Nouvelle Théorie des plaisirs/Partie 4

Je viens enfin à la plus importante Partie de ces recherches.J’entreprends d’expliquer l’origine de ce plaiſir qe l’on nomme moral, parce qu’il naît des ſentiments ou des actions qu’on appelle morales. C’eſt ce plaiſir qui accompagne & récompenſe les bonnes actions & les ſentiments vertueux, qui va faire le ſujet de nos réflexions. De tous les plaiſirs c’eſt celui qui mérite le plus d’être approfondi, parce qu’il produit & entretient la vertu. Perſonne ne ſerait vertueux, ſi ce n’était un plaiſir de l’être. Indiquer l’origine du plaiſir moral, c’eſt autant que d’aſſigner le véritable fondement de la vertu même.

Je me propoſe donc de rechercher ici de quelle manière ce plaiſir moral eſt produit dans l’âme. Mon deſſein n’eſt pas de prouver que la vertu produit le plaiſir moral ; c’eſt le fait que je ſuppoſe & dont je tâcherai de découvrir les cauſes dans la nature de l’âme. Pour arriver à la ſolution de ce problème, nous avons deux choſes à conſidérer : ſavoir la nature de l’objet qui produit ce plaiſir, & ſon rapport à la nature de l’âme.

Les objets qui produiſent le plaiſir moral ont cela de commun, qu’ils tendent au bonheur de quelque Etre intelligent. Il n’y a aucune vertu, ni bonne action, ni bon ſentiment, qui n’ait cette propriété. La généroſité, par exemple, la tendreſſe, l’amitié, la grandeur d’âme, toutes les vertus ſociales tendent viſiblement au bonheur de celui qui en eſt l’objet. le bonheur, ſelon la notion commune, eſt un état duquel naturellement il naît incomparablement plus d’agrément & de plaiſir que de peine. L’objet moral en tendant au bonheur, aura donc la propriété de rendre l’homme plus ſuſceptible de plaiſir.

La nature & l’origine du plaiſir, telles que je les ai expliquées dans la première Partie, nous mettent en état d’expliquer plus diſtinctement la nature de l’objet moral ; & nous pouvons aſſurer qu’il tend à perfectionner, & à faciliter cette action naturelle de l’âme, qui eſt la véritable ſource de tout ſentiment agréable. Comme il y a deux moyens différents de perfectionner & de faciliter l’action naturelle de l’âme, il y a deux moyens auſſi d’avancer le bonheur ; le premier conſiſte à fournir à l’âme les idées néceſſaires pour ſon action, & le ſecond à ôter les obſtacles qui empêchent l’âme dans ſon action & qui la rendent moins libre. J’avoue que ces idées ne ſont pas brillantes, & qu’au premier coup d’œil elles n’offrent rien de fort piquant. Mais comme je n’écris que pour les Philoſophes, mon unique ſoin eſt de propoſer des idées que je crois fondamentales & priſes de la véritable origine de ces choſes. Je tâcherai auſſi de les éclaircir par une application à des idées vulgaires.

Je dis que le premier moyen de perfectionner l’action naturelle de l’âme, c’eſt-à-dire d’avancer le bonheur, conſiſte à fournir à l’âme les idées néceſſaires à ſon action. Pour mieux comprendre ce point, ſuppoſons un homme ſans connaiſſance, ſans inſtruction, renfermé dans un coin obſcur du monde, où il ait peu occaſion de voir ce qui ſe paſſe parmi le genre humain. Cet homme ſera réduit à un très petit nombre d’idées. Tout ce qui s’offre à lui eſt un petit nombre d’impreſſions ſenſuelles & quelque peu d’idées qui appartiennent au ſens commun. Avec cet eſprit borné cet homme n’eſt pas en état de jouir ſouvent du ſentiment agréable. L’action de ſon âme, la ſource du plaiſir, ne peut ſe développer ; ſur quoi travaillrait-elle ? Les objets qui ſe préſentent à ſon eſprit, ne l’attachent point, parce que ce grand nombre d’idées, par leſquelles on lie un objet avec d’autres & qui le rendent intéreſſant, lui manquent. Il voit le ciel & la nature ſans qu’aucune idée intéreſſante naiſſe de ces objets. Il reſte dans une ſtupidité & dans une inſenſibilité pareille à celle des brutes. Que faudrait-il pour rendre cet homme-là plus heureux ? Lui fournir les idées néceſſaires pour faire travailler ſon eſprit ſur tous ces objets intéreſſants qu’il voit ; le produire dans le monde pour lui en fournir d’autres que ſa ſolitude ne lui offre pas ; en un mot tout ce qu’on peut entreprendre pour rendre cet homme-là plus heureux, c’eſt de lui fournir les idées qui lui manquent. Voilà le premier moyen de perfectionner l’action naturelle de l’âme, dont j’ai parlé.

