Nouvelles de nulle part/Chapitre 20

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 227-229).


CHAPITRE XX

ENCORE LA MAISON DES HÔTES


Tout en causant ainsi, voiturés tranquillement, par ce soir embaumé, nous arrivâmes à Hammersmith, où nous fûmes bien reçus par nos amis. Boffin, vêtu d’un nouveau costume, me fit pompeusement un accueil aimable ; le tisserand ne voulut plus me lâcher et tâcha de me faire dire ce qu’avait raconté le vieil Hammond ; mais il se montra très gaiement amical lorsque Dick l’en eût détourné ; Annie me serra la main et exprima l’espoir que j’avais eu une agréable journée — d’une voix si bonne que j’éprouvai une légère sensation d’angoisse lorsque nos mains se séparèrent ; car, à dire vrai, je la préférais à Clara, qui semblait se tenir toujours un peu sur la défensive, tandis qu’Annie était aussi franche que possible et paraissait jouir honnêtement de tout et de tout le monde autour d’elle sans le moindre effort.

Il y eut une sorte de petite fête ce soir-là, un peu en mon honneur et un peu, je suppose, bien qu’il n’en eût pas parlé, en l’honneur de Dick et Clara revenus ensemble. Le vin fut des meilleurs ; la salle était parfumée des brillantes fleurs d’été, et, après le souper, nous eûmes de la musique (avec sa voix douce et claire, Annie, à mon goût, surpassa tous les autres par le sentiment et l’expression) ; et, enfin, on se mit à raconter des histoires, et nous écoutâmes, assis, sans autre lumière que la lune estivale, qui inondait les magnifiques réseaux des fenêtres, comme si nous avions vécu dans un temps très ancien, lorsque les livres étaient rares et l’art de lire peu répandu. Car, je dois le dire ici, comme vous l’aurez remarqué : bien que la plupart de mes amis eussent quelque usage des livres, ils n’étaient cependant pas grands liseurs, si l’on songe à l’élégance de leurs manières et au temps de loisir évidemment considérable dont ils disposaient. De fait, lorsque Dick, en particulier, parlait d’un livre, il le faisait de l’air d’un homme qui a accompli un haut fait, comme s’il disait : « Vous voyez, je l’ai lu ! »

La soirée passa beaucoup trop vite à mon gré ; depuis ce jour, pour la première fois de ma vie, j’avais la plénitude de la satisfaction des yeux, sans cette sensation de désharmonie, cette crainte d’une ruine imminente, qui m’avait toujours obsédé jusqu’alors, lorsque je m’étais trouvé parmi les belles œuvres d’art du passé, mêlées à la grâce de la nature vivante, réunion qui était le résultat de longs siècles de tradition qui avaient forcé les hommes à produire l’art et forcé la nature à prendre la forme des âges. Ici, je pouvais jouir de toute chose sans reporter ma pensée sur l’injustice et le labeur misérable qui faisaient mon loisir, sur l’ignorance et la tristesse de la vie, qui contribuait à former ma sévère appréciation de l’histoire, sur la tyrannie et la lutte pleine d’effroi et d’écueils qui contribuait à former ma fiction. Le seul poids que j’avais sur le cœur était une crainte vague, à mesure qu’approchait le moment du coucher, sur le lieu où je me réveillerais le lendemain : mais j’étouffai cette crainte, je me couchai heureux et en quelques instants je m’endormis sans rêve.