Nouvelles de nulle part/Chapitre 21

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 230-234).


CHAPITRE XXI

EN REMONTANT LA RIVIÈRE


Lorsque je m’éveillai, par un magnifique matin ensoleillé, je sautai du lit avec mon appréhension de la veille encore présente, mais elle fut aussitôt dissipée délicieusement, lorsque je regardai tout autour de ma petite chambre et aperçus les dessins aux couleurs pâles, mais pures, peints sur le mur, avec des vers écrits dessous que je connaissais parfaitement. Je m’habillai rapidement avec un costume bleu préparé pour moi, si beau que je rougis, positivement, lorsque je l’eus mis, et j’éprouvai en rougissant cette joie surexcitée, précédant un jour de fête, que je n’avais plus éprouvée aussi vive depuis mon enfance, aux vacances d’été, les premiers jours du retour à la maison.

Il semblait qu’il fût de bonne heure, et je m’attendais à me trouver seul dans la salle, lorsque j’y entrai par le corridor où donnait ma chambre à coucher ; mais je fus aussitôt devant Annie, qui laissa tomber son balai, et me donna un baiser, sans autre signification, je le crains, qu’un témoignage d’amitié ; elle rougit pourtant, non par timidité, mais de plaisir amical, puis elle ramassa son balai et continua son travail, tout en me faisant signe comme pour me dire de me tenir de côté et de regarder : ce qui, à vrai dire, me fut assez agréable, car cinq autres jeunes femmes l’assistaient, et cela valait la peine de faire un voyage pour voir les mouvements de leurs corps gracieux, dans ce travail fait à loisir, comme cela valait la peine de faire un voyage pour entendre leur gai bavardage et leur rire, pendant qu’elles balayaient vraiment d’une manière scientifique. Mais voici qu’Annie me jette un mot ou deux en gagnant l’autre bout de la salle.

— Hôte, dit-elle, nous n’aurions pas voulu vous déranger, mais je suis heureuse que vous soyez levé de bonne heure ; notre Tamise est une rivière charmante à six heures et demie, par une matinée de juin : et, comme ce serait dommage de ne pas voir cela, on m’a chargé de vous donner tout de suite un bol de lait et un morceau de pain là-dehors, et de vous mettre en bateau : Dick et Clara sont tout prêts. Attendez une demi-minute, que j’aie essuyé ce coin.

Bientôt elle laissa encore tomber son balai, vint à moi, et me prit par la main pour me conduire sur la terrasse dominant la rivière, à une petite table au milieu du feuillage, où mon pain et mon lait prirent la forme d’un déjeuner aussi délicat qu’on pourrait le désirer, et elle s’assit près de moi pendant que je mangeai. Et au bout d’un instant, Dick et Clara arrivèrent ; celle-ci tout à fait fraîche et magnifique dans une robe légère de soie brodée, que mes yeux inaccoutumés trouvaient d’une gaieté et d’une richesse extravagante ; et Dick avait aussi un beau costume de flanelle blanche joliment brodée. Clara souleva sa robe avec ses mains en m’adressant son salut matinal, et dit en riant :

— Regardez, Hôte ! vous voyez que nous sommes aussi élégants que ceux que vous vouliez blâmer hier soir ; vous voyez que le jour brillant et les fleurs n’auront pas honte devant nous. Eh bien, blâmez-moi.

— Non, certes ; il semble que vous soyez tous deux enfants du jour lui-même, et je vous blâmerai lorsque je le blâmerai,

— Vous savez, reprit Dick, c’est un jour particulier — tous ces jours-ci, je veux dire. Le fanage, à quelques égards, est mieux que la moisson, à cause du temps splendide ; et vraiment, si l’on n’a pas travaillé au fanage par un beau temps, on ne sait pas combien c’est un travail agréable. Les femmes y ont si jolie tournure aussi, dit-il timidement ; oui, tout bien considéré, je crois que nous avons raison de la parer simplement.

— Les femmes y travaillent-elles en robes de soie ? demandai-je en souriant.

Dick allait me répondre sérieusement ; mais Clara lui mit la main sur la bouche, et dit :

— Non, non, Dick, pas trop de renseignements pour lui, ou je croirai que vous êtes votre vieux parent. Qu’il voie par lui-même, il n’aura pas longtemps à attendre.

— Oui, dit Annie, et que votre description du tableau ne soit pas trop belle, autrement il serait déçu quand le rideau sera levé. Je ne veux pas qu’il soit déçu. Mais il est temps que vous partiez, si vous voulez profiter du courant de marée, et aussi du soleil du matin. Au revoir, Hôte.

Elle m’embrassa à sa manière franche, amicale, et cela m’enleva presque mon désir de cette promenade ; mais il me fallut dominer ce sentiment, car il était évident qu’une femme aussi charmante ne pouvait guère manquer d’avoir un juste amant de son âge. Nous descendîmes les marches du ponton et entrâmes dans une jolie barque, pas trop légère, pour nous contenir commodément, nous et notre attirail, et élégamment ornée ; au moment où nous y montions, Bottin arriva, et le tisserand, pour nous voir partir. Le premier avait maintenant perdu sa splendeur, il portait un costume propre au travail, surmonté d’un chapeau à plumes, qu’il ôta toutefois, pour l’agiter en signe d’adieu, avec sa politesse pompeuse, à la vieille mode espagnole. Puis Dick poussa la barque et se pencha vigoureusement sur les avirons, et Hammersmith, avec ses nobles arbres et ses belles maisons au bord de l’eau, disparut peu à peu.

Chemin faisant, je ne pus m’empêcher de comparer le tableau promis du fanage tel qu’il était maintenant, au même tableau tel que je me le rappelais, et surtout l’image des femmes au travail s’évoqua devant moi : le rang d’êtres décharnés, maigres, aux poitrines plates, laids, sans le moindre agrément dans l’allure, ni la figure, habillés de misérables robes imprimées et d’horribles bonnets battant des ailes, qui remuaient leurs râteaux d’une manière machinale, indifférente. Que de fois cela m’avait gâté le charme des jours de juin ; que de fois mon désir avait imaginé les champs pleins d’hommes et de femmes dignes de la douce abondance de fête, de son infinie richesse en beaux spectacles, en bruits, en parfums délicieux. Et aujourd’hui, le monde était devenu vieux et plus sage, et j’allais enfin voir mon espoir réalisé !