J’ai remarqué que le ſecond moyen conſiſtait à ôter les obſtacles qui empêchent l’action libre de l’âme, ſans laquelle aucun ſentiment agréable n’eſt poſſible. Je ſuppoſe pour accommoder cela aux notions commu nes un homme auquel il ne manque rien du côté de l’eſprit & des connaiſſances, qui a en ſoi-même les matériaux néceſſaires, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, pour cette action de l’âme qui produit le ſentiment agréable. Il y a mille choſes qui peuvent l’empêcher de profuter des tréſors que ſon eſprit renferme ; ſuppoſé qu’il lutte contre les infirmités du corps, contre l’indigence, contre de fortes paſſions, il ne ſera pas libre de travailler intérieurement, c’eſt-à-dire, d’attacher ſon eſprit à goûter le plaiſir, puiſqu’à chaque moment les ſenſations de ſon malheur, ou le feu de ſes paſſions, l’interrompent dans ſon action. Otez la cauſe de ces interruptions, rendez-lui l’eſprit libre, & il ſera heureux.

Voilà donc de quelle manière on avance le bonheur d’un être intelligent en perfectionnant l’action naturelle de ſon âme. Pour revenir à notre ſujet, nous voyons maintenant en quoi conſiſte la nature de l’objet moral : il tend à perfectioonner d’une manière ou d’autre l’action naturelle de l’âme. Examinez à quoi ſe réduit l’effet de toutes les vertus, de tous les beaux ſentiments moraux, de toutes les bonnes actions, & vous trouverez que ce n’eſt qu’à ce que je viens d’indiquer. J’aurai l’occaſion dans la ſuite de le prouver par quelques exemples.

Après cette explication préliminaire, je me crois en état de rendre raiſon de tout plaiſir moral. Il eſt donc queſtion d’expliquer pourquoi tout objet qui tend à vanacer notre bonheur ou celui des autres Etres intelligents, excite en nous un ſentiment agréable. je commencerai par les objets moraux relatifs à notre propre bonheur. ces objets nous préſentent donc l’idée d’une choſe qui tend à perfectionner & à faciliter l’action naturelle de l’âme, & qui par là la rend plus ſuſceptible de plaiſir ; ils ſont donc comme les gernes d’un grand nombre de plaiſirs futurs qui en naîtront. L’âme en ſe repréſentant un tel objet, embraſſe en même temps dans ſa repréſentation cette multitude de plaiſirs futurs, elle y réfléchit, elle les déſire comme convenables à ſon goût eſſentiel, elle s’y attache & y précipite ſon action. Voilà préciſéméent le cas d’où doit naître le ſentiment agréable, comme je l’ai prouvé dans la première partie de ces recherches. Ce plaiſir eſt donc produit préciſément de la même manière que le plaſir intellectuel ; & il vient de la même ſource que tous les autres plaiſirs dont j’ai déjà traité. Je me flatte que quiconque veut prendre la peine de bien réfléchir ſur ce qui ſe paſſe en lui en pareille occaſion, trouvera que cette explication eſt la véritable & la ſeule qu’on puiſſe donner de l’origine de ce plaiſir moral, qui naît des objets relatifs à notre propre bonheur. Pour rendre cette explication plus intelligible, & pour en faciliter l’application à tous les plaiſirs moraux, je donnerai ici l’analyſe de deux ou trois cas particuliers.

Examinons d’abord les plaiſirs qui viennent de l’amitié & qui appartiennent aux plaiſirs moraux les plus délicieux ; mais laiſſons aux Poètes & aux Orateurs les deſcriptions pompeuſes qui parlent à l’imagination plutôt qu’à l’entendement, & reſtons dans le vrai & le naturel. Les plaiſirs de l’amitié, en quoi conſiſtent-ils ? Un ami nous offre une converſation aiſée & agréable, dans laquelle nous ſuivons notre goût ſans nous gêner. Nous lui communiquons les penſées & les remarques que la prudence nous oblige de cacher à tout autre ; nous lui confions les ſujets de nos plaiſirs & de nos chagrins, il eſt le confident de nos ſecrets & de nos deſſeins, le conſeiller dans nos affaires, il prend part & s’intéreſſe vivement à tout ce qui nous regard. Voilà ceux des biens de l’amitié, qui regardent notre propre avantage. maintenant j’examine à quoi tous ces avantages ſe réduiſent. La converſation entre amis donne un cours libre à nos penſées les plus ſecrètes & les plus intéreſſantes ; par là l’action de l’âme & le développempent des idées devient plus libre. Car perſonne n’ignore combien on eſt gêné quand on a quelque penſée ou quelque projet qui n’eſt pas mûr & dont on n’oſe pas parler. L’amitié nous permettant cela, & l’ami entrant dans nos idées, nous met en état de les développer davantage. ſi nous avons quelque deſſein, l’âme s’y attache, elle tourne tout ce qui y appartient, de tous côtés ; on voudrait le communiquer pour en ſavoir des avis impartiaux, pour mettre au net les moyens les plus covenables ; ſi l’ami nous manque, l’eſprit eſt contraint & ne peut pas développer toutes les idées néceſſaires ; l’amitié le délivre de cette contrainte. Nos plaiſirs & nos chagrins ſont un ſujet continuel de nos penſées, & tout le monde ſait à quel point on eſt gêné & pour ainſi dire arrêté dans le cours de ſes penſées ſur ces ſujets, ſi on n’a perſonne à qui en parler. C’eſt l’ami qui dénoue les liens qui nous ont gênés. Voilà donc à quoi ſe réduiſent tous ces avantages de l’amitié. Ils rendent l’âme plus libre dans le cours de ſes penſées.

