Nouvelle Théorie des plaisirs/Partie 5

Je ne puis mieux terminer la Théorie des plaiſirs que je viens d’établir dans les quatre Parties précédentes, que par un Eſſai ſur le bonheur des Etres intelligents. Mais pour me borner dans un ſujet auſſi vaſte, & déjà tant de fois traité, mes recherches ne rouleront que ſur deux points. J’examinerai d’abord quelles ſont les conditions néceſſaires pour qu’un Etre intelligent ſoit parfaitement heureux ;et je conſidérerai enſuite la poſſibilité ou l’impoſſibilité que ces conditions ſe trouvent réaliſées.

Je me flatte que ces recherches ſerviront à diſſiper pluſieurs doutes ſur l’arrangement moral de l’univers, & ſur les voies de la Providence : doutes qui de tout temps ont embarraſſé les Philoſophes. En effet lorſque l’on compare le déſir ardent & conſtant de la félicité qui domine les Etres intelligents, & ne les quitte jamais, au peu de bonheur qu’il y a dans le monde, on eſt tenté de croire que l’Etre ſuprême n’a pas pris les meilleurs arrangements poſſibles pour remplir ve déſir qu’il mit dans les intelligences qu’il créa, ſoit par un défaut de puiſſance, ſoit manque de bonne volonté. De pareils doutes ne peuvent qu’inquiéter beaucoup tout homme qui réfléchit ; & nous ne voyons pas que les efforts des plus grands Philoſophes, qui ont entrepris de les diſſiper en juſtifiant le Créateur, y ſoient parvenus. Cela ſeul ſuffit pour autoriſer une nouvelle tentative & même pour la rendre louable.

En ſuppoſant un Etre infini qui a donné l’exiſtence au monde, & en lui attribuant une puiſſance infinie jointe à une bonté ſans bornes, il eſt naturel de penſer que chaque Etre intelligent eſt auſſi heureux qu’il peut l’être, malgré les peines & les chagrins qui accompagnent ſon exiſtence. Car s’il eſt impoſſible que Dieu, avec ſa puiſance infinie, puiſſe faire parvenir un Etre fini au bonheur, ſans le faire paſſer par des peines & par des chagrins, que deviennent les doutes & les plaintes qui s’élèvent parmi les hommes contre la Providence, à la vue des Etres qui ſouffrent. C’eſt ce qui m’aporté à examiner avec toute l’attention poſſible la nature des Etres intelligents finis, pour m’aſſurer s’il eſt poſſible qu’ils jouiſſent d’un bonheur qui ſoit ſans mélange de mal.

On eſt généralement d’accord que le bonheur réſulte du plaiſir, & que la peine lui eſt contraire. Une vie entièrement exempte de peines, & remplie de ſentiments agréables, ſerait le bonheur parfait. Le déſir d’un tel bonheur nous ſéduit facilement, & nous voudrions qu’il fût poſſible. On n’enviſage ordinairement que les cauſes externes du plaiſir & de la peine, & en s’imaginant mille moyens arbitraires, ſouvent abſurdes, de donner un autre cours aux événements du monde, on bannit toutes les peines de la vie, & on n’y fait régner que l’agrément & le plaiſir. Mais ce n’eſt pas à l’eſprit déréglé, ou enthouſiaſte, de juger de la poſſibilité d’un bonheur parfait.

Outre les cauſes externes du bonheur, il y a dans nouſ-mêmes un concours de cauſes qui produiſent ou qui empêchent les plaiſirs & les peines. les événements du monde, qui ſont contingents, pourraient ſans doute être très différents de ce qu’ils ſont actuellement. Mais l’intrinſèque des choſes, leur eſſence, ne peut pas être altérée. ſi l’eſſence d’un Etre fini eſt telle, que la peine devienne une condition néceſſaire, pour le faire parvenir au plus grand bonheur dont il eſt capable, le bonheur parfait, ſans mélange de maux, n’eſt plus poſſible. C’eſt donc principalement dans la nature de l’Etre fini, qu’il faut chercher de quoi décider la queſtion ; c’eſt là qu’il faut voir de quelle manière naiſſent tant les plaiſirs que les peines, & la poſſibilité d’augmenter le nombre des uns, & de bannir les autres.

Voyons d’abord à quelles conditions l’Etre intelligent fini pourrait être exempy de peine. Quoique la peine entre par mille portes dans l’âme, on peut rapporter ſes cauſes à deux eſpèces. L’une eſt dans l’Etre intelligent même, l’autre eſt au-dehors, dans la conſtitution & les événements du monde. Les cauſes internes de la peine ſont,

1°. La faibleſſe de l’eſprit, qui ne lui permet pas de réuſſir dans toutes ſes recherches. je m’attache à développer une idée, à trouver la ſolution d’une difficulté, ou l’explication d’un fait, à l’arrangement d’un plan ou d’un projet. Tous mes efforts ſont inutiles, je ne trouve pas ce que je cherche, ſoit que la choſe ſoit réellement au-deſſus de moi, ſoit que je n’aie pas pris le bon chemin pour y parvenir. Je me ſens donc arrêté dans le cours de mes penſées, & obligé d’abandonner un objet, auquel mon eſprit s’était attaché. Cela doit néceſſairement produire un ſentiment déſagréable. On peut encore comprendre ſous cet article les erreurs dans leſquelles on tombe par les jugements faux qu’on porte des choſes, & par les préjugés que l’on contracte. Cela nous expoſe à la peine qui nous afflige, lorſque nous commençons à nous apercevoir de nos erreurs, & dont le reſſentiment ſubſiſte quelquefois très longtemps.

