Nouvelles de nulle part/Chapitre 22

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 235-249).


CHAPITRE XXII

HAMPTON COURT, ET UN ADMIRATEUR DES TEMPS PASSÉS


Ainsi nous allâmes, Dick ramait aisément sans fatigue, et Clara, assise à côté de moi, admirait sa beauté virile et son expression de cordiale bienveillance, et ne pensait, j’imagine, à rien d’autre. À mesure que nous remontions le fleuve, il y avait moins de différence entre la Tamise que je voyais et la Tamise dont je me souvenais ; car, sauf l’horrible vulgarité des villas de bourgeois bien posés, agents de change ou autres pareils, qui autrefois gâtait la beauté des bords touffus, ce commencement de la Tamise dans la campagne avait toujours été beau ; et lorsque nous glissâmes entre cette délicieuse verdure d’été, il me sembla presque que ma jeunesse revenait, et que c’était une de ces promenades sur l’eau dont je jouissais tellement, à l’époque où j’étais trop heureux pour me dire qu’il pouvait y avoir n’importe où quelque chose de mal.

Enfin nous arrivâmes à un bras du fleuve où, sur la gauche, un très joli petit village avec quelques maisons anciennes descendait jusqu’au bord ; là, il y avait un bac ; au delà de ces maisons, les prairies entourées d’ormes se terminaient à une bordure de grands saules, tandis que, sur la droite, le chemin de halage et un espace nu précédaient une rangée d’arbres qui se dressaient, grands et anciens, ornements d’un vaste parc, au bout de ce bras, la rangée s’écartait davantage de la rivière pour faire place à une petite ville de maisons amusantes et jolies, les unes récentes, d’autres anciennes, dominées par les longs murs et les pignons pointus d’un bâtiment massif en briques rouges, partie en gothique de la dernière période, partie en style du temps de Guillaume d’Orange, le tout si bien fondu dans la lumière brillante et la beauté du cadre, y compris le brillant fleuve bleu qu’il dominait, que même au milieu des magnifiques constructions de cette époque heureuse, cela était d’un grand charme. Une large onde embaumée, dans laquelle on pouvait nettement distinguer la fleur de tilleul, descendait vers nous des jardins invisibles, lorsque Clara se redressa sur place et dit :

— Ô Dick, cher, ne pourrions-nous pas nous arrêter à Hampton Court pour aujourd’hui et promener un peu notre hôte dans le parc et lui montrer ces bons vieux bâtiments ? Je ne sais pourquoi, peut-être parce que vous avez vécu si près de là, vous m’avez rarement menée à Hampton Court.

Dick laissa reposer ses rames un moment, et dit :

— Hé, hé, Clara vous êtes paresseuse aujourd’hui. Je ne pensais pas m’arrêter avant Shepperton pour la nuit ; si nous allions tout de suite dîner à Hampton Court, pour continuer vers cinq heures ?

— Eh bien, soit ; mais j’aimerais que notre hôte passât une heure ou deux dans le parc.

— Le parc ! les bords de la Tamise ne font qu’un parc à cette époque de l’année ; et pour ma part j’aime mieux me coucher sous un orme à la limite d’un champ de blé, avec les abeilles bourdonnant autour de moi et le râle de genêt criant de sillon en sillon, que dans n’importe quel parc d’Angleterre. D’ailleurs…

— D’ailleurs, dit-elle, vous voulez gagner le cours supérieur de la Tamise, que vous aimez tant, et montrer votre vaillance à porter les lourds andains d’herbe fauchée.

Elle le regarda tendrement ; et je pourrais affirmer qu’elle le voyait en imagination, montrant sa forme splendide à son avantage dans la cadence des coups de faux ; et elle baissa les yeux vers ses propres petits pieds avec un léger soupir, comme si elle comparaît sa mince beauté de femme avec la beauté virile de Dick ; ainsi feront les femmes quand elles seront vraiment amoureuses et ne seront pas gâtées par des sentiments de convention.

Quant à Dick, il la regarda un moment avec admiration, puis il dit enfin :

— Oui, Clara, je voudrais que nous y soyons ! Mais voilà que nous revenons.

Il se remit à ramer, et au bout de deux minutes nous étions à terre, sur le rivage de sable, près du pont, qui, vous pouvez croire, n’était plus le vieil horrible avorton de fer, mais un beau travail de très solide charpente en chêne.