Maintenant toutes les fois que nous penſons à un ami, ces avantages s’offrent à notre eſprit & à l’imagination, quoique fort ſouvent très confuſément ; ils nous repréſentent l’ami comme l’auteur d’un très grand nombre de plaiſirs futurs. Donc l’idée de l’ami renferme une infinité d’autres idées qui en ſuivent naturellement, & toutes les fois que l’âme s’attache à cette grande idée, elle peut s’abandonner au développement des autres qu’elle renferme. Voilà l’origine du plaiſir que nous ſentons en penſant à un ami. Il ſerait très facile, mais trop long, de faire la même analyſe à l’égard ſe tous les autres biens moraux. J’ajouterai ſeulement un ou deux exemples.

Les biens de la fortune, quoiqu’en diſent quelques Philoſophes, appartiennent auſſi aux biens moraux, & leur poſſeſſion produit le plaiſir. A quoi ſe réduiſent les avantages de ces biens ? Premièrement ils nous mettent à l’abri de l’indigence & d’une dépendance trop onéreuſe. L’indigence & l’indépendance nous empêchent mille fois de ſuivre le cours de nos penſées, & de pouſſer le développement des idées auxquelles nous nous attachons ; les biens de la fortune délivrent l’âme de cette contrainte dans ſon action. En ſecond lieu, les biens de la fortune nous mettent en état d’exécuter quantité de projets que l’homme ne peut ſe défendre de former continuellement, qui tendent à ſatiſfaire aux déſirs de notre caractère. Cela revient encore à ce que ces biens rendent l’âme plus libre dans ſon action, ſoit en ôtant les obſtacles, ſoit en préſentant les moyens néceſſaires pour le développement des idées ou des projets. Les biens de la fortune ſont donc dans le même cas, & excitent le ſentiment agréable de la même manière que l’amitié.

La modération, autre bien moral, de quelle manière excite-t-elle le ſentiment agréable ? Elle eſt op poſée aux emportements & aux déſirs violents. Ces deux affections produiſent le ſentiment déſagréable, parce qu’elles portent l’eſprit à s’attacher fortement au développement de ces idées impoſſibles ou très difficiles à développer. Car quand on déſire une choſe impoſſible par les circonſtances, on cherche à développer une idée alors impoſſible. La modération fait plier l’eſprit devant ces difficultés ou devant l’impoſſibilité, & lui laiſſe la liberté de s’attacher à d’autres objets moins difficiles. Elle rend donc à l’âme la liberté de ſon action, & par cela même elle doit exciter le ſentiment agréable.

Il me ſemble que ces exemples ſont ſuffiſants, pour faire comprendre comment tous les biens moraux qui regardent immédiatement notre propre bonheur, ne font que perfectionner ou faciliter l’action naturelle de l’âme ; d’où il eſt évident qu’ils excitent le ſentiment agréable par le moyen de cette force eſſentielle de l’âme que nous avons trouvé être la ſource de toutes les autres eſpèces de plaiſir.

Je viens maintenant à ces objets qui tendent immédiatement au bonheur des autres, & qui ne laiſſent pas pour cela d’exciter en nous le ſentiment agréable le plus doux & le plus délicieux. Les objets qui excitent ce ſentiment en nous, ont le même effet ſur les autres, que ceux dont nous avons parlé, ont ſur nouſ-mêmes. ſi je ſuis en état de prouver que le bonheur des autres doit faire ſur nous un effet ſemblable à celui que fait notre propre bonheur, j’aurai prouvé en même temps, que l’objet moral, relatif au bonheur des autres, opère le ſentiment agréable de la même manière que l’objet relatif à notre bonheur.