2°. Un vice dans le caractère moral, d’où naiſſent des ſentiments & des actions contraires aux lois éternelles de l’ordre & de la beauté morale. Toutes les fois que nous nous apercevons d’avoir penſé ou agi contre ces lois, nous en avons du chagrin & de la honte.

Je ne m’arrête pas ici à prouver que, dans les cas que je viens d’indiquer, la peine eſt abſolument inévitable. J’ai fait voir dans les Parties précédentes que ces eſpèces de peine étaient une ſuite néceſſaire de la nature de tout Etre penſant, de ſorte qu’il eſt impoſſible que ces cauſes n’excitent pas le ſentiment déſagréable. Pour éviter cette eſpèce de peine, il ſerait néceſſaire ; 1°. Que les Etres intelligents euſſent aſſez de force d’eſprit pour réuſſir dans toutes leurs recherches ; 2°. Qu’ils fuſſent garantis de toute erreur dans leurs jugements, ou qu’ils ne fuſſent jamais en état de s’aperçevoir de leur erreurs ; 3°. Qu’ils euſſent une droiture qui les garantît infailliblement de tout ſentiment & de toute action contraire aux lois immuables de l’ordre & de la beauté moral, ou bien une telle ſtupidité qu’ils fuſſent hors d’état de comparer leurs actions, leurs ſentiments avec les lois. Il eſt évident qu’à moins que toutes ces conditions ne ſoient exactement remplies, l’Etre intelligent ne ſaurait être à l’abri des peines dont les cauſes ſont en lui même. Nous examinerons plus bas ſi ces conditions peuvent être remplies, ou non.

Les cauſes externes de la peine ou dui déplaiſir ſont auſſi de deux ſortes : 1°. les objets qui ont une difformité, ou une imperfection, ſoit réelle, ſoit imaginaire, dont nous nous apercevons, ſoit qu’ils produiſent dans nous une douleur corporelle par des qualités contraires à notre bien-être, ſoit qu’ils nous cauſent une peine d’eſprit par un défaut phyſique ou moral ; 2°. les événements contraires à nos déſirs, à nos vues, à nos projets.

Pour garantir les Etres intelligents des ſenſations déſagréa bles produites par les cauſes externes, il faudrait 1°. Qu’il n’y eût point de difformité, ni d’imperfection, ſoit phyſique, ſoit morale, dans les objets qui ſe préſentent à leurs ſens, ou bien qu’ils fuſſent hors d’état d’en être affectés ; 2°. Que tous leurs déſirs, leurs vues, & leurs projets, fuſſent dans un accord parfait avec les événements du monde ; ou, que s’il y avait de la contrariété, ils fuſſent tellement faits qu’ils ne s’en aperçuſſent pas.

Ces conditions, auſſi bien que celles dont j’ai parlé plus haut, pourraient être compriſes ſous une ſeule, ſavoir, que les Etres intelligents fuſſent d’une inſenſi bilité & d’une ſtupidité parfaite. Car j’ai prouvé ailleurs, que l’intenſité de la peine, tout reſte égal, était toujours en proportion de l’attention & de la réflexion. C’eſt ce que l’expérience confirme. Plus un animal eſt ſtupide, moins il eſt ſenſible à la peine ? ſi tous les Etres intelligents étaient d’une ſtupidité pareille à celle d’un Zoophyte, il y aurait peu de peine dans le monde.

Maintenant, pour juger de la poſſibilité de ces conditions, il faut avoir devant les yeux les conditions néceſſaires pour faire éprouver aux mêmes Etres des ſenſations flatteuſes. Ce n’eſt pas l’abſence ſeule de la peine qui fait le bonheur ; il faut de plus que la vie ſoit remplie de moments agréables. ſi les conditions requiſes pour le plaiſir ſe trouvaient en contradiction avec celles que demande l’exemption des peines, c’eſt alors que nous pourrions hardiment aſſurer que le bonheur parfait eſt impoſſible.

J’ai parlé aſſez au long, ci-deſſus des conditions que demande chaque eſpèce de plaiſir. Il me ſuffit donc d’y renvoyer. Quant aux plaiſirs des ſens qui ont leur origine dans l’organique du corps, j’ai prouvé qu’ils ſuppoſaient de l’ordre & de la régularité dans les mouvements qui affectent les nerfs des ſens. Le corps faiſant une partie du monde matériel, participe à tous les mouvements qui ſe font dans le monde. Ainſi pour que chaque Etre intelligent fût toujours agréablement affecté des objets extérieurs, il faudrait que tout le mouvement qui exiſte dans le monde, ou au moins celui dont l’effet devient ſenſible à chaque individu, ſe fît conformément aux règles de la beauté & de l’ordre, qui ſont les mêmes pour tous.