Nous entrâmes dans le palais, droit vers la grande salle que je me rappelais si bien ; des tables étaient dressées çà et là pour le dîner, et tout était disposé à peu près comme dans la salle des Hôtes de Hammersmith. Après le dîner, on flâna dans les salles antiques, où les peintures et les tapisseries étaient encore conservées sans grand changement, si ce n’est que les gens que nous rencontrions avaient un air indéfinissable d’être chez eux, à l’aise ; cette impression me gagna, et j’eus le sentiment que le magnifique vieux palais était à moi, dans le meilleur sens du mot ; le plaisir des jours passés parut s’ajouter au plaisir actuel et remplit mon âme de joie.

Dick (qui, malgré la pointe de Clara, connaissait fort bien l’endroit) me raconta que les belles chambres anciennes des Tudors, que je me rappelais avoir été habitées par le menu fretin des pieds-plats de la cour, servaient beaucoup maintenant aux gens de passage ; car, si belle que fût devenue l’architecture aujourd’hui, et bien que le pays tout entier eût recouvré sa beauté, une sorte de tradition de plaisir et de beauté demeurait attachée à ce groupe de constructions, et les gens considéraient la visite à Hampton Court comme une excursion d’été obligée, tout autant qu’à l’époque où Londres était si laid et si misérable. Nous entrâmes dans plusieurs chambres donnant sur le vieux parc, et fûmes bien reçus par ceux qui les habitaient ; ils se mirent tout de suite à causer avec nous et regardèrent avec un étonnement que, par politesse, ils dissimulaient à demi, mon étrange figure. Outre ces oiseaux de passage et quelques habitants ordinaires du lieu, nous vîmes dehors, sur les pelouses près du jardin, en bas de la « grande pièce d’eau », comme on l’appelait autrefois, un grand nombre de tentes gaies, avec des hommes, des femmes et des enfants tout autour. À ce qu’il paraît, ces gens, amoureux de plaisir, aimaient la vie sous la tente, avec tous ses inconvénients, qu’ils savaient aussi transformer en plaisir.

Nous quittâmes cette vieille connaissance au moment fixé, et je fis mine de vouloir prendre les avirons ; mais Dick me repoussa, ce que je ne regrettai guère, je dois dire, car je me trouvais bien assez occupé, partagé entre la jouissance du temps magnifique et mes propres pensées paresseusement confuses.

Quant à Dick, il était très juste de le laisser ramer, car il était fort comme un cheval et prenait grand plaisir aux exercices physiques quels qu’ils fussent. Nous eûmes quelque peine à le faire arrêter, lorsqu’il faisait déjà presque nuit, et la lune brillait lorsque nous arrivâmes à la hauteur de Runnymede. Nous abordâmes alors et nous cherchions un endroit où planter nos tentes (car nous en avions pris deux avec nous), lorsqu’un vieillard vint vers nous, nous souhaita le bonsoir et nous demanda si nous étions logés pour la nuit, et, comme nous ne l’étions pas, il nous pria de venir chez lui. Très volontiers nous le suivîmes, et Clara lui prit la main d’une manière câline qui, je le remarquai, lui était familière avec les vieillards, et, chemin faisant, elle fit quelque réflexion banale sur la belle journée. Le vieillard s’arrêta brusquement, la regarda et dit :

— Cela vous plaît, vraiment ?

— Oui, dit-elle d’un air d’extrême surprise. Pas à vous ?

— Oh ! dit-il, peut-être. Cela me plaisait tout au moins lorsque j’étais plus jeune ; mais maintenant je crois que je préfère un temps plus doux.

Elle ne dit rien et continua, la nuit s’épaississant ; puis, tout au haut de la pente, nous arrivâmes à une haie, avec une porte ; le vieillard fit jouer le loquet et nous introduisit dans un jardin au fond duquel on pouvait voir une petite maison, dont une des petites fenêtres brillait de la lumière jaune des bougies. Nous pouvions voir, même sous la lumière indécise de la lune et la dernière lueur du couchant, que le jardin débordait de fleurs, et le parfum qu’elles exhalaient dans la fraîcheur tombante était si merveilleusement doux qu’il semblait le cœur même des délices du crépuscule de juin ; nous nous arrêtâmes tous les trois instinctivement et Clara émit doucement un léger « Oh ! » comme un oiseau qui va chanter.