Je remarque donc, que chaque Etre intelligent eſt déterminé par ſa nature à participer à tous les biens & les maux des autres, indépendamment de toute réflexion. L’idée diſtincte d’un bien doit néceſſairement exciter en nous le ſentiment agréable, quand même ce bien ne nous appartient pas ; car les idées ont le même effet, quoique moins fort, que les choſes mêmes. Je tâcherai de m’expliquer diſtinctement ſur une choſe que chacun peut ſentir intérieurement, & qui ne peut être propoſée que difficilement.

Quand ont fait bien attention à ſoi-même, on obſerve que les idées des choſes abſtentes font ſur nous des impreſſions ſempblables à celles que feraient les choſes mêmes dont nous avons l’idée. Quand on peut ſe repréſenter vivement un orage dangereux ſur mer, on ſentira toujours quelque choſe qui reſſmble aſſez à la frayeur, & on ſent cela plus fortement à proportion que l’idée de l’orage eſt plus diſtincte. La même choſe nous arrive avec toutes les idées morales. L’acteur d’une pièce dramatique n’a quà ſe repréſenter diſtinctement toutes les circonſtances du perſonnage qu’il nous repréſente, il ne manquera pas de ſentir plus ou moins de la paſſion que celui qu’il repréſente a dû avoir effectivement. On ſait qu’un Comédien Grec tua ſon valet dans la colère où l’avait jeté un rôle feint. Toutes les fois qu’on nous raconte de grands malheurs, nous nous ſentons plus ou moins effrayés. De là il eſt clair que les idées des choſes produiſent un effet ſemblable à celui que les choſes mêmes produiſent. La raiſon en eſt évidente. Les accidents mêmes ne diffèrent, quant à nous, des idées que nous en avons, qu’en ce que les impreſſions de ceux-ci ſont plus vives. La douleur, par exemple, n’eſt qu’une idée, car c’eſt l’eſprit qui en eſt affecté, lequel ne peut ſentir que des idées. Or l’idée de la douleur ne diffère de la ſenſation même de la douleur, qu’en ce qu’elle eſt plus frappante & plus fortement liée avec le reſte de nos idées ; ce qui nous oblige d’y fixer notre attention.

Puis donc que l’idée d’un bien & d’un mal font ſur nous les mêmes impreſſions, quoique moins fortes, que le bien & le mal même qui ſe rapporte à notre bonheur, il eſt évident que le bien des autres, dont nous avons connaiſſance, doit par ſa nature exciter en nous le ſentiment déſagréable : ce qui confirme ma propoſition fondamentale, que nous ſommes naturellement diſpoſés à participer aux biens & aux maux des autres.

J’aurais pu prouver cette aſſertion par des obſervations immédiates priſes de l’expérience. Il eſt impoſſible que cette qualité de l’âme que je viens de déduire des premiers principes, échappe à un obſervateur exact, parce qu’on peut l’obſerver tous les jours. Je vois un homme traîner un fardeau qui paraît trop peſant pour ſes forces : il avance lentement & avec beaucoup de peine : à chaque pas qu’il a fait, ſes forces paraiſſent épuiſées. Je vois ſes efforts & l’incertitude s’ils ſuffiront ou non pour le but qu’il ſe propoſe ; je commence à le conſidérer attentivement, je prends part à ſon deſſein, ce fardeau m’inquiète moi-même, je fais des geſtes & des mouvements involontaires ſemblables aux ſiens, je retiens mon haleine, mes nerfs ſe gonflent, je pouſſe, je ſue avec lui. Réuſſit-il ? Je me ſens ſoulagé, c’eſt comme ſi un de mes propres deſſeins avait réuſſi ; ſinon je ſuis inquiet & je voudrais l’aider. Cette participation de l’intérêt des autres peut être obſervée partout. On fait la même choſe pour un cheval trop chargé. Cette obſervation peut être confirmée ſurtout dans quelques ſpectacle. Ceux qui ont vu des jeux de courſe ou de lutte, ſavent combien les ſpectateurs ſont échauffés eux-mêmes par la part qu’ils prennent à ces ſpectacles, ſans aucune néceſſité que celle de la nature même. Telle eſt l’eſſence de notre âme, dès que nous fixons notre attention ſur quelque objet, nous ſommes entraînés mal gré nous à une ſuite d’idées liées néceſſairement au ſujet principal. C’eſt encore par la même raiſon que nous nous intéreſſons pour les héros des hiſtoires, des romans & des pièces dramatiques, quoique ces perſonnages qui nous intéreſſent tant ne nous regardent en aucune manière, ou que ce ne ſoient ſouvent que des Etres imaginaires.