Les plaiſirs intellectuels ſuppoſent néceſſairement des connaiſſances, de la réflexion, & en général la culture de l’eſprit, & de plus un progrès continuel d’un degré de connaiſſance à un degré plus élevé ; parce que les mêmes idées agréables perdent peu à peu leur agrément par la répétition, de ſorte qu’il en faut toujours de nouvelles & de plus compoſées. Le bonheur parfait ſuppoſe donc des connaiſſances très étendues, & une grande habitude de réfléchir, en un mot tout ce qu’il faut pour n’être pas ſujet à ſe tromper, & pour voir la vérité & la beauté des choſes, de quelque côté qu’elles ſe préſentent. le monde & la nature étant des objets dont l’eſprit s’occupe continuellement, il faut que partout il éclate de l’ordre & de la beauté afin de fournir des ceſſe aux intelligences des ob jets dont la contemplation excite en elles un ſentiment agréable.

Les plaiſirs moraux enfin demandent moins de connaiſſances, que les plaiſirs intellectuels, mais ils ſuppoſent beaucoup d’activité, une attention continuelle à connaître l’état des autres Etres intelligents, & le pouvoir d’y influer. Cela ſuppoſe donc dans les intelligences mêmes une bonté morale parfaite, & hors d’elles une liaiſon étroite entre elles, parce que ſans cette liaiſon la bonté morale ne peut pas s’exercer. Il faut de plus que la ſphère de cette liaiſon des intelligences entre elles s’étende toujours davantage, afin que le plaiſir moral puiſſe prétendre des accroiſſements continuels, ſans quoi il ceſſerait bientôt.

Voilà toutes les conditions requiſes, ſoit pour éviter les peines, ſoit pour paſſer continuellement d’un ſentiment agréable à un autre. Il faut bien obſerver ici, que toutes ces conditions ayant été déduites, non de la nature particulière de l’homme, mais de l’eſſence d’un Etre intelligent quelconque, elles doivent être les mêmes pour toutes eſpèces de ces Etres, de quelque ordre qu’ils ſoient ? Homme, Ange ou Archange, tous ont au fond la même nature ; & s’ils doivent parvenir au bonheur parfait, il faut que les mêmes conditions aient lieu, quelle que ſoit d’ailleurs la différence ſpécifique d’un ordre à l’autre.

En comparant ces conditions avec celles qui ſont néceſſaires pour être exemplt de peine, on voit : 1°. Que cette exemption qu’on pourrait obtenir par une inſenſibilité abſolue, par un abrutiſſement total des facultés intellectuelles, par une ignorance parfaite de la vérité & de la beauté morale, ne ſaurait avoir lieu ſans que les conditions requiſies pour les plaiſirs en ſouffrent ; car ces moyens ne peuvent faire éviter la peine que la privation des diſpoſitions avantageuſes néceſſaires pour le plaiſir ſenſuel, moral & intellectuel ; 2°. Que par conſéquent, les ſeules conditions néceſſaires pour éviter la peine, ſont à peu près les mêmes qui ſont requiſes pour goûter le plaiſir, dont l’eſſentiel eſt d’un côté la perfection des facultés intellectuelles & des ſentiments du cœur, jointe à beaucoup de connaiſſance, & de l’autre un ordre parfait dans l’arrangement du monde.

Nous ne trouvons donc dans ces conditions aucune contradiction manifeſte ; qui nous oblige de nier la poſſibilité du bonheur parfait. Au contraire, puiſque l’homme eſt capable de perfectionner de plſu en plus ſes facultés, ſoit intellectuelles, ſoit morales, il paraît plutôt qu’il peut faire des progrès con tinuels vers le bonheur parfait. de plus, dès qu’on ſuppoſe que l’arrangement du monde eſt l’ouvrage d’un Etre infiniment ſage & puiſſant, il eſt impoſſible que cet Etre n’ait agi conformément aux règles de l’ordre & de la beauté, puiſqu’en faiſant les choſes autrement, il aurait agi contre ſoi-même. Cela étant il ne doit point y avoir dans le monde de défaut réel, ni dans les parties, ni dans le tout. Par conſéquent un eſprit fini ne peut jamais trouver dans le monde que des défauts apparents. Or s’il fait des progrès continuels dans la perfection de ſes facultés, il eſt poſſible qu’il vienne un temps où il verra les choſes comme elles ſont effectivement, & alors il ne ſera plus ſujet aux peines qui viennent du dehors, & la perfection de ſes facultés le garantiſſant des peines dont la ſource eſt intérieure, il pourra être délivré de toute peine.

Quant au plaiſir, la même ſuppoſition d’un Etre infini, Auteur du monde, nous mène à des concluſions très favorables. On verra ſans difficultés, pour peu qu’on y réfléchiſſe, que toutes les conditions néceſſaires pour le plaiſir, peuvent & doivent même avoir lieu.

De tout ce que je viens de dire, il réſulte que, dans la ſuppoſition d’un Etre infini, cauſe de tout ce qui exiſte, il eſt non ſeulement poſſible, mais très probable, que tous les Etres finis parviennent par la ſucceſſion des temps, à un état, où à l’abri de toute peine ils paſſeront continuellement d’un ſentiment agréable à l’autre. C’eſt alors que tout Etre doué de ſentiment & d’intelligence jouira d’un bonheur parfait, & qu’on ne verrait plus dans le monde qu’ordre, harmonie & beauté.