— Qu’y a-t-il ? dit le vieillard avec un peu d’humeur en la tirant par la main. Il n’y a pas de chien ; avez-vous marché sur une épine qui vous a blessé le pied ?

— Non, non, voisin, dit-elle ; mais que c’est délicieux, délicieux !

— C’est vrai, dit-il ; mais faites-vous tant d’attention à cela ?

Elle rit d’un rire musical et nos voix plus rudes se joignirent à la sienne ; puis elle dit :

— Certes, voisin ; pas vous ?

— Oh ! je ne sais, dit le vieillard ; et il ajouta, comme s’il avait un peu honte de lui-même :

— Du reste, vous savez, lorsque le fleuve déborde et que tout Runnymede est submergé, ce n’est pas fort agréable.

Moi, j’aimerais cela, dit Dick. Quelle jolie promenade à la voile on ferait ici par une belle gelée, un matin de janvier.

Cela vous plairait ? dit notre hôte. Eh bien, je ne discuterai pas avec vous, voisin ; ce ne serait pas la peine. Entrez et venez souper.

Nous montâmes un sentier pavé entre les rosiers, qui conduisait à une très jolie chambre, aux panneaux sculptés propre comme une épingle neuve ; mais l’ornement principal était une jeune femme aux cheveux blonds et aux yeux gris, dont la figure, les mains et les pieds nus étaient bruns de hâle. Elle était très légèrement vêtue, et cela évidemment par goût, non par pauvreté, bien que ce fussent les premiers habitants de la campagne que je rencontrais, car sa robe était de soie et elle portait aux poignets des bracelets qui me parurent d’une grande valeur. Elle était étendue sur une peau de mouton près de la fenêtre, d’où elle s’élança à notre entrée, et, lorsqu’elle vit les hôtes amenés par le vieillard, elle frappa des mains et cria de joie, et, lorsque nous fûmes au milieu de la chambre, bel et bien dansa autour de nous, tant notre société lui faisait plaisir.

— Ah ! ah ! dit le vieillard, vous êtes contente, n’est-ce pas, Ellen ?

La jeune fille alla vers lui en dansant, l’entoura de ses bras et dit :

— Oui, je le suis, et vous devriez l’être aussi, grand-père.

— Oui, oui, je le suis, dit-il, autant que je puis être content. Hôtes, veuillez vous asseoir.

Ceci nous parut assez étrange ; plus encore, je suppose, à mes amis qu’à moi ; Dick profita d’un moment où notre hôte et sa petite fille étaient tous deux sortis de la chambre pour me dire à voix basse :

— Un grognon : il y en a encore quelques-uns. Autrefois, dit-on, c’était une vraie plaie.

Le vieillard entra à ce moment et s’assit auprès de nous avec un soupir qui semblait exagéré, comme s’il eût voulu nous le faire remarquer ; mais la jeune fille entra avec le souper et le gaillard perdit sa peine, car nous avions tous faim, et je fus très occupé à observer les mouvements de la petite fille, belle comme un tableau.

Les mets et la boisson, quoique un peu différents de ce que nous avions eu à Londres, furent mieux que bons ; mais le vieillard, avec un regard assez maussade sur le plat de résistance, un trio de fort belles perches, dit :

— Hum ! de la perche ! Je regrette de ne pouvoir mieux faire pour vous, Hôtes ! Il y eut un temps où nous aurions pu avoir de Londres un beau morceau de saumon ; mais les temps sont devenus pauvres et mesquins.

— Oui, mais vous auriez pu l’avoir tout de même, dit la jeune fille rieuse, si vous aviez su qu’ils viendraient.

— C’est notre faute si nous ne l’avons pas apporté avec nous, dit Dick avec bonne humeur. Mais, si les temps sont devenus mesquins, on ne peut pas le dire des perches ; celle-là, dans le milieu, devait peser deux bonnes livres lorsqu’elle montrait ses raies noires et ses nageoires rouges dans l’eau aux goujons. Et quant aux saumons, voisins, voici mon ami, qui vient des pays étrangers, et qui fut tout étonné, hier matin, quand je lui dis que nous avions beaucoup de saumon à Hammersmith. Certes, je n’ai jamais entendu dire que les temps aient empiré.