Quand on réfléchit bien ſur toutes les circonſtances de ces obſervations, & ſur les raiſons que j’ai alléguées pour établir a priori cette qualité de l’âme, on verra clairement qu’elle eſt une ſuite néceſſaire de la nature de tout Etre penſant ou ſpiri tuel, & que ni la coutume, ni le préjugé, ni l’inſtitution, n’ont aucune part à tout cela. J’ajoute cette ſeule reſtriction à ma propoſition ; cette participation a toujours lieu à moins que quelqu’intérêt particulier & contraire n’agiſſe plus fortement. J’ai obſervé que je travaille intérieurement pour aider un homme trop chargé d’un fardeau. ſi c’eſt un canon qu’il traîne, & qu’il le faſſe pour le placer avantageuſement dans l’intention d’en tirer un coup ſur moi, je fais le contaire de ce que j’ai remarqué. Mais cela ne fait point d’objection contre ma propoſition. Il me ſuffit que la nature m’y détermine dans tous les cas où j’ai le jugement libre & où je n’ai point d’intérêt qui ſoit contraire à celui de l’autre .

Maintenant après avoir prouvé, que le bien & le mal relatif au bonheur des autres, fait ſur nous un effet- ſemblable à celui que font nos biens & nos maux propres, pourvu que notre attention s’y fixe, & que nous n’ayons point d’intérêts oppoſés, il ſera très facile de faire voir l’origine de tout plaiſir moral qui réſulte du bonheur des autres.

Le ſentiment agréable & déſagréable, excité par notre propre état, vient de la première ſource de toutes nos affections, commeje l’ai prouvé plus haut, & puiſque les biens & les maux des autres opèrent ſur nous comme les nôtres même quoique ordinairement avec moins de force, nos ſentiments qui en naiſſent, ont une origine commune avec les ſentiments excités par notre propre état. Il ſuit de là que toute action morale, tout événement, tout ſentiment, tout caractère, tendant à augmenter, ou notre propre bonheur, ou celui des autres, excite le ſentiment agréable par ſa nature & de la même manière, ou par les mêmes forces de l’âme, qui l’excitent à la conſidération du beau.

Je ne m’arrête pas à réfuter les opitions fauſſes ſur l’origine du plaiſir moral. Il me ſuffit d’avoir prouvé la véritable avec une évidence que on ſentira mieux à proportion qu’on réfléchira ſur tout ce que j’ai allégué pour la prouver. Au lieu d’une réfutation je donnerai encore l’analyſe d’un cas particulier, pour faire voir l’application de ma théorie.

Je lis dans Plutarque, que le Conſul T. Flaminius, après avoir vaincu le Roi Philippe de Ma cédoine, fit proclamer à toutes les villes Grecques que Philippe avait ſubjugées & tenues en eſclavage, & qui s’étaient aſſemblées pour les Jeux Iſthmiques, que le ſénat de Rome les déclarait libres, qu’il les délivrait de toutes garniſons, les affranchiſſait de tailles, ſubſides & impôts, pour les laiſſer vivre ſelon leurs lois & leurs anciennes coutumes. Les Grecs, à l’ouïe de cette déclaration, jetèrent des cris de joie, & ſe levèrent & coururent ſaluer, embraſſer & remercier leur libérateur, ſans plus ſe ſoucier des Jeux pour leſquels ils étaient aſſemblés.

Ce trait d’hiſtoire excite en moi le ſentiment agréable le plus doux. En examinant ce qui ſe paſſe dans mon âme à cette occaſion, je trouve d’abord l’idée de la tyrannie & du joug ſous lequel le Roi Philippe avait tenu les Grecs. Cette idée me repréſente un nombre infini de gens libres peu auparavant, & tellement gênés à préſent par l’oppreſſion, qu’ils n’oſent plus agir ſelon leurs caractères & ſelon leurs coutumes. Je conçois ces effots continuels & ces ſouhaits qu’ils forment pour la liberté d’agir ; mais je les vois arrêtés à chaque moment. Cela me gêne moi-même dans mes penſées, puiſque j’entre dans leurs peines. Tout d’u coup l’obſtacle qui avait arrêté le cours des penſées d’une infinité d’âmes, eſt levé. Chacun ſe voit libre, & précipite l’action de ſon âme pour jouir d’avance de la liberté qu’elle aura de produire les idées auxquelles elle s’attachera. Une infinité de cas particuliers où ces peuples pourront profiter de cette liberté, ſe préſente à la fois ; toute l’action, toute la vivacité de l’âme ne ſuffit pas à cette multitude d’idées qui viennent en foule. Mon eſprit ſemblable à un miroir, repréſente tout ce qui ſe paſſe dans l’eſprit des Grecs. Je m’oublie moi-même dans toutes ces réflexions ; je me crois préſent à cet auguſte ſpectacle, je me réjouis & je fais des cris de joie avec ce peuple heureux.