Il ſe préſente ici une queſtion importante & digne de toute notre attention : s’il eſt poſſible que le monde parvienne à ce degré de perfection, l’Etre infini n’aurait-il pu abréger ce terme ? N’aurait-il pu épargner aux Etres intelligents ce paſſage pénible & fâcheux qui les conduit ſi douloureuſement au bonheur parfait ? N’aurait-il pu créer le monde dans cet état de perfection, auquel il pourra arriver dans la ſuite des temps ? Fallait-il néceſſairement que les Etres finis paſſaſſent par tant de faibleſſes, par tant d’erreurs, par tant de miſères, pour en arriver au but de leur création ? Voilà des queſtions que les Philoſophes n’ont certainement pas aſſez méditées. ſi le ſaut de la non-exiſtence à cette exiſtence heureuſe eſt poſſible, ſans que les Etres intelligents y perdent, il paraît très digne du choix de l’Etre ſouverainement bon. Il me ſemble donc très naturel de conclure qu’il n’a pas été poſſible, puiſqu’il n’a pas eu lieu.

Maſi cette impoſſibilité ſerait-elle fondée dans la nature de l’Auteur, ou dans celle de l’Ouvrage ? La ſageſſe & la bonté de l’Etre infini l’auraient-elles empêché d’épargner tant de maux aux Etres intelligents finis ; ou bien la nature même de ces Etres ſe ſerait-elle refuſée à un bonheur exempt de tout mélange de mal ? J’oſe dire que les Philoſophes qui ont agité ces queſtions, les ont trop légèrement décidées. En effet ; il ſemble d’abord que Dieu ayant donné l’exiſtence à tous les Etres finis, il a pu accommoder leur nature & leurs propriétés à ſon gré, & qu’il ne doit avoir trouvé aucun obſtacle de la part des créatures. Dans cette hypothèſe il a pu les créer de façon à les rendre infaillibles & parfaitement bonnes, ſans aucun alliage du mal. D’où l’on conclut que, puiſqu’il ne l’a pas fait, c’eſt ſa propre nature qui l’a empêché de le faire. Après cette concluſion, on a voulu chercher parmi les attributs de l’Etre infini, ceux qui ont mis obſtacle à la ſuppreſſion du mal dans le monde. On a cru découvrir que c’était la ſageſſe infinie qui avait permis les maux actuels pour en éviter de plus grands, & pour en tirer le plus grand bien poſſible.


En examinant bien ce raiſonnement, on trouvera que, quoiqu’il attribue les maux à la permiſſion de la ſageſſe divine, il ſuppoſe réellement qu’ils ſont néceſſaires par la nature de ces Etres finis, puiſqu’on ne fait agir l ſuprême ſageſſe que pour diminuer les maux autant qu’il eſt poſſible. C’eſt-à-dire autant que le ſouffre l’imperfection naturelle des créatures. ſi un monde où tous les Etres intelligents euſſent été parfaitement heureux avait été poſſible, la ſageſſe ſouveraine n’aurait certainement point mis d’obſtacle à la production de ce monde. Or, j’ai prouvé qu’un tel monde eſt poſſible, dans la ſuppoſition que L’Etre infini aurait pu donner d’abord aux Etres intelligents la même perfection d’eſprit & de cœur, qu’ils acquièrent ſucceſſivement, après une certaine ſuite d’années, ou de ſiècles. ſi l’on veut ſoutenir que c’eſt la ſageſſe divine qui n’a pu permettre ce ſaut, on eſt obligé de prouver quel mal il aurait produit. Cela n’étant certainement pas poſſible, il ne nous reſte qu’à dire que ce ſaut n’était pas compatible avec la nature des Etres finis. Ce n’eſt qu’après cette concluſion qu’on voit clairement que tout le mal vient uniquement de la nature des Etres finis, de manière qu’il était abſolument impoſſible (ces Etres exiſtant,) de l’empêcher par aucun arrangement.

Il eſt donc prouvé que ce n’eſt point aucun attribut de l’Etre infini, mais la nature même des Etres finis, qui rend impoſſible leur bonheur parfait. Cette impoſſibilité conſiſte proprement en ce que la nature d’un Etre fini ne permet pas qu’il parvienne au degré de perfection, que le bonheur parfait ſuppoſe, ſans avoir paſſé par un grand nombre de degrés intermédiaires, remplis tantôt d’agrément, tantôt de déſagrément. C’eſt donc le ſort commun, non ſeulement du genre humain, mais de tous les Etres intelligents finis,de ne pouvoir parvenir au bonheur parfait, ſans avoir éprouvé des peines & des chagrins.

Les arguments ſur leſquels nous avons établi cette importante propoſition, ſont tirés, en partie de l’expérience qui nous aſſure que les Etres finis que nous connaiſſons, n’ont pas encore atteint le plus haut degré poſſible de leur bonheur, en partie des attributs de Dieu, qui ne nous permettent pas de ſuppoſer qu’un meilleur ordre de choſes ait été poſſible. Il y a encore un autre moyen de s’aſſurer de la vérité de cette aſſertion. C’eſt de faire voir par l’ſſence même d’un Etre fini, qu’il eſt poſſible qu’il devienne tout d’un coup, c’eſt-à-dire, ſans ſucceſſion, ce qu’il peut devenir par le progrès de ſa perfectibilité ; argument qui n’a été touché, que je ſache, par aucun Philoſophe, & qui, s’il eſt bien manié, doit achever de détruire entièrement tous les doutes contre la bonté ſouveraine de Dieu, & contre la perfection du monde. Car Dieu ne pouvant pas changer l’eſſence des choſes, il ne pouvait forcer l’impoſſibilité eſſentielle du bonheur parfait des Etres finis.

