Nouvelle Théorie des plaisirs/Partie 3

ſi l’homme eſt obligé de reconnaître qu’il appartient à la claſſe des animaux, & de regarder les brutes comme ſes ſemblables par pluſieurs endroits, il a bien des titres auſſi par leſquels il peut prouver la ſupériorité & la nobleſſe réelles qui lui donnent de juſtes prétentions à un rang plus élevé.

Toutes les productions de la nature, depuis la pierre juſqu’à l’homme, ſont autant de machines, dont l’Auteur de l’Univers ſe ſert pour l’exécution de ſes deſſeins. Notre orgueil aurait beau s’excepter de cette deſtination générale de tous les Etres finis ; une infinité de cas & d’événements l’obligent de reconnaître malgré lui, qu’avec tout ſon génie, avec ſes lumières & ſa fine politique, il n’a été que l’inſtrument & l’inſtrument privilégié d’une puiſ ſance ſupérieure, à laquelle il tâcherait en vain de ſe ſouſtraire.

Mais ce qui élève l’homme au-deſſus de ſes compagnons dans le ſervice de la nature, c’eſt que tous les autres ſont des inſtruments abſolument aveugles, au lieu qu’il lui eſt permis quelquefois de connaître les reſſorts ſecrets que la nature emploie pour le faire agir, & qu’il peut même s’en ſervir pour ſon propre avantage, pendant qu’il exécute ce qu’une loi ſupérieure lui avait preſcrit ; ou ſi cela n’eſt pas toujours poſſible, il a aſſez de lumières pour reconnaître les fins de la nature, toujours ſages & bonnes, auxquelles il con court généralement, quand même il n’y a point d’autre avantage que le plaiſir d’avoir volontairement contribué à l’avancement de l’intérêt général du ſyſtème univerſel.

Plus l’homme connaît ſes facultés, qui ne ſont qu’autant de reſſorts que la nature a mis en lui pour le faire agir, plus il eſt en état de ſes les approprier, pour ainſi dire, & de les tourner à ſon avantage. Quelques Philoſophes ont remarqué que nous ne ſommes libres qu’autant que nous connaiſſons nos facultés, & que nous nous en rendons les maîtres ; ſi nous négligeons de le faire, nous ne différons preſque en rien des brutes.

Un Philoſophe ne ſaurait donc s’occuper d’une recherche plus noble que celle de tous ces reſſorts, puiſque c’eſt par là que nous nous délivrons de la ſervitude de la nature & que nous devenons des Citoyens libres de l’univers. Ces recherches nous peuvent encore inſpirer de ſublimes ſentiments. Car ce n’eſt qu’après une conviction entière que toutes nos facultés nous ont été données dans les vues de ſageſſe & de bonté, qu’on ſe ſoumet avec plaiſir aux ordres de la nature, & qu’on travaillé avec joie à perfectionner & à bien employer toutes ſes facultés.

Ces réflexions préliminaires ſuffiſent pour juſtifier des recherches ſur l’origine & la nature de nos facultés, qui pourraient paraître inutiles. J’ai déjà expoſé une partie de mes recherches ſur cette matière. J’ai tâché d’abord de découvrir l’origine générale de tous nos ſentiments, agréables ou déſagréables, qui ſont les motifs univerſels de nos actions. Enſuite j’ai fait voir comment tous les plaiſirs intellectuels, qui naiſſent de la contemplation de toute ſorte de beauté, tirent leur origine de la ſource indiquée.

J’entreprends maintenant de rechercher l’origine & la nature des plaiſirs des ſens, de ces plaiſirs qui ſont chez la plupart des hommes le principal motif des actions, & l’unique mobile de celle des animaux brutes.

Mon deſſein n’eſt pas de trouver par ces ſpéculations un appui aux ſentiments voluptueux des Epicuriens modernes, ni une juſtification des dogmes ſévères des ſtoïciens. J’oſe dire que je ſuis libre de tout préjugé de ſecte. Cependant j’eſpère que ces recherches me fourniront quelques remarques propres à déterminer la valeur de ces plaiſirs.

Les ſens étant les inſtruments des plaiſirs dont je vais traiter il ſera néceſſſaire de commencer par expliquer la nature de ces organes. Nous ſavons par l’expérience, que notre âme ne peut ſentir de tous les changements qui arrivent dans l’univers, que ceux qui cauſent certaines impreſſions ſur les organes des ſens. Il n’importe pas au ſuccès de nos recherches préſentes, de ſavoir ſi cette loi qui aſſujétit l’âme dans ſes ſenſations aux mouvements du corps, eſt une ſuite néceſſaire de la nature de l’âme, comme il paraît probable, ou ſi ce n’eſt qu’une inſtitution arbitraire de l’Auteur de la nature ; il ſuffit que nous n’ayons aucune connaiſſance des changements qui arrivent dans la nature, que par le moyen des ſens. Mais qu’eſt-ce proprement parler que ſentir ? Nous avons coutume de dire que nous ſentons les objets ou leurs qualités, par exemple la chaleur ; que nous entendons parler quelqu’un ; que nous voyons le ſoleil ; que nous ſentons tel parfum. Quand on cherche à s’expliquer diſtinctement ſur la ſignification de ces mots, on trouve qu’ils diſent tout au plus, que nous avons des ſenſations, c’eſt-à-dire des perceptions fortes & vives de certaines choſes qui paraiſſent les exciter en nous, par des mouvements qu’elles impriment à nos organes. Nous regardons les objets que nous ſentons, comme les cauſes qui par une influence naturelle frappent nos organes, & les impreſ ſions que les organes reçoivent, comme la cauſe phyſique de nos ſenſations. Que les organes produiſent réellement nos ſenſations, comme le prétend Ariſtote ; ou qu’ils les occaſionnent ſeulement, ſelon le ſentiment du profond Deſcartes ; ou que les ſenſations accompagnent leurs mouvements par une harmonie préétablie, ſelon le grand Leibnitz, on peut toujours les regarder comme des raiſons effectives des ſenſations, parce que tout ſe paſſe parfaitement, comme ſi cela était effectivement ainſi. Je me ſervirai donc toujours de cette expreſſion, que les impreſſions des organes des ſens excitent ou produiſent les ſenſations dans l’âme, ſans prétendre ni adopter, ni rejeter aucun de ces ſyſtèmes inventés pour expliquer l’union de l’âme avec le corps.

