans le connu, que Bacon veut nous apprendre, après nous avoir appris que notre prétendue science n’est que routine et étalage. Car ces faits qu’il a rangés dans les trois tables qui font partie du second livre, sont presque tout assez communs ; mais ce qui ne l’est pas, c’est le résultat et la méthode qui y conduit. Les opérations de la nature sont une sorte de chiffre dont le novum organum donne la clef ; et les mots qu’on déchiffre successivement, par le moyen de cette clef, aident à déchiffrer les autres.

  1. Par mathématicien, il entend ici celui qui, en construisant des instrumens, réalise ainsi les propriétés mathématiques, car les mathématiques proprement dites ne sont qu’une science d’idées.
  2. Presque tous les chymistes de son temps étoient alchymistes.
  3. Non le magicien ou le sorcier, mais le savant qui cultive la magie naturelle : on verra plus bas quel est l’objet de cette science.
  4. Ludovico Vivès, espagnol, Telèse, napolitain, et Ramus, français, l’avoient faite.
  5. Parce que, s’imaginant que tout l’essentiel de la logique est dans les formes de démonstration, et non dans l’art de découvrir, de vérifier et d’établir les principes qui servent de base à cet démonstrations, après avoir tiré d’un principe faux une conséquence juste, en suivant exactement ces formes, on prend cette erreur méthodique pour une vérité. Et c’est ainsi qu’on peut, en raisonnant juste mille fois de suite hors une seule (savoir, en établissant le principe), déduire très méthodiquement neuf cents quatre-vingt-dix-neuf erreurs. La plupart des nôtres viennent plutôt de la fausseté ou de l’incertitude de nos principes, que de l’inexactitude de nos raisonnemens. Les maximes d’après lesquelles on veut que nous parlions et agissions, sont comme les règles d’un jeu ; personne ne souffre qu’on les rappelle à l’examen : et pour réussir dans le monde, il faut, au lieu de chicaner sur les règles du jeu, faire des combinaisons justes et conformes à ces règles. Voila pourquoi et comment les préjugés s’enracinent si profondément, tandis que la vérité effleure les esprits et mollit contre les passions qu’elle contrarie.
  6. Ce passage peut aussi être traduit de cette manière ; les mots sont la monnaie des choses, attendu qu’ils les représentent, comme la monnoie proprement dite représente la valeur des différentes espèces de choses nécessaires, utiles ou commodes. Mais une espèce, un genre, une classe, peut aussi être regardé comme une boîte renfermant un certain nombre de choses semblables et indiquées par une étiquette placée sur cette boîte. Au reste, le choix entre ces deux mots est assez indifférent, il suffit de s’entendre.
  7. Pour être en état de déterminer la notion de la substance en général, et d’en donner une bonne définition, il faudroit connaître toutes les substances, c’est-à-dire, l’univers entier : or, comment le connoîtrois-je, cet univers dont tu me demandes la définition ? Je ne connois pas même parfaitement cet œil qui le contemple, et j’ignore entièrement la cause du mouvement de ces doigts qui écrivent tant de vastes sottises. Il est donc aussi ridicule de demander une telle définition, que de vouloir la donner : et d’ailleurs elle est aussi inutile qu’impossible.
  8. Ce mot a été introduit par quelques physiciens des derniers, temps : il étoit nécessaire ; car le mot de rareté désigne seulement ce qu’on ne rencontre pas souvent, et non ce qui contient peu de matière sous un grand volume. L’or, par exemple, est rare dans l’un de ces deux sens, et dans l’autre, ne l’est pas.
  9. Species infimas : depuis l’individu jusqu’à l’être en général, on peut concevoir une infinité de classes de plus en plus nombreuses dont chacune est genre, par rapport aux classes inférieures, et espèce, par rapport aux supérieures. Or, la première de toutes ces classes, en montant, celle qui touche immédiatement aux individus, est ce que les scholastiques désignoient par ces deux mots.
  10. Mot qui fait d’avance allusion à l’aberration des étoiles fixes, découverte depuis et expliquée par Bradley et Molineux, astronomes anglois.
  11. Parce qu’on les généralise sans précaution et avant de s’être assuré s’ils ont en effet toute l’étendue qu’on leur donne.
  12. Parce qu’alors il y a deux espèces d’erreur : d’abord celle qu’on a commise en formant chaque principe ; puis celle qui se glisse dans l’application de ces principes, dirigée par une méthode trompeuse ou incertaine.
  13. Le vrai défaut de ces observations n’est pas d’être triviales ; mais d’être en petit nombre, mal choisies et mal analysées ; car les faits les plus communs, et par conséquent les plus généraux, sont la base la plus solide des principes.