J’avoue qu’il ne me paraît pas facile d’en tirer une preuve démonſtrative de la nature des Etres finis. Toutefois il me ſemble qu’on en peut aſſez dire pour entrevoir la vérité, & faire ceſſer toutes ſortes de plaintes. Je me hâte donc de propoſer mes réflexions ſur ce ſujet, eſpérant que la nouveauté & la difficulté du ſujet me ſerviront d’excuſe ſi je ne porte pas dans les eſprits l’évidence & la conviction que je voudras y porter.

Qu’il me ſoit poſſible de préluder par une remarque générale ſur les raiſonnements que j’aurai à faire pour prouver ma propoſition. Il eſt d’abord clair qu’une diſcuſſion parfaite de cette queſtion ſuppoſe une connaiſſance diſtincte, exacte & complète de la nature des Etres intelligents finis. Car, pour juger ſi une choſe eſt poſſible ou non, il faut connaître à fond l’eſſence de la choſe, puiſqu’on ne peut juger poſſible ou impoſſible que ce qu’on voit clairement compatible ou incompatible avec l’eſſence du ſujet dont il s’agit. Or, il s’en faut beaucoup que nous ayons une connaiſſance diſtincte & complète de l’eſſence des Etres intelligents. Il ne faut donc pas ſe flatter d’obtenir une évidence entière ſur ce qui eſt poſſible ou non par rapport à ces Etres. Nous aurons beau méditer & raiſonner : il reſtera toujours quelque incertitude.

Cette obſervation ne tend pas uniquement à excuſer ce qu’il y aura dans les raiſon nements ſuivants ; elle doit ſervir en même temps à rendre circonſpects ceux qui croient avoir trouvé des objections contre la bonté ſouveraine de Dieu. Il ne leur eſt point permis de trop inſiſter ſur ces doutes, à moins qu’ils ne ſoient en état de démontrer d’une manière ſatiſfaiſante, qu’il a été poſſible à Dieu de mener les Etres intelligents au bonheur par un chemin plus court. Il ne ſuffit pas de ſuppoſer comme une propoſition évidente d’elle-même, que la choſe eſt poſſible. Pour en être abſolument aſſuré, il faudrait des connaiſſances infiniment plſu étendues que ne ſont celles que nous avons actuelle ment. Rien n’eſt plus ordinaire aux hommes, que de critiquer le gouvernement général du monde, & rien n’eſt plus difficile que d’en juger avec connaiſſance de cauſe. Dans une matière auſſi délicate & auſſi ſublime que celle-ci, je marcherai avec toute la timidité & toutes les précautions néceſſaires pour éviter les mépriſes.

Aucun Etre intelligent fini ne peut devenir capable de jouir d’un bonheur parfait, qu’après une ſucceſſion d’idées diſtinctes. Il y a longtemps qu’on a prouvé que c’eſt un caractère diſtinctif de l’Etre infini d’être tout à la fois ce qu’il peut être, au lieu que l’Etre fini ne peut atteindre que ſucceſſivement, la plénitude de ſon exiſtence. Le ſujet préſent nous en fournit une preuve particulière. Nous avons vu plus haut que le bonheur ſuppoſe des connaiſſances étendues, des idées diſtinctes, & par conſéquent tout ce qui eſt abſolument néceſſaire pour acquérir ces connaiſſnces & ces idées. Or, en réfléchiſſant ſur la nature de l’Etre fini, nous voyons qu’il lui faut du temps pour acquérir des connaiſſances, & d’autant plus de temps que ces connaiſſances plus parfaites ſuppoſent un plus grand nombre d’idées & des idées plus dinſtinctes. Imaginons qu’un Etre intelligent fini ait toutes les idées poſſibles à la fois au premier moment de ſon exiſtence, c’eſt-à-dire qu’il ait une idée intuitive du monde. Cette idée totale du monde ne ſaurait être que très confuſe. Car pour être diſtincte, il faudrait que l’Etre fini embraſſât par un ſeul acte de ſon entendement tout ce qui exiſte, & toutes ſes manières d’exiſter ; il faudrait qu’il connût très diſtinctement toute l’eſſence du monde avec tout ce qui en dépend. Mais c’eſt juſtement la prérogative de l’Etre infini. L’Etre fini, qui ne peut embraſſer que peu d’objets à la fois, a beſoin de pluſieurs différents actes de l’entendement pour étendre ſes connaiſſances & les élever juſ qu’à la clarté néceſſaire. Ne pouvant pas par ſa nature apporter une attention égale à tout ce que l’idée totale du monde renferme de particulier, il faut néceſſairement qu’il dirige ſon attention ſucceſſivement, d’un point à l’autre. de cette manière il lui faudra du temps pour connaître diſtinctement les différentes idées particulières qu’une idée complexe renferme, quelle que ſoit d’ailleurs la force de ſon eſprit.

De plus l’Etre fini n’étant pas capable d’avoir une connaiſſance diſtincte de l’eſſence du monde, il ne peut bien connaître les événements actuels & les effets des cauſes, que par l’expérience qui ſuppoſe encore la ſucceſſion & le temps.