Cela ſuppoſé, il faut chercher dans les impreſſions que les ſens reçoivent la cauſe, ou ſi l’on veut l’analogie, ou l’occaſion des ſenſations de l’âme. Je dis donc que toute ſenſation eſt cauſée par quelque mouvement des nerfs du corps, & je poſe pour principe : que l’âme n’a point de ſenſation, ſans un mouvement analogue dans les nerfs ſenſibles. & pour ne rien laiſſer d’obſcur ſur ce principe, je m’explique ſur ce terme d’analogue. Ce terme ſignifie donc, 1°. que la vivacité, ou la force de la ſenſa tion dans l’âme, eſt toujours proportionnée à la quantité de mouvement dans les nerfs ; 2°. Qu’autant que ce mouvement eſt varié, ou compoſé, autant les ſenſations le doivent être auſſi, de ſorte que la moindre différence qui diſtingue telle affection d’un ſens, d’une autre, doit produire une différence proportionnée dans les ſenſations de l’âme.

Ce principe poſé, je remarque que l’eſſence des ſens en général conſiſte dans les nerfs, comme cela eſt généralement reconnu. Les ſens ne diffèrent eſſentiellement, que dans la ſenſibilité & la ſituation des nerfs. Ces nerfs, plus ou moins expo ſés, plus ou moins ſenſibles à certains mouvements, forment la différence des ſens. Un organe des ſens n’eſt donc autre choſe, qu’un ſyſtème de nerfs tellement placés, qu’ils ſont en état de recevoir les impreſſions des matières propres à les mettre dans cette eſpèce de mouvement que la ſenſation ſuppoſe.

Chaque ſens a une matière propre qui donne aux nerfs le jeu néceſſaire. Car tout mouvement excité dans les nerfs ne produit pas d’abord une ſenſation. La lumière & les ſens tombent ſur tout le corps, & doivent par conſéquent exciter quelque mouvement dans les nerfs qui aboutiſſent aux extrémités du corps : il n’y a cependant que les nerfs proportionnés à ces matières, qui en ſoient affectés au point d’exciter une ſenſation. L’œil reçoit auſſi bien que l’oreille les vibrations de l’air que cauſent les ſons, ſans en rien faire ſentir à l’âme ; & la langue expoſée à la lumière ne cauſe pas la moindre ſenſation quoique les nerfs en ſoient infailliblement frappés. Il faut donc à chaque genre de nerfs une impreſſion particulière, & une matière propre à y exciter cette impreſſion.

Ces matières propres à chaque genre de nerfs me fourniſſent les diſtinctions des ſens. J’appelle un nerf ſubtil ou groſ ſier, celui dont la matière propre eſt telle, quoique je ne veuille pas prétendre pour cela que les nerfs ſoient en eux-mêmes tels. Dans ce ſens les nerfs optiques ſont les plus ſubtils, la lumière qui en eſt la matière propre étant la plus ſubtile de toutes celles qui frappent ſenſiblement nos organes. Les nerfs de l’ouïe tiennent le ſecond rang, l’air étant la matière la plus ſubtile après celle de la lumière ; l’odorat & le goût viennent enſuite ; & le ſentiment du toucher a les nerfs les plus groſſiers, toujours dans le même ſens.

Le mouvement excité dans les nerfs doit être proportion né à la quantité du chox que cauſe la matière, & la quantité de la ſenſation eſt toujours proportionnée, ſelon le premier principe, à la quantité du mouvement des nerfs. J’appellerai dans la ſuite ſenſibilité, ou vivacité, la quantité de ſenſation.

ſi nous étions en état de comparer les différentes quantités de mouvement, dans les ſens différents, nous pourrions déterminer exactement le proportion de ſenſibilité de chaque eſpèce de ſenſation. Cette détermination ſuppoſe deux choſes, la quantité de la matière qui frappe, & ſa viteſſe. Voilà ce qu’on peut dire en général ſur le mouvement qui ſe fait dans les nerfs. Il importe de l’examiner un peu plus particulièrement.