Voilà ce que je puis découvrir de ce qui ſe paſſe dans mon eſprit à la lecture de l’endroit cité. Il paraît clairement par là, que tout eſt conforme à l’explication que j’ai donnée, tant ſur l’origine du plaiſir en général, que du plaiſir moral en particulier. Je puis aſſurer ceux qui auront quelque peine à entrer dans ces idées, que je me ſuis appliqué depuis environ ſix ans à faire la plus exacte attention à tout ce qui s’eſt paſſé dans mon eſprit chaque fois que je me ſentais agréablement touché de quelque objet, & que j’ai toujours trouvé que tout ſe réduiſait à ce que viens de propoſer.

Je crois donc lire clairement dans mon eſprit, l’origine de tout plaiſir, & voir que toutes les eſpèces viennent de la même ſource, & nommément de cette activité de l’âme qui fait l’eſſence de tout Etre penſant ; de ſorte que le goût pour le ſenſuel, pour le beau, & le ſentiment pour le bon, ſont des affections jumelles, produites par la même cauſe. Ce ſont les trois Grâces nées d’une même mère.

Je ne finirais jamais ſi je voulais donner le détail des concluſions que je puis tirer de cette théorie. J’indiquerai les principales. D’abord cette théo rie nous aſſure que les ſentiments & les plaiſirs moraux ne ſont dus, ni au préjugé, ni à la coutume, ni à l’éducation. Ces ignorants, (qui eſt-ce qui nous empêcherait de les déſigner par le nom qui leur convient ?) ces ignorants, diſ-je, qui ne trouvent d’autres fondements aux ſentiments vertueux, que dans la ſuperſtition ou dans le préjugé, ne s’aperçoivent pas qu’en ſoutenant leur dogme ils affirment en même temps que le goût pour les plaiſirs des ſens & de l’imagination n’eſt dû qu’au préjugé, pendant qu’ils ſentent certainement que c’eſt bien la nature même qui les y porte. Il eſt évident par notre théorie que la même main bienfaiſante qui a mis dans notre âme les reſſorts par leſquels ſont produits les goûts qui tendent à notre conſervation, y a planté auſſi les germes précieux des vertus, & qu’en ſuivant cette inclination vertueuſe on n’agit pas moins convenablement à la nature, qu’en cédant eu goût naturel pour d’autres plaiſirs. L’homme eſt déterminé par ſon eſſence même à s’appliquer également à ſon bonheur & à celui des Etres qui en ſont ſuſceptibles.

Il ſuit de là que la vertu, bien loin d’être un pur nom, ou même une choſe d’inſtitution, eſt une des premières productions de la nature même. L’eſſence d’un Etre penſant ne pouvant être que cette force active qui eſt la ſource de tout plaiſir, il eſt impoſſible qu’il exiſte aucune Etre intelligent qui n’ait en ſoi-même les reſſorts qui produiſent la vertu ; car la vertu ne peut être que l’habitude d’avancer ſon bonheur & celui des Etres intelligents. Or le déſir d’avancer ce double bonheur étant une ſuite néceſſaire de la nature non ſeulement de l’âme, mais de toute intelligence, la vertu eſt la même, non ſeulement dans tout le genre humain, mais dans tout le vaſte règne des Etres ſpirituels. Ceux qui s’élèvent dans leurs méditations familières juſ qu’à l’Etre ſuprême, y trouvent la même vertu, par laquelle le bonheur général de l’univers ſera produit dès que les choſes auront mûri. C’eſt encore la même vertu & la même morale, qui réunit ſous une ſeule eſpèce d’Etres moraux ce nombre infini d’intelligences répandues dans les vaſtes eſpaces de l’univers avec le genre humain.

Cette théorie nous mène auſſi à connaître à fond la nature de l’obligation morale. Le plaiſir moral eſt une ſuite néceſſaire de la nature de l’âme & des facultés intellectuelles. Ce plaiſir produit néceſſairement les ſentiments, les ſentiments produiſent les actions. C’eſt donc la na ture immuable de l’Etre intelligent, qui le porte aux actions morales, tout comme l’eſſence de l’aimant le porte à ſe diriger vers les Pôles. Ce la prouve que chaque Etre penſant a dans ſa nature les motifs pour la pratique de la vertu, & que ces motifs ſubſiſtent & opèrent toujours à moins que cet Etre ne ſorte de ſon état naturel. Il en eſt de l’âme comme du corps : tant que cette machine reſte dans ſon état naturel, tous les ſens font leurs fonctions & le corps eſt en ſanté. De même ſi dans l’âme tout eſt naturel, les reſſorts eſſentiels produiront le goût pour le beau & pour le bon, & l’homme ſera heureux. Le grand intérêt de l’homme eſt donc de s’appliquer à ſuivre cette voix de la nature qui le porte au beau & au bon. Ceux qui négligent cet intérêt ſont naturellement moins heureux que ceux qui l’obſervent.