Enfin ſi nous conſidérons attentivement le ſeul moyen poſſible pour l’Etre fini d’acquérir des connaiſſances diſtinctes, nous reconnaîtrons qu’il ſuppoſe abſoluemnt pluſieurs actes réitéréſcet ſi différents les uns des autres, qu’ils ne ſauraient avoir lieu en même temps ; l’attention, la réflexion, la mémoire, l’abſtraction, la combinaiſon, l’oppoſition, etc. ſont différents actes néceſſaires pour parvenir à des connaiſſances diſtinctes : & il ne paraît pas poſſible qu’un Etre fini puiſſe exercer toues ces actes en même temps.

Tout cela prouve aſſez clai rement, ſi je ne me trompe, qu’aucun Etre fini ne peut acquérir des connaiſſances ſolides & un peu étendues, ſans beaucoup de temps, & qu’il était par conſéquent impoſſible que Dieu créât des Intelligences finies douées de toutes connaiſſances néceſſaires au bonheur parfait. Je ſais bien qu’on ſuppoſe ordinairement, que la puiſſance infinie pourrait par un ſeul acte de ſa volonté éclairer l’âme la plus ſtupide. Maſi il ne ſuffit pas de s’imaginer de pareilles choſes. Un ignorant s’imaginerait que rien ne ſerait plus facile à un géomètre que de faire un triangle qui eût deux angles droits, choſe contradictoire. La ſuppoſition dont je viens de parler étant contraire à l’eſſence de l’Etre fini, quoiqu’elle ne le paraiſſe pas d’abord, elle devient impoſſible par là même ; puiſque Dieu ne peut pas donner à l’Etre fini les attributs de l’Etre infini.

J’ai remarqué plus haut, & je l’ai prouvé ailleurs, que plus les connaiſſances de l’Etre intelligent ſon étendues & ſolides, plus toutes ſes facultés ſont parfaites, & plus il eſt capable de ſe garantir de toute ſorte de peines, & de jouir de différentes eſpèces de plaiſir. De là il ſuit que, (les autres conditions étant égaleſ) plus il aura employé de temps à perfectionner ſes connaiſſances, plus il approchera du bonheur parfait. C’eſt donc du temps que l’Etre fini doit attendre ce que ſa nature bronée ne lui permet pas d’avoir d’abord. Quiconque a une idée de ce qu’on nomme connaiſſance & vérité, s’apercevra ſans peine que l’empire de la ſcience eſt infiniment vaſte. C’eſt un océan ſans bornes dans lequel les Etres finis puiſeront éternellement de nouvelles idées, de nouvelles connaiſſances, & de nouveaux plaiſirs ; ils ne ceſſeront jamais de croître en connaiſſance & en perfection.

Tirons de tout ceci une concluſion qui commencera à diſſiper l’épais nuage qui couvre la raiſon humaine par rapport aux queſtions ſur les voies impénétrables de la Divinité. ſi tout eſt néceſairement ſucceſſif dans l’Etre fini, il eſt impoſſible qu’un tel Etre puiſſe être parfaitement heureux dès le premier moment de ſon exiſtence. Il ſort des mains du Créateur doué de tout ce qu’il lui faut pour le devenir ſelon ſon état, ou le rang qu’il occupe dans l’échelle univerſelle des Etres. Mais c’eſt au temps à développer ſes facultés. le commencement de ſon exiſtence eſt abſolument obſcur & faible. Il acquiert des idées qui d’abord ne ſont que confuſes. Ces idées excitent en lui des ſentiments faibles. Cependant la lumière entre peu à peu dans cette âme par l’exercice de ſes facultés innées. Les plaiſirs augmentent auſſi en nombre & en intenſité, & on peut prévoir qu’ils augmenteront de même à l’infini ; de ſorte que cet Etre qui au moment de ſa création n’était qu’une monade ſtupide & indolente, devient par la ſucceſſion des temps un génie puiſſant, qui approchera de l’Etre infini autant que l’Etre fini en peut approcher. Telle eſt ſa nature immuable.

Après avoir établi cette propoſition préliminaire, que le bonheur des Etres finis ne peut devenir parfait, que par la ſuc ceſſion des temps, je viens à l’examen de la queſtion principale ; ſi ces Etres ne pourraient pas y parvenir ſans paſſer par des ſentiments déſagréables ? Ici il me ſemble qu’on doit d’abord prévoir que cet examen décidera pour la négative. Car en conſidérant bien toutes les ſources de la peine, on trouve que l’imperfection des Etres intelligents y entre preſque toujours comme cauſe. Or, tous les Etres finis étant néceſſairement imparfaits, ils ſont par leur nature expoſés aux peines, & n’en pourront être exempts, que lorſqu’ils ſeront parvenus au degré de perfection dont nous avons parlé plus haut, ce qui ne peut arri ver qu’à un point fort éloigné du commencement de leur exiſtence. Mais il eſt à propos d’entrer dans une diſcuſſion plus particulière de cette queſtion.

Nous avons vu qu’une des conditions néceſſaires pour éviter toute peine, était que les déſirs, les ſouhaits, & les projets des Etres intelligents fuſſent dans un accord parfait avec les événements du monde. En effet les événements du monde contraires à nos déſirs, ſont la cauſe la plus ordinaire de nos peines. Il eſt donc ſurtout néceſſaire de bien examiner s’il eſt poſſible que les Etres finis puiſſent être garantis de ces peines.