Il parut un peu mal à l’aise. Et le vieillard, se tournant vers moi, me dit avec grande courtoisie :

— Eh bien, monsieur, je suis heureux de voir un homme de l’autre côté de la mer ; mais il faut vraiment que je vous prenne à témoin pour dire si, en somme, vous n’êtes pas mieux dans votre pays, où, je suppose, d’après ce que me dit notre hôte, vous devez être plus actifs, plus vivants, parce que vous n’avez pas complètement détruit la concurrence. Voyez-vous, j’ai lu pas mal de livres des temps passés, et ils sont certainement bien plus vivants que ceux que l’on écrit aujourd’hui, et une bonne, saine concurrence sans limite était le régime sous lequel ils ont été écrits, — si nous ne le savions par ce que l’histoire rapporte, nous le saurions par les livres eux-mêmes. On y trouve un esprit d’aventure et des preuves d’habileté à tirer le bien du mal qui manquent complètement à notre littérature actuelle, et je ne peux m’empêcher de croire que nos moralistes et nos historiens exagèrent énormément le malheur des temps passés, où ont été produites des œuvres aussi splendides d’imagination et d’intelligence.

Clara l’écoutait, clignant des yeux, comme excitée et heureuse ; Dick fronçait les sourcils et paraissait encore plus mal à son aise, mais ne dit rien. Peu à peu le vieillard, en s’échauffant, abandonna sa manière moqueuse, et parla et regarda très sérieusement. La jeune fille, avant que j’aie pu accoucher de la réponse que j’étais en train de composer, s’écria :

— Des livres, des livres, toujours des livres, grand-père ! Quand comprendrez-vous qu’après tout, c’est le monde dans lequel nous vivons qui nous intéresse, le monde dont nous sommes une partie et que nous n’aimerons jamais trop ? Regardez ! dit-elle, et elle ouvrit plus large la croisée, nous montrant la blanche lumière que la lune faisait briller parmi les ombres noires du jardin, où courait un léger frisson de vent d’été dans la nuit, regardez ! voilà nos livres aujourd’hui ! et les voilà, dit-elle, et elle s’approcha des deux amoureux et posa la main sur les épaules de chacun d’eux ; et notre hôte aussi, avec son savoir et son expérience d’outre-mer ; — oui, et vous-même, grand-père (un sourire passa sur sa figure en disant cela), avec toute votre humeur et votre désir de vous retrouver au bon vieux temps, — où, autant que je puis comprendre, un vieillard inoffensif et paresseux comme vous, ou bien serait à peu près mort de faim, ou bien aurait dû payer des soldats et des hommes pour prendre de force aux gens leur nourriture, leurs habits et leurs maisons. Oui, voilà nos livres, et, s’il nous en faut d’autres, ne pouvons-nous pas trouver de l’ouvrage dans les magnifiques constructions que nous élevons dans tout le pays (et je sais qu’il n’y a rien eu de pareil aux époques passées), où un homme peut montrer tout ce qu’il a en lui, et exprimer son esprit et son âme dans le travail de ses mains.

Elle s’arrêta un moment et je ne pouvais m’empêcher de la contempler et de penser que, si elle était un livre, les illustrations en étaient très charmantes. Le rouge montait à ses joues délicates, brûlées de soleil ; ses yeux gris brillaient dans sa face brune, nous enveloppaient d’un bon regard. Elle s’arrêta, puis continua :

— Quant à vos livres, ils étaient bons dans un temps où des gens intelligents n’avaient guère autre chose à quoi ils pussent prendre plaisir, et où ils étaient bien obligés de pallier les viles misères de leur propre vie en s’imaginant les vies d’autres êtres. Mais j’affirme que, malgré toute leur habileté, leur énergie, leur talent à conter des histoires, il y a en eux quelque chose de rebutant. Quelques-uns montrent par-ci par-là, il est vrai, quelque sentiment en faveur de ceux que les livres d’histoire appellent « pauvres », et dont nous nous représentons un peu les vies misérables ; mais aussitôt ils passent, et, à la fin du récit, il faut nous contenter de voir le héros et l’héroïne vivre heureux dans une île de béatitude au milieu des tourments des autres ; et cela, après une longue suite d’ennuis factices (ou pour la plupart factices) qu’ils ont eux-mêmes créés, agrémentés de mornes analyses absurdes sur leurs sentiments, leurs aspirations et tout le reste, tandis que le monde, même alors, a dû poursuivre sa voie, bêcher, coudre, cuire, construire et menuiser autour de ces… animaux inutiles.

— Oh ! oh ! dit le vieillard, revenant à sa manière sèche et maussade. Voilà de l’éloquence ! Vous aimez cela, je pense ?