  14. On peut, d’un certain nombre de faits, bien choisis et analysés avec soin, extraire un principe et l’établir solidement ; puis de ce principe consolidé déduire un grand nombre de faits qu’on n’avoit pas été obligé de considérer pour le former ; et même qu’on ne connoissoit pas ; on le peut, dis-je, par la méthode exposée dans le second livre, et dont l’avantage propre est de prouver, en formant et établissant un principe qu’il n’a et ne peut même avoir d’exception. Au lieu que d’un principe découvert ou établi par la méthode ordinaire, c’est-à-dire, par voie de simple énumération, par une sorte d’accumulation de faits et sans aucun choix, on ne peut déduire que les faits dont il est l’énoncé collectif, c’est-à-dire qu’on n’en peut tirer que ce qu’on y a mis comme l’a observé l’abbé de Condillac.
  15. C’est ainsi que nous rectifions naturellement les principes les plus solides, d’après lesquels nous nous conduisons ; à mesure que nous rencontrons des exceptions qui nous montrent les cas auxquels le principe ne s’applique pas, nous le limitons, nous en resserrons l’énoncé ; et après un certain nombre de semblables limitations, il se trouve enfin réduit à sa véritable mesure ; mais alors nous sommes obligés de faire tous les frais de l’expérience dont Bacon veut nous épargner la plus grande partie, en nous apprenant à faire d’avance ces limitations ; et la méthode du Novum Organum, comme il le dit assez souvent lui-même, peut être appelée l’art d’adoucir les misères de la condition humaine, en épargnant aux hommes la plus grande partie de ces expériences, pénibles ou périlleuses, qu’ils seroient obligés de faire eux-mêmes pour se délivrer ou se préserver de ces maux ; en un mot, l’art de devenir sage, aux dépens et aux risques d’autrui.
  16. Il va un peu trop loin : ceux qui nous ont appris à imiter la foudre et à nous en garantir, à traverser les airs, à décomposer l’air même, à dédaigner tout autre maître que la loi, n’avoient pas lu le Novum Organum, et pouvoient s’en passer ; ils avoient du génie. La vérité est que les hommes réunis comme il le suppose, et sans le secours de sa méthode, pourroient, à mesure qu’ils rencontreroient des exceptions, rectifier leurs principes trop généraux en en resserrant l’énoncé ; ils le feroient précisément comme ils le font, mais très lentement, et alors ils seroient obligés de faire mille sottises pour apprendre à en réparer une ; une heure avant de mourir, ils sauroient vivre.
  17. Il se fait très bien entendre ; mais on voit ici un exemple frappant de ce style excessivement métaphorique que je lui reproche. C’est d’abord une greffe ; puis un édifice à reconstruire enfin une course vers tel but. Le public, pour sa propre utilité, ne devroit-il pas accorder à un traducteur un peu plus de liberté ? Son excessive sévérité intimide ceux qui le servent, et il est mal servi.
  18. Car j’ai eu assez d’esprit et de talent pour découvrir seul une méthode plus parfaite que toutes celles qu’ont pu découvrir, durant deux mille ans, tous les philosophes ensemble.
  19. Ce beau raisonnement peut être rétorqué contre lui. Il a dit plus haut qu’il n’est que deux méthodes pour découvrir la vérité, celle de ses adversaires et la sienne. Ainsi, lorsqu’il s’agit de la méthode même, s’il faut l’en croire, il n’y a plus de criterium ; car alors chaque méthode seroit juge et partie. La vérité est qu’il y en a une troisième infiniment supérieure à celle qu’il va suivre pour préparer les esprits. Il aurait dû, au lieu de fatiguer notre vanité par ses vanteries, et notre attention, par ses éternels préparatifs, commencer par exposer quelque grande découverte, en nous y conduisant par sa méthode, et en la faisant avec nous, afin d’exciter en nous le désir de connoître cette méthode, puis nous la faire démêler dans son exposé ; car la meilleure méthode n’est pas d’exposer d’abord la règle et de l’éclaircir ensuite par un exemple comme on le fait ordinairement ; amis au contraire de faire marcher l’exemple devant la règle, et de nous montrer ensuite plus distinctement cette règle dans cet exemple.
(*)Je ferai voir, dans une autre note, que la subdivision des parties de la matière, opérant par cinq causes ou circonstances, dont une a échappé à Descartes et à Newton, rétablit sans cesse le mouvement sans cesse détruit par cette multitude innombrable de chocs qu’essuient les corps flottant dans l’immensité de l’espace et qu’elle est le véritable remontoir de la machine de l’univers.