Le monde eſt un ſyſtème pro duit & arrangé par l’Etre infini ; c’eſt au moins d’après ce principe que nous raiſonnons ici. Toutes les parties ſont donc tellement liées enſemble, ſoit dans la ſimultanéité, ſoit dans la ſucceſſion, qu’elles forment un tout régulier, dont les parties doivent être coordonnées conformément aux lois générales de la beauté & de la perfection, qui font l’eſſence de ce ſyſtème. Il ne faut qu’une légère attention pour voir, que toute autre idée du monde eſt incompatible avec la notion d’un Créateur infiniment parfait. Cela étant chaque événement du monde tient au ſyſtème entier, & pour juger ſi telle choſe doit arriver dans le monde, il faut avoir une idée diſtincte du Tout.

Maintenant il eſt clair que chaque Etre intelligent à part ne peut former de deſſeins, ni concevoir de ſouhaits qui ne ſoient une ſuite naturelle & néceſſaire de ſes propres idées, parce que ces deſſeins & ces ſouhaits ſont des effets néceſſaires des idées qui les produiſent. ſi, par exemple, telle choſe me paraît bonne, il eſt impoſſible je ne ſente un déſir de la poſſéder ; comme d’un autre côté il eſt impoſſible que je déſire une choſe dont je n’ai point l’idée. Donc tout Etre intelligent n’aura que des déſirs qui réſultent néceſſairement de ſes pro pres idées. Or, ces idées ſont néceſſairement conformes au rang & à la place que cet Etre occupe dans l’univers, de même que proportionnées à ſes facultés & au temps pendant lequel il a exiſté. Ces idées ſeront donc pendant aſſez longtemps très bornées, étant ſeulement priſes de cette partie du ſyſtème entier qui a été à la portée de l’Etre intelligent. C’eſt la marche graduée de ſon intelligence. De là il s’enſuit, qu’il n’eſt pas poſſible que l’Etre fini ſoit toujours d’accord dans ſes déſirs avec les événements qui ſont les réſultats des lois du ſyſtème entier de l’univers. Car cet accord parfait ne peut avoir lieu que dans la ſuppoſition que l’Etre fini ait une idée diſtincte de l’univers entier, & de tous les reſſorts qui produiſent les événements. Ce ſerait alors ſeulement qu’il verrait toujours ce qui doit arriver, & que ſentant combien tout arrive conformément aux lois de l’ordre & de la perfection, il prendrait les événements comme ils viendraient, & ſe ſoumettrait avec plaiſir au cours des choſes.

Nous voyons effectivement que plus un Etre intelligent avance dans la connaiſſance du monde, moins il eſt ſujet à ſe tromper dans l’attente de ce qui doit arriver, & moins il aſpire à des choſes impoſſibles. L’idée du monde entier eſt infiniment compoſée. On ne l’a d’abord que très confuſément : peu à peu elle ſe développe, & plus on fortifie ſa raiſon, plus les idées deviennent conformes au véritable état des choſes. Les peines dont nous parlons, doivent diminuer en même proportion. Ainſi les Etres intelligents croiſſent également en perfection & en bonheur. & ſi ce monde n’eſt pas infini, il eſt poſſible qu’un Etre fini puiſſe devenir parfait au point d’avoir une diée diſtincte du monde entier, & alors ſes peines doivent entuèrement ceſſer : perſpective raviſſante, & capable d’inſpirer à tout Etre penſant le déſir de l’immortalité.


Il me paraît donc aſſez clair par tout ce que je viens de dire, qu’il n’eſt pas poſſible qu’un Etre fini puiſſe être exempté des peines qui viennent de la contrariété de ſes inclinations & de ſes déſirs avec les événements du monde.

Cette formule peut encore s’appliquer aiſément à une autre ſource de peines, qui eſt la contrariété des ſentiments, des actions, & en général du caractère moral d’un Etre intelligent avec les lois éternelles de l’ordre moral, qui fait le caractère moral du monde. Un Etre intelligent, en entrant dans le monde, ne peut en connaître le caractère qu’après une lon gue expérience & beaucoup de réflexion ? L’Etre ſuprême ne peut pas même ſe diſpenſer de cet apprentiſſage, parce qu’il eſt impoſſible, comme je l’ai prouvé ci-devant, que l’Etre fini ſache tout à la fois. Pendant le temps que cet Etre ignore, ſoit en tout, ſoit en partie, les lois de l’ordre moral, de l’équité & de la bonté, il eſt impoſſible qu’il agiſſe & penſe toujours ſelon ces lois. Il ne juge que de la partie infiniment petite du monde qu’il connaît lemieux, & ſe connaiſſant ſoi-même le premier, ſes actions preſque uniquement relatives à lui-même, ſeront très ſouvent contraires aux lois générales. Pour entrer parfaitement dans ces idées, on n’a quà conſidérer le cas où l’homme eſt en contradiction avec lui-même ; cas très fréquent & très connu. Il lui faut beaucoup de temps avant qu’il connaiſſe même ſuperficiellement ſa propre nature ; & lorſqu’il la connaît, il lui faut un long exercice pou avoir cette idée toujours diſtincte de vant les yeux : ſans quoi pourtant il eſt ſujet à agir contre ſoi-même, comme l’expérience ne le prouve que trop.