— Oui, dis-je avec beaucoup d’emphase.

— Eh bien ! dit-il, maintenant que cet orage d’éloquence s’est calmé pour un moment, si vous répondiez à ma question ; — si cela vous convient, bien entendu, ajouta-t-il par un soudain accès de politesse.

— Quelle question ? demandai-je. Car je dois avouer que la beauté étrange et presque sauvage d’Ellen me l’avait fait oublier.

— Tout d’abord (pardonnez au questionneur), y a-t-il concurrence, selon l’ancienne mode, dans le pays d’où vous venez ?

— Oui, elle y est générale.

En disant ces mots, je me demandai dans quelles complications nouvelles j’allais être entraîné par ma réponse.

— Deuxième question, dit le vieux : n’êtes-vous pas beaucoup plus libres, plus énergiques — en un mot, plus sains et plus heureux — à cause de cela ?

Je souris :

— Vous ne parleriez pas ainsi, si vous aviez quelque idée de notre vie. Il me semble que vous vivez ici dans le ciel, en comparant avec notre vie dans le pays d’où je suis venu.

— Le ciel ? dit-il : vous aimez le ciel, n’est-ce pas ?

— Oui, dis-je d’un ton aigre, j’en ai peur ; car son « n’est-ce pas ? » commençait à m’agacer.

— Eh bien, je suis loin d’être sûr que je l’aime. Je crois qu’on a mieux à faire de sa vie qu’à s’asseoir sur un nuage de fumée et chanter des hymnes.

Je fus assez piqué de cette incohérence et dis :

— Eh bien, voisin, en peu de mots et sans métaphore, dans le pays d’où je viens, où la concurrence, qui a produit ces œuvres littéraires que vous admirez tant, est encore la règle, la plupart sont absolument malheureux ; ici, au moins, la plupart des hommes me paraissent parfaitement heureux.

— Vous pouvez le dire, Hôte, vous pouvez le dire ; mais, permettez-moi de vous demander : vous aimez cela, n’est-ce pas ?

Sa formule, répétée avec une obstination si continue, nous fit tous rire de tout notre cœur, et le vieillard lui-même se mit de la partie, finement. Il ne se tenait cependant en aucune façon pour battu, et dit aussitôt :

— D’après tout ce que je puis savoir, j’estime qu’une jeune femme aussi belle que ma chère Ellen aurait été une dame, comme on disait autrefois, et n’aurait pas eu à porter quelques chiffons de soie, comme elle fait aujourd’hui, ou à se brunir au soleil, comme il le faut maintenant. Qu’avez-vous à dire à cela, hein ?

Ici, Clara, qui avait été jusqu’à présent assez silencieuse, intervint :

— Mais, vraiment, je ne crois pas qu’il en eût été mieux ainsi, ni qu’il y ait à chercher mieux. Ne voyez-vous pas qu’elle est délicieusement habillée pour ce beau temps ? Et quant au hâle de vos prés, j’espère bien en gagner moi-même quelque chose quand nous serons arrivés un peu plus haut sur le fleuve. Regardez si je n’ai pas besoin d’un peu de soleil sur ma peau, blanche comme pâte !

Et elle releva sa manche sur son bras, qu’elle plaça contre celui d’Ellen, assise auprès d’elle. À vrai dire, c’était pour moi un spectacle assez curieux de voir Clara se mettre en avant comme une dame élégante de la ville, car elle était aussi bien bâtie et avait la peau aussi fraîche que les filles les plus saines, où qu’on allât les chercher. Dick passa la main sur son beau bras, un peu timidement, et ramena la manche, et elle rougit sous sa caresse ; le vieillard dit en riant :

— Eh bien, je pense que vous aimez cela, n’est-ce pas ?

Ellen embrassa sa nouvelle amie, et nous restâmes un moment silencieux ; bientôt elle attaqua une douce chanson claire et nous tint dans le ravissement de la merveille de sa voix pure ; et le vieux grognon la regardait avec amour. Les autres jeunes gens chantèrent aussi à leur tour, puis Ellen nous conduisit à nos petites chambres de campagne, embaumées et propres, idéal des anciens poètes pastoraux ; le plaisir de la soirée éteignit complètement ma crainte de la nuit précédente de m’éveiller dans le vieux monde misérable aux joies usées, où les espoirs étaient en partie des craintes.