L’action des matières ſur les organes des ſens nous paraît continuée ; nous nous la repréſentons comme une eſpèce de preſſion non interrompue. Un ton, par exemple, paraît frapper les nerfs ſans aucune interruption, auſſi longtemps qu’il dure. Mais on ſait par des recherches certaines, que ce qui paraît une preſſion, ou une action non interrompue, n’eſt qu’une ſucceſſion interrompue de coups ou d’impulſions qui ſe ſuivent de ſi près que la connaiſſance de l’intervalle nous échappe. Car, comme l’œil ne peut diſtinguer des diſtances trop petites, & qu’il ſe repréſente comme contiguës deux molécules de matière qui ſont fort proches l’une de l’autre ſans pourtant ſe toucher ; de même nous ne pouvons plus apercevoir les intervalles des temps, dès qu’ils ſont d’une certaine brièveté. Ainſi, quoique le ſon ne conſiſte que dans une infinité de coups, ou de chocs réitérés, il nous paraît un ſeul mouvement continu.

Il en eſt de même de la lumière. Le mouvement que les nerfs de l’œil reçoivent, n’eſt qu’une infinité d’impulſions qui ſe ſuccèdent avec une grande rapidité. Voilà ce dont tout le monde conviendra, quant à ces deux ſens principaux.

Pour les autres ſens, il eſt très difficile de bien déterminer la manière dont les matières propres les affectent. Mais il y a toute apparence qu’ils ſont en cela analogues aux deux principaux. En effet comment expliquerait-on l’action des matières odoriférantes, ou des ſaveurs, ſi ce n’eſt par une ſucceſſion d’impulſions ? Une ſeule particule, qui frappe une ſeule fois, ne peut exciter qu’une ſenſation momentanée, il faut néceſſairement des coups réitérés pour donner une durée ſenſible à la ſenſation. On ne peut pas dire que les nerfs reçoivent un mou vement de vibration, qu’ils conſervent pendant un temps ſenſible ; les nerfs ne ſont point des cordes tendues, ni des corps rigides. Car dans ce cas, une ſeule impreſſion momentanée ferait durer les ſenſations, ce qui répugne à l’expérience. En effet dès qu’on ferme l’œil, dès qu’on bouche l’oreille, les ſenſations ceſſent. Au lieu qu’elles continueraient, ſi les nerfs avaient un mouvement ſenſible de vibration.

ſur ces remarques ſe fonde mon ſecond principe général, ſavoir : que toute ſenſation totale eſt compoſée d’un grand nombre de ſenſations momentanées qui ſe ſuccèdent avec une rapidité à ne point laiſſer entrevoir les moments de temps qui s’écoulent d’un coup à l’autre.

Partant maintenant de ces deux principes, il me ſemble qu’il n’eſt plus fort difficile d’ex pliquer la différence des ſenſations, ni de trouver les qualités qui les rendent agréables ou déſagréables, douces ou pénibles. Commençons par diſtinguer les ſenſations en ſimples & compoſées. J’appelle une ſenſation ſimple, celle qui eſt cauſée par des impreſſions ſuivies de même force, comme par exemple, par un ton uniforme ou par une couleur ſimple. Les ſenſations compoſées ſont cauſées par pluſieurs impreſſions différentes, qui agiſſent à la fois, comme quand on entend pluſieurs tons en même temps.

Les ſenſations ſimples nous préſentent deux choſes à diſtinguer, ſavoir, 1°. les impreſſions momentanées en elleſ-mêmes, & 2°. la nature de leur ſucceſſion.

Les impreſſions momentanées n’étant que de ſimples chocs, ne nous préſentent à diſtinguer que la quantité du mouvement, qui les rend plus ou moins fortes. Je nommerai moment de ſenſation, la perception que l’âme reſſent d’une impreſſion momentanée. Il eſt viſible que ces moments, ne pouvant différer que par leur quantité, ne ſont que des perceptions ſimples, plus ou moins ſenſibles.

Nous ne trouvons donc rien dans les mouvements de ſenſation, qui puiſſe les rendre agréables ou déſagréables, qu’en tant que la vivacité peut rendre tels. Or il eſt viſible que cela dépend des circonſtances, & ne peut être décidé d’une manière abſolue. Quand un homme, par exemple, a paſſé quelque temps dans un état de perceptions faibles, alors une ſenſation forte ne peut que lui être déſagréable. Cela arrive quand on eſt réveillé par un grand bruit. Cette ſenſation forte, qui ſuccède tout d’un coup à des perceptions fort faibles, eſt déſagréable, & elle ne le ſerait point dans l’état de la veille.

Ces moments peuvent être ſi forts qu’au lieu de toucher les nerfs ils les ébranlent, & alors le mouvement ſe communique à d’autres nerfs, & ſe diſtribue par une grande partie du corps, ou par le ſyſtème entier des nerfs. Alors l’âme ſent une infinité de coups à la fois, & ſe voir, pour ainſi dire, fortement attaquée par une infinité d’endroits d’où naît une confuſion qui eſt fort déſagrable ſi elle eſt bien forte. Il me ſemble qu’on peut expliquer par cette raiſon le déſagrément qui accompagne toutes les ſenſations trop fortes, & celles mêmes qui d’ailleurs ſont agréables. On ſait que toute ſenſation véhémente a quelque choſe de déſagréable.