Je conclus donc, que chaque Etre intelligent fini, eſt au commencement de ſon exiſtence néceſſairement ſujet à agir quelquefois contre les lois morales, & à contracter même des ſentiments & des affections contraires à ces lois, puſqu’il ne ſaurait être que faible par état, & très broné dans les motifs de ſes actions & dans les principes de ſes ſentiments. Cela étant, il eſt impoſſible de la garantir des peines qui viennent de cette imperfection. Cette exemption demanderait que l’Etre fini ne s’aperçût jamais de ſes défauts moraux. Mais comme la connaiſſance claire de ſon état & de ſon caractère eſt abſolument néceſſaire pour le bonheur, il ſerait par là même privé d’un plaiſir. Tel eſt le cas des bêtes, dont les actions ſont ſouvent contraires à l’ordre moral du monde, & qui commettent des déſordres très ſemblables à ceux qui procèdent des hommes, ſans qu’elles ſoient ſuſceptibles de reſſentir aucun déplaiſir moral, parce qu’elles ſont incapables de réfléchir ſur leurs actions, & que ſans cette réflexion il n’y a point de plaiſir moral. Par où l’on voit, (pour le remarquer en paſſant) qu’il ne faut pas ſe laiſſer tromper par les faux arguments de certains Philoſophes déclamateurs, qui élèvent la condition des bêtes au-deſſus de celle des hommes, par la raiſon qu’elles ont exemptes d’une infinité de peines qui tourmentent l’homme. Il eſt vrai, que les bêtes dans leur état préſent ont moins de peines que les hommes ; mais le bonheur d’une bête eſt-il comparable à celui d’un Etre doué de ſentiment, de raiſon & de réflexion ?

Il paraît donc réſulter clairement de cette ſuite de raiſonnements, qu’aucun Etre intelligent fini ne peut parvenir au ſuprême degré de bonheur dans il eſt capable, qu’en paſſant par toute ſorte de peines & de chagrins ; & qu’en l’exemptant de peines, on le priverait de tout ſon bonheur. Vérité capable de diſſiper les doutes inquiétants, qui ont été formés de tout temps contre la bonté ſouveraine de l’Etre infini, & de nous tranquilliſer entièrement ſur le bonheur à venir. En effet ſi aucune intelligence finie, quelque parfaite qu’elle ſoit, ne peut arriver au parfait bonheur, ſans paſſer par un état qui l’expoſe à toute ſorte de ſentiments déſagréables, on n’a pas raiſon de s’étonner, ni de s’embarraſſer, de voir qu’un Etre tel que l’homme très éloigné d’occuper les premier rang parmi les Créatures finies, ſoit ſujet à paſſer par un état de miſère pour arriver au ſuprême degré du bonheur.

Il eſt vrai que nos connaiſſances ſont trop bornées pour voir en détail la néceſſité indiſpenſable de tous les maux dont les uns affligent tous les hommes ſans exception, & les autres ſeulement quelques particu liers. Mais ſachant que les maux ſont en général indiſpenſables, nous devons nous repoſer entièrement ſur la bonté infinie de l’Etre ſuprême de ce qui en regarde la diſpenſation particulière. L’expérience ne nous montre de notre état que le commencement, une partie infiniment petite. Car qu’eſt-ce qu’un ſiècle comparé à l’éternité ? ſi par les cris d’un enfant nouveau né on voulait augurer que toute ſa vie ſera un ſujet continuel de plaintes & de gémiſſements, ce ſerait une cojectire très déraiſonnable. La vie préſente de l’homme n’eſt que le premier inſtant de ſon exiſtence, qui très certainement ne peut pas être abſolument parfait ; mais l’imperfection de ce premier inſtant ne donne aucun lieu de s’imaginer que ſa condition ſoit & ſera toujours malheureuſe. Au contraire, plus nous examinons la nature des Etres intelligents, plus nous faiſons attention à ce que l’expérience même nous apprend, plus nous voyons que toutes leurs facultés tendent d’un degré de perfection à un autre plus élevé, & plus nous avons de ſujet de croire qu’à l’avenir leur bonhur ſera parfait.

D’un côté nous voyons une bonté ſans bornes dans l’Intelligence qui a donné l’exiſtence aux Etres intelligents, d’un autre côté nous voyons la nature mê me de ces Etres qui les porte à ſe perfectionner de plus en plus. Le bonheur parfait ne pouvant avoir lieu, que lorſque la perfection de la nature eſt accomplie, tous nos ſoins doivent être dirigés à nous perfectionner. Auſſi longtemps que nous ſentons notre propre imperfection, nous devons être aſſurés que notre bonheur ne ſaurait être complet. A meſure que nous avancerons en perfection, nous verrons diminuer le nombre de nos maux, & augmenter celui de nos plaiſirs. L’aſſurance que la perfection & le bonheur peuvent s’accomplir par la ſuite des temps, doit nous engager à fournir avec gaieté la carcarriere qui nous eſt ouverte, & nous pénétrer d’amour & de reſpect pour l’Etre infiniment bon, qui du néant a appellé tous les Etres à la félicité la plus grande dont leur nature ſoit capable.



Fin de la cinquieme & derniere Partie.