C’eſt une remarque fort ordinaire, que l’eſprit n’influe pas ſur le cœur. Ce n’eſt certainement pas le raiſonnement qui a produit cette opinion, on la croit fondée ſur l’expérience. Nos principes nous aideront à voir combien les qualités de l’eſprit peuvent influer ſur le caractère moral. Nous avons vu que les ſentiments moraux relatifs au bonheur des autres naiſſent de la participation à leurs biens & à leurs maux. J’ai dit que cette participation était naturelle. Mais il eſt facile de voir qu’elle ſuppoſe une circonſtance, ſavoir l’attention, & la clarté des idées par rapport à l’état des autres. les ſentiments ne naiſſent pas avec l’homme, non plus que les paſſions : il n’apporte au monde comme je l’ai remarqué ailleurs, que la force eſſentielle de ſon âme, d’où naiſſent ſucceſſivement toutes les autres affections. Un homme renfermé en lui-même, qui ne fait attention qu’à lui ſeul, & ne tourne jamais ſes yeux que ſur ce qui eſt relatif à ſon propre individu , ne peut avoir beaucoup de ſentiments. Il ſera farouche & inhumain, car ce qui n’entre pas dans ſon eſprit ne peut pas le toucher. Il paſſe devant un malheureux ſans y fixer ſon attention ; par conſéquent il n’a qu’une idée très légère du mal d’autrui.

Outre l’attention, la réflexion eſt une qualité d’eſprit extrêment néceſſaire pour former les ſentiments moraux. C’’ſt à la réflexion qu’’n doit cette clarté des idées qui engage l’eſprit à s’attacher. L’exemple tiré de Plutarque, que j’ai rapporté plus haut, fait voir qu’il faut bien des réflexions pour entrer dans la joie des Grecs délivrés de l’oppreſſion de Philippe. Il eſt impoſſible d’avoir une idée attachante de leur joie quand on ne réfléchit pas ſur ce qu’ils étaient avant leur délivrance, & ſur ce qu’ils allaient devenir après. Une infinité d’idées particulières entrent dans l’idée générale de leur état préſent à la proclamation de la liberté. Un homme ſans réflexion, qui néglige d’entrer dans ce détail, reſtera froid au récit de cet événement. On ſentira cela avec plus d’évidence encore ſi l’on fait réflexion ſur le peu d’impreſſion que fait un récit qui n’eſt pas circonſtancié. Quand on vous dit qu’une petite armée de dix mille Grecs, étant entourée par des ennemis dans un pays inconnu, fut obligée de faire une marche de pluſieurs centaines de lieues toujours en combattant, ou contre les ennemis, ou contre les éléments, & qu’elle ſe tira heureuſement de cet embarras, vous ne ſentez pas dans vous de grands mouvements à ce récit mutilé. Mais liſez cette retraite dans Xénophon, vous vous ſentirez touché de la plus grande admiration pour le courage & la valeur de ces Grecs, & vous aurez de la peine à retenir des larmes de joie quand vous les verrez hors de danger. Vous auriez ſans doute été plus touché encore, ſi vous aviez été témoin de pluſieurs circonſtances que l’Hiſtorien n’a pu vous peindre .

Il eſt donc très évident que ce ſont des qualités de l’eſprit, ſavoir l’attention, la réflexion & la pénétration, qui produiſent & fortifient les ſentiments moraux. L’homme ſtupide ou volage ne peut avoir, ni beaucoup de ſentiment, ni beaucoup de vertu. C’eſt la raiſon ſans doute, pourquoi les Nations barbares & groſſières montrent ſi peu d’humanité & ſi peu de ſentiments, au lieu qu’il s’en trouve beaucoup chez les Nations polies. C’eſt ſur ce principe qu’eſt fondée cette belle remarque des anciens, ſur l’utilité de l’étude : emollit mores, nec ſinit eſſe feros. Car plus on s’eſt appliqué aux lettres, plus on acquiert ces deux qualités requiſes pour avoir des ſentiments.

Il faut remarquer auſſi que le tempérament du corps peut contribuer à rendre le cœur plus ou moins ſenſible. Car il eſt très certain que la vivacité de l’impreſſion que font les idées ſur l’Eſprit, dépend beaucoup des nerfs. Un homme ſtupide ne reçoit que très rarement des impreſſions aſſez fortes pour l’obliger de s’y attacher. Il n’aura pas le cœur fort ſenſible.

Ces remarques pourront être fort utiles à ceux dont le devoir eſt d’inſpirer des ſentiments moraux à d’autres. Pour faire un homme moralement bon, il faut commencer par exciter en lui une attention exacte à ce qui regarde ſes ſemblables. Cette maxime de l’honnête Chremès dans Térence : homo ſum, humani a me nil alienum puto, fait la baſe de la morale. Cette attention s’acquiert par l’exercice. Après cela on doit tâcher d’accoutumer ceux qu’on veut rendre ſenſibles, à réfléchir ſur tout ce qu’ils voient, afin qu’ils entrent bien dans les détails qui opèrent le plus ſur l’eſprit. & comme l’expérience contribue beaucoup à remplir le cœur de ſentiments, on peut y ſuppléer lorſqu’elle manque, par l’hiſtoire, la poéſie & les fables. Il eſt très certain que dans l’énumération des peines des autres, on ſent ifiniment mieux celles qu’on a éprouvées ſoi-même, que celles qu’on n’a point eues. Comme les orateurs, les poètes, les auteurs des romans s’appliquent à peindre tout avec beaucoup d’art, on peut les employer fort utilement pour ſuppléer à l’expérience même.

Mais je m’écarte trop de mon ſujet. Je finirai par quelques réflexions ſur l’eſtimation de l’importance du plaiſir moral. J’ai donné à la fin de la troiſième Partie de cet Eſſai, une comparaiſon des plaiſirs des ſens & des plaiſirs intellectuels. Il manquerait un article eſſentiel à ces réflexions, ſi je ne comparais pas les plaiſirs moraux aux autres. J’y prouve que les plaiſirs intellectuels, à tout prendre, méritaient la préférence ſur les plaiſirs des ſens ; & il eſt facile de faire voir que les plaiſirs moraux l’emportent de beaucoup ſur les plaiſirs intellectuels. La plus grande partie des plaiſirs intellectuels ſuppoſent beaucoup d’étude & de connaiſſance, & ne ſont point pour le grand nombre des hommes. Le plaiſir moral, qui tient plus immédiatement à l’eſſence de l’âme, ne ſuppoſe que des qualités d’eſprit générales & faciles à acquérir, il eſt par conſéquent à la portée de tout le monde. Il eſt très certain que rien en coûte moins que le plaiſir moral. Dès qu’on s’eſt accoutumé à regarder les autres hommes comme une partie de nouſ-mêmes, on eſt ami du genre humain. ſa propérité nous fait plaiſir. Outre cette participation générale, on peut jouir du plaiſir moral dans tout état & dans toute condition. L’homme le plus renfermé connaît un certain nombre de gens à ſa portée ; & il peut, s’il le veut ſeulement leur rendre ſervice, les tirer d’embarras, leur procurer des douceurs dont il profite en même temps avec eux. mais on voit auſſi que cette jouiſſance facile du plaiſir moral, ſuppoſe la plus grande liaiſon poſſible avec le genre humain ; rien n’eſt plus contraire à l’étendue du plaiſir moral que la Miſanthropie & la vie retirée.

La ſeconde raiſon qui prouve la préférence du plaiſir moral ſur le plaiſir intellectuel, eſt que le plaiſir moral eſt en lui-même plus fort que le plaiſir intellectuel. Les objets de celui-ci ſont des ſpéculations, qui en elleſ-mêmes ne touchent que faiblement . ceux qui excitent le plaiſir moral ſont ordinairement des choſes ſenſibles & qui tiennent immédiatement au bonheur. L’expérience le confirme. La plupart des paſſions naiſſent des objets moraux ; il en naît très peu des idées purement intellectuelles, preuve que celleſ-ci agiſſent avec moins de force qur l’eſprit que les autres. Outre cela, les objets moraux ſont communément beaucoup plus compoſés que les idées ſpéculatives. Il s’agit là ſouvent de choſes qui s’étendent ſur l’exiſtence entière d’un Etre intellectuel ; ou du bonheur même de pluſieurs. Cela rend les idées morales ſi compoſées qu’on ne vient pas à bout de les développer entièrement ; ce qui donne une très grande vivacité au plaiſir qui en réſulte. ſi par un ſervice bien placé je puis répandre la douceur ſur la vie entière d’un homme ou d’une famille, d’un peuple même ; quel nombre infini d’idées qui découlent d’une ſeule ! Quel plaiſir de parcourir tous ces moments heureux qui naiſſent de cette ſeule action !

Enfin le plaiſir moral a encore cet avantage qu’il amène naturellement d’autres plaiſirs moraux. En me montrant juſte, bienfaiſant, officieux, ſincère, mes actions influent ſur le caractère & ſur la conduite des autres qui ſeront mieux diſpoſés à mon égard, que ſi j’avais négligé ces vertus : & je puis m’attendre à de pareils ſentiments de leur part. Toutes ces conſidérations priſes enſemble nous aſſurent que les plaiſirs moraux ſont préférables aux autres, & que c’eſt d’eux principalement qu’il faut attendre le bonheur. ſi quelqu’un jouiſſait de tous les plaiſirs ſenſuels & intellectuels, & que les plaiſirs moraux lui manquaſſent, il ſerait privé de la meilleure partie du bonheur ; il ignorerait ce qu’il ya de plus délicieux dans l’exiſtence d’un Etre penſant.

Fin de la quatrième Partie.