Cela me conduit à une autre remarque qui me paraît fort importante, parce qu’elle rend rai ſon de la diverſité des goûts qui viennent des tempéraments. On ſait qu’un homme d’un tempérament vigoureux, qui a beaucoup de vivacité, eſt ordinairement plus ſenſible aux plaiſirs des ſens, qu’aux autres plaiſirs. ſi l’on ſuppoſe que la différence des tempéraments conſiſte dans les nerfs plus ou moins ſenſibles, l’explication de la différence des goûts ſuit fort naturellement des principes établis. L’homme d’un tempérament vigoureux ſent tout plus vivement qu’un autre. La force des ſenſations lui eſt devenue naturelle par la coutume. Cette vivacité doit naturellement ſe communiquer à l’âme qui par cette rai ſon aimera toujours préférablement les plaiſirs qui ſont les plus vifs, c’eſt-à-dire, les plaiſirs des ſens ; elle cherchera même une plus grande vivacité dans les autres plaiſirs qui ne viennent pas des ſens, qu’un tempérament moins vif.

Cette conſidération ſeule des impreſſions momentanées, nous fournit encore des principes pour comparer les ſens entre eux, à l’égard de la vivacité des ſenſations qu’ils excitent. L’expérience nous apprend que la vivacité des ſenſations s’accroît à proportion du calibre des nerfs, ou de la maſſe de leurs matières propres. Qu’eſt-ce que le plaiſir que nous cauſent les couleurs de l’arc-en-ciel au prix de celui qu’excite l’harmonie ? & combien faible eſt le plaiſir du plus beau concert en comparaiſon de celui que nous cauſe un ſens beaucoup plus groſſier ? Les plaiſirs des ſens ſubtils reſſemblent en cela à un doux zéphir, & ceux du toucher à un vent impétueux auquel on a de la peine à réſiſiter. Il en eſt de même de la vivacité des ſenſations déſagréables. Ni l’œil, ni l’oreille, ni l’odorat, ne peuvent jamais être bleſſés d’un objet, juſqu’à faire ſentir à l’âme ce qu’on appelle douleur ; ils peuvent exciter des ſentiments fort déſagréables, ou une ſorte d’averſion ; mais c’eſt au ſens du toucher à cauſer des douleurs. La raiſon en eſt palpable. Les ſens les plus ſubtils ſont ceux qui ſont touchés par des matières plus ſubtiles, qui par conſéquent ne peuvent faire que des impreſſions légères ſur les nerfs ; & ces impreſſions ne peuvent par conſéquent produire que des ſenſations fort douces. ſi donc les nerfs de l’œil étaient touchés d’une manière qui fût entièrement ſemblable à celle dont quelque autre objet agit ſur un autre ſens, le plaiſir ou déplaiſir, qu’on reſſentirait de ces deux impreſſions, ſerait proportionné à la quantité du mouvement produit dans les nerfs. ſi nous étions en état de connaître les maſſes des matières propres des ſens, & la viteſſe de leur impulſion, nous aurions des déterminations géométriques des proportions de vivacité des ſenſations que les ſens excitent. ſuppoſé, par exemple, que les maſſes ſpécifiques de la lumière & des ſens ſoient comme m à M, & leur viteſſe come V à v ; la vivacité du ſens de la vue, ſera à la vivacité de l’ouïe, comme V² m à v² M .

ſi l’on comprend bien ceci, on trouvera que malgré la parfaite analogie qu’il y a entre les tons & les couleurs, l’idée d’une muſique oculaire eſt fort creuſe, parce que l’effet de cette muſique ſera toujours incomparablement plus faible que celui de la véritable muſique. Mais ſi à l’imitation de cette idée on pou vait trouver une muſique pour les autres ſens, pour l’odorat, pour le toucher, je ſuis aſſuré que l’effet en ſerait merveilleux. Rien ne ſerait plus facile alors, que de mettre à tout moment les hommes dans les ſenſations les plus vives. Mais il appartient bien moins à un Philoſophe qu’à un ſibarite, de propoſer un problème de cette nature. Peut-être que ſans ces inventions recherchées nous tirons actuellement des ſens tout le plaiſir qu’il faut pour nous donner le goût d’une félicité plus ſpirituelle, & qu’en augmenter le nombre ou la vivacité, ſerait nous faire perdre de vue les plaiſirs d’un genre plus relevé.

Il s’offre encore ici une remarque aſſez curieuſe ſur la différence des ſens. Ceux qui font les impreſſions les plus faibles ſur l’âme, ſont ceux qui approchent le plus de ſa ſpiritualité. Les idées purement intellectuelles frappent beaucoup moins que les ſenſations ; mais elles ſont plus diſtinctes, & par cela même il eſt plus facile de les rappeler à l’aide de la mémoire qui nous les peut repréſenter mille fois, & toujours avec la même clarté qu’elles ont eue originalement. Les ſenſations des couleurs frappent plus vivement que les idées intellectuelles ; mais l’imagination ne les rappelle pas auſſi facilement que les idées ; & ces ſenſations ſecondaires, ſi je puis les appeler ainſi, frappent beaucoup moins que les véritables ſenſations. L’arc-en-ciel, que j’imagine, ne fait ſur moi qu’une faible impreſſion en comparaiſon de l’arc réel. Plus on deſcend maintenant aux ſens inférieurs, plus on trouve qu’il eſt difficile de ſe rappeler par l’imagination les ſenſations paſſées, que ces ſens groſſiers ont produites.On ſe rappelle plus facilement un ton qu’une odeur, le goût d’un certain fruit qu’une ſenſation du ſens du toucher. Il eſt très difficile dans les chaleurs de l’été de ſe rappeler un peu vivement le friſſon de l’hiver ; & il y a une différence preſque infinie entre l’idée d’un friſſon & la ſenſation même de cet état. Cela fait voir comment les ſens s’élèvent peu à peu pour approcher autant qu’il eſt poſſible de la ſpiritualité. La nature a fort ſagement établi que les plaiſirs ſenſuels fuſſent moins ſuſceptibles d’être rappelés par l’imagination, que les plaiſirs intellectuels ne le ſont par la mémoire, & que les ſenſations les moins fortes ſe répétaſſent plus facilement que celles qui ſont plus vives. Quel motif aurait-on de ſe rendre capable de goûter les plaiſirs intellectuels, ſi l’on avait tant de facilité à ſe procurer les plaiſirs ſenſuels en ſi grande abondance & à ſi bon prix ? L’homme ſe ſerait-il jamais élevé conſidérablement au-deſſus des brutes ſans cette diſette de plaiſirs ſenſuels ? Mais je reviens à mon ſujet.

Toutes les remarques que j’ai faites juſqu’ici, ſont tirées de la conſidération des moments de ſenſations, & de la ſubtilité ou groſſièreté des ſens. Ces moments ne m’ont point fourni de quoi expliquer l’agrément ou le déſagrément des ſenſations, en tant que ces qualités ne dépendent point de la quantité de ſenſation. Je vais maintenant examiner la différence des ſenſations, qui provient de la ſucceſſion des moments ; peut-être y trouveronſ-nous la cauſe de l’agréable & du déſagréable. Cette ſucceſſion peut être, ou uniforme, ou variée. Je nomme ſucceſſion uniforme celle où les impreſſions que les nerfs reçoivent ſe ſuccèdent à intervalles égaux & avec des forces égales, (comme les vibrations d’une corde, qui ſont iſochrones,) ou des impreſſions qui ſe ſuccèdent à intervalles inégaux & variés, ou bien par des ſucceſſions uniformes quant aux intervalles, mais variées quant à la force des moments.

Les ſenſations ſimples & uniformes ne peuvent différer que dans la célérité de la ſucceſſion, qui cauſe une différence dans les ſenſations. Nous ſavons par exemple, qu’un ton eſt plus ou moins aigu, ſelon que les vibrations du corps ſonore ſe ſuccèdent avec plus ou moins de viteſſe. Un ton eſt plus haut qu’un autre d’une octave entière, ſi dans un temps égal le nombre des vibrations de la corde eſt double du nombre des vibrations de l’autre ; & il y a toute apparence, comme Mr. Euler le conjecture, qu’une couleur eſt plus ou moins vive, ſelon que la ſucceſſion des vibrations qui la produiſent, eſt plus ou moins rapide.

Ces ſenſations uniformes doivent néceſſairement être agréables à l’âme, par cela même qu’elles ſont régulières. Il eſt vrai que l’âme ne ſent que confuſément cette ſucceſſion régulière, mais ſelon notre premier principe elle la ſent néceſſairement, & il eſt impoſſible que deux ſucceſſions différentes produiſent la même ſenſation. Une ſucceſſion uniforme ayant de la beauté, comme on l’a vu par les principes établis dans la ſeconde Partie de ces recherches, il faut que l’âme ſente cette beauté quoique confuſément, & par conſéquent, elle ne peut qu’exciter un ſentiment agréable. Cet agrément, à la vérité, ne peut être grand, vu qu’il n’y a point de variété, & que la variété fait l’âme du beau. Il me ſem ble que l’agrément d’une ſenſation ſimple & uniforme doit être ſemblable à celui que l’âme goûte à ſe repréſenter une ligne droite, excepté que le premier doit être vif, ſuivant ce que j’ai remarqué plus haut. Les tons des cordes & les couleurs ſimples eſxcitent ces ſenſations, & on trouvera toujkours qu’elles ont de l’agrément, quoiqu’il ſoit bien faible en comparaiſon de celui qu’excite tout un ſyſtème lié de tons ou de couleurs. Par la même raiſon la vivacité du plaiſir qu’excitera une ſenſatiion ſimple & uniforme produite par le toucher, excèdera celle qui naîtrait d’un ſon, (toutes choſes d’ailleurs égales,) dans le même rapport qu’il y a entre la groſſièreté du ſens de l’attouchement & de celui de l’ouïe.

Outre l’uniformité, nous pouvons encore diſtinguer dans ces ſenſations, la célérité de la ſucceſſion qui ſemble auſſi contribuer à nous rendre la ſenſation plus ou moins agréable. Il me ſemble que l’âme doit préferer une ſucceſſion plus rapide à une autre qui le ſerait moins, parce que ſon activité naturelle y trouve mieux ſon compte en ce qu’elle eſt plus vivement exercée, exercice d’où naît tout agrément. De cette manière il me ſemble que nous devons préférer un ton aigu à un ton bas, une couleur vive à une couleur douce. Il faut toutefois que cette viteſſe ait ſes bornes, au-delà deſquelles elle ceſſerait de nous être agréable. ſelon ces remarques il y aurait, par exemple, dans la muſique une certaine étendue de tons accommodée à nos tempéraments, de ſorte que les tons, ou plus hauts, ou plus bas, nous ſeraient toujours déſagréables.

Je paſſe aux ſenſations variées. Il eſt clair qu’elles peuvent être agréables ou déſagréables, ſelon la nature de la variété. Le ſecond principe établi plus haut nous met en doit de conclure que l’âme doit néceſſairement ſentir, non ſeulement la différence entre une ſenſation uniforme & variée, mais encore toutes les différences entre deux ſenſations diverſement variées ; & elle ne peut pas être indifférente à leur égard. Une ſucceſſion bien ordonnée qui a beau coup de beauté, ne peut jamais faire ſur l’âme le même effet qu’une ſucceſſion irrégulière.

J’ai dit que l’agrément d’une ſucceſſion ſimple & uniforme doit être ſemblable à l’agrément que l’eſprit reſſent de la beauté d’une ligne droite. On peut dire par les mêmes raiſons, qu’une ſenſation ſimple régulièrement variée, doit exciter un plaiſir, ſemblable à celui qu’on a de la contemplation d’une ligne courbe, dont on connaît la génération. ces ſucceſſions reſſemblent aux équations qui expriment la nature des courbes, ou des progreſſions de nombres. Ces équations varient à l’infini ; & il y a une infinité de degrés de cette beauté qui eſt toujours en raiſon compoſée de l’unité & de la variété. Les ſenſations ne diffèrent donc des idées que les équations nous préſentent, que par leur plus grande vivacité, & parce qu’on n’aperçoit la beauté des ſenſations que confuſément, au lieu qu’on conçoit diſtinctement la beauté des équations algébriques. De là il s’enſuit qu’une belle ſucceſſion doit exciter la ſenſation agréable, & une ſucceſſion irrégulière, la ſenſation déſagréable ; en un mot que l’agrément ou le déſagrément des ſenſations doit ſuivre en tout les mêmes règles que l’agrément ou le déſagrément des perceptions purement intellectuelles.

Les ſenſations compoſées doivent ſuivre les mêmes règles que je viens d’établir pour les ſenſations ſimples. Une ſenſation compoſée conſiſte en pluſieurs ſenſations ſimples différentes. Les nerfs d’un ſon peuvent en même temps être frappés de pluſieurs ſuites différentes d’impulſions. On peut entendre les tons de pluſieurs cordes différentes à la fois ; les ſels qui produiſent les ſaveurs peuvent être compoſés de pluſieurs eſpèces, dont chacune agit différemment, & ainſi des autres ſons. Il ſuit des principes établis dans la ſeconde Partie, & de ceux que j’ai détaillés dans celle-ci, que les ſenſations compoſées ſeront agréa bles ſi les différentes ſuites d’impulſions momentanées, qui forment la ſenſation totale, ſont un tout régulier, & qu’elles ſeront déſagréables, ſi l’ordre n’y règne point.

Voilà donc les plaiſirs des ſens réduits au même principe d’où ſe déduiſent les plaiſirs de l’imagination & de l’entendement. Il n’eſt pas poſſible de vérifier cette théorie par l’expérience priſe des ſens, parce quelle ne nous apprend point les manières dont les ſens ſont affectés par les objets. Il faut les deviner. Il ſe préſente cependant un cas particulier : celui de la ſenſation agréable que l’harmonie muſicale excite dans l’âme, & que je tâcherai de développer pour confirmer par là ma Théorie.

On ſait que les quatre tons de muſique qui forment l’accord ou l’harmonie parfaite excitent dans l’âme une ſenſation fort agréable, & que preſque toutes les règles de la muſique ſe déduiſent de cet accord. Cette harmonie parfaite conſiſte dans la vibration ſimultanée de quatre cordes, qu’on nomme l’uniſſons, la tierce majeure, la quinte & l’octave. Les tons n’étant que des coups réitérés qui ſe ſuccèdent par intervalles égaux, on peut repréſenter le ton d’un corde, comme Euler l’a fait dans ſon excellent ouvrage ſur la théorie de la muſique, par des points placés à diſtances égales & en lignes doites. & puiſqu’on peut déterminer par des calculs exacts le rapport des célérités dans la ſucceſſion des coups de pluſieurs cordes données, on peut repréſenter à la fois toute l’harmonie, c’eſt-à-dire, l’unité & la ſucceſſion des coups, & par conſéquent rendre intelligible à l’eſprit la beauté de l’harmonie. C’eſt ce que repréſente la Figure IV.

En mettant les noms des cordes au lieu des points, la ſucceſſion des coups de l’accord ſera telle qu’on le voir dans la Figure V.

Les points de la première ligne placés à diſtances égales repréſentent les coups de l’uniſſon ; ceux de la ſeconde ligne, les coups de la tierce majeure ; les points de la troiſième & de la quatrième ligne les coups de la quinte & de l’octave, tous placés ſelon les proportions réelles de leurs ſucceſſions ;

On voit d’un ſeul coup d’œil, que ces coups forment une progeſſion, fort régulière, mais aſſez variée, & qui par conſéquent a de la beauté intellectuelle. Au commencement on entend quatre coups à la fois, mais de différentes forces, que je déſignerai par 11, 1², 13, 14. Après ce premier coup compoſé viennent ſucceſſivement trois coups ſolitaires, puis deux à la fois ; puis trois ſolitaires, mais dans un autre ordre que les précédents ; enſuite trois à la fois ; puis trois ſolitaires dans un autre ordre ; après cela viennent les deux coups enſemble, puis trois ſolitaires, après quoi le même ordre recommence. Les concurrences de deux, trois ou quatre coups, ſont toujours les mêmes ſans varier, au lieu que les coups ſolitaires changent quatre fois d’ordre dans les combainaiſons de la Fig. VI.

Et toute la progreſſion eſt repréſentée par la Fig. VII. en gardant les mêmes ſignes, & marquant ſur une même colonne les coups ſimultanés.

On voit par là que ce qui plaît à l’âme lorſqu’elle ſe le repréſente confuſément par le moyen des ſens, plaît encore quand on peut l’expoſer diſtinctement à l’eſprit : car cette ſucceſſion, quoique fort ſimple, a de la beauté, & excite dans l’eſprit un ſentiment agréable. Ce qui ſert d’exemple pour confirmer la théorie établie.

Je pourrais m’arrêter ici, en ayant aſſez dit pour prouver l’analogie qu’il y a entre les plaiſirs des ſes & les plaiſirs de l’eſprit. Je m’imagine cependant qu’on pourrait trouver de la peine à concevoir comment quelques ſenſations de plaiſir ou de douleur, peuvent être vives, juſqu’à ravir quel quefois à l’homme la connaiſſance de ſoi-même. Les remarques ſuivantes ſerviront à lever ces difficultés.

J’ai déjà fait obſerver, ci-deſſus, pourquoi les ſenſations ſont plus fortes ou plus vives que les idées intellectuelles ; outre cette raiſon générale, j’en trouve encore deux particulières. La première eſt que les ſenſations, celles mêmes que j’ai appelées ſimples, nous viennent toujours par pluſieurs endroits à la fois. Je m’explique : il y a toujours un grand nombre de nerfs touchés en même temps, ce qui doit augmenter la force de la ſenſation en raiſon de la multitude des nerfs. ſuppoſons qu’une ſen ſation ſimple, comme par exemple un ton, ne touche dans l’oreille, qu’un ſeul nerf. J’ai remarqué que l’agrément que l’âme en a, eſt analogue à celui que l’eſprit reçoit par la conſidération d’une ligne droite. Mais une ſenſation eſt plus vive qu’une ſimple idée. ſuppoſons que les forces d’agrément dans ces deux cas ſoient comme 1 à m, c’eſt-à-dire que l’unité exprime la vivacité de l’agrément que cauſe la ligne droite, & que m exprime la vivacité de la ſenſation d’un ton reçu par un ſeul nerf ; on conviendra que m eſt déjà beaucoup plus grand que 1. Maintenant au lieu d’un nerf qui porte cette ſenſation dans l’â me mettons un grand nombre de n, puiſqu’il eſt certain qu’il y en a toujours un très grand nombre touchés à la fois. La raiſon des vivacités ſera donc comme 1 à m n. Or il eſt facile de voir que la quantité m n ſera toujours un nombre fort grand. Il ſuit de là que s’il s’offre deux objets également beaux, dont l’un ſoit purement intellectuel, & l’autre ſenſuel, celui-ci excitera un agrément beaucoup plus grand que celui qui ſera excité par l’autre. Or s’il y a des objets purement intellectuels qui excitent un très ſenſible plaiſir dans l’âme, comme il y en a ſûrement, on comprendra l’effet que doit faire un ob jet ſenſuel également beau. On peut ſentir la grande différence que le nombre des nerfs affectés cauſe dans la quantité de l’agrément. ſi dans les chaleurs de l’été, lorſque tout votre corps eſt échauffé, vous ſoufflez un air frais ſur une main, cela vous cauſera une ſenſation agréable ; mais vous expoſez le corps entier à un vent frais, la douce volupté que vous ſentirez alors, vous fera bientôt oublier la faible ſenſation que la fraîcheur d’une ſeule main vous avait cauſée.

La ſeconde raiſon particulière qui augmente l’intenſité des ſenſations, c’eſt la communication des nerfs, dont j’ai déjà dit un mot plus haut. Lorſqu’on objet touche les nerfs ſi fortement qu’il les ébranle, ils communiquent leur mouvement à d’autres, & ceux-ci en font de même, de ſorte qu’il arrive ſouvent que le mouvement ſe communique au ſyſtème entier des nerfs. On voit cela viſiblement dans les odeurs fortes qui cauſent des convulſions par tout le corps, dans la muſique avec laquelle on guérit ceux qui ſont piqués par la tarentule, & dans beaucoup d’autres exemples .


On voit bien que dans ces circonſtances la ſenſation doit être exceſſivement grande. L’âme ſe ſent alors attaquée par une infinité d’endroits ; elle ne ſait de quel côté elle doit préférablement tourner ſon attention. ſi la ſenſation eſt agréable en elle-même & ſi elle n’excède pas dans ces circonſtances un certain degré de force, elle cauſe l’état le plus délicieux de l’âme. Je ne ſais s’il y a aucune langue qui exprime auſſi bien cet état que la langue Allemande, qui le déſigne par le mot bolde we hemuth, ce qui ſignifierait en Français, une inquiétude infiniment douce. Mais ſi les mouvements des nerfs ſont trop forts, on conçoit bien que cet état doit dégénérer en évanouiſſement & en inſenſibilité générale, ſoit que la ſenſation ſoit agréable en elle-même ou douloureuſe . Car l’âme étant attaquée trop fortement par une infinité de ſenſations à la fois, il lui eſt impoſſible de rien diſtinguer ; elle ſe confond & tombe dans un état de perceptions obſcures.

Voilà, ſi je ne me trompe, des déciſions aſſez claires pour quiconque voudra ſe donner la peine d’approfondir les principes qui les ont amenées & qui les confirment. Je finirai donc par quelques réflexions qui tiennent plus immédiatement à la pratique, que les ſpéculations précédentes. Car je ne crois pas m’éloigner du but principal que je me ſuis propoſé dans ces recherches, en tâchant de tranſporter, s’il m’eſt permis de parler ainſi, les ſpéculations dans la pratique. Je vais comparer les avantages & les déſavantages des plaiſirs des ſens, ſur les plaiſirs intellectuels. Ne craignons point, (je me ſers des expreſſions d’un illuſtre philoſophe,) ne craignons point de comparer les plaiſirs des ſens avec les plaiſirs les plus intellectuels ; ne nous faiſons pas l’illuſion de croire qu’il y ait des plaiſirs d’une nature moins noble les uns que les autres. En effet il ne s’agit pas ici de déclamations, ni d’invectives contre les plaiſirs des ſens, ni de railleries contre les plaiſirs intellectuels. Il s’agit de déciſions juſtes, tirées de la nature des choſes. Nous ne riſquons rien, tant que nous tenons uniquement à des corollaires qui découlent naturellement des principes avoués.

Il me ſemble qu’il faut être bien aveugle pour ne pas voir du premier coup d’œil, que les uns & les autres ont été ſagement accordés aux hommes, pour en jouir avec prudence & avec cette ſage économie qui ſeule peut rendre ces deux eſpèces de plaiſirs dignes de l’homme raiſonnable. Nous ſerions également à plaindre di l’une ou l’autre eſpèce nous était refuſée ; nous en deviendrions même inutiles au monde.

Les plaiſirs des ſens ont leurs avantages ſur les plaiſirs intelle ctuels ; & ceux-ci de leur côté ont de leur côté ont des avantages ſur ceux des ſens. Tâchons de les comarer, & de peſer les uns contre les autres avec la même franchiſe avec laquelle Plutarque a comparé les vertus & les vices des Héros de l’antiquité.

Le premier avantage qu’ont les plaiſirs des ſens ſur les plaiſirs intellectuels, c’eſt l’excès de leur ſenſibilité. Nous avons vu que les plaiſirs ſenſuels ſont, pour ainſi dire, les corps dont les plaiſirs intellectuels ne ſont que les ombres. Or le plaiſir étant l’intérêt de la nature humaine, comme je l’ai remarqué ailleurs, il eſt viſible que (toutes choſes d’ailleurs égaleſ) les plaiſirs les plus grands ſont les plus déſirables.

Mais ce premier avantage des plaiſirs des ſens peut dégénérer en déſavantage pour eux, & cela de deux manières. 1°. La plus grande ſenſibilité regarde auſſi bien les peines ou les ſentiments douloureux, que les plaiſirs ; donc les déſagréments que les objets intellectuels nous cauſent, ne ſont auſſi que les ombres des douleurs des ſens ; & comme l’a très bien remarqué le célèbre Philoſophe que je viens de citer, la douleur entre par mille portes dans l’âme, au lieu qu’il n’y en a que peu dans le corps pour donner paſſage au plaiſir. Voici donc le premier avantage des objets intellectuels ſur les ſenſuels ; de quelque difformité que ſoient ces objets, ils ne nous cauſent jamais de douleur.

Je remarque en ſecond lieu, que les plaiſirs des ſens perdent beaucoup de leur premier avantage, parce qu’ils excitent en nous de fortes & de dangereuſes paſſions, qui quelquefois dégénèrent même en fureur ; & c’eſt une ſuite inévitable de la vivacité de ces plaiſirs. Ces paſſions entraînent ſouvent les pauvres mortels dans un gouffre de maux & dans une ruine inévitable, & les privent quelquefois de tous les avantages que l’homme a naturellement ſur les bêtes. Les exemples n’en ſont que trop connus, & ils déſhonorent trop la nature humaine pour en rappeler le ſouvenir. Les plaiſirs de l’entendement, plus doux, & pour ainſi dire plus innocents, bien loin de dégrader l’âme par des paſſions qui la mènent à des excès honteux, lui inſpirent la douceur & la tranquillité, l’élèvent pour ainſi dire, au-deſſus de la pouſſière à laquelle les ſens l’attachent & tirent l’homme en quelque manière de la claſſe des animaux, pour le mettre au niveau des intelligences ſupérieures. Voilà le ſecond avantage des plaiſirs intellectuels.

Le ſecond avantage des plaiſirs des ſens conſiſte en ce que l’âme les peut goûter ſans avoir une connaiſſance diſtincte des cauſes qui les produiſent ; ils ne ſuppoſent, ni études, ni lumières, ni application, conditions indiſpenſables, pour goûter les plaiſirs intellectuels, comme on l’a vu dans la ſeconde Partie. C’eſt en cela que les plaiſirs des ſens ſont plus faciles, & pour m’exprimer ainſi, à meilleur marché que les autres. Les plaiſirs des ſens ſont accordés à la partie animale de notre nature ; ils tiennent lieu de raiſonnement, là où l’on ne peut pas raiſonner. Mais ce même avantage tourne encore au déſavantage des plaiſirs ſenſuels ; car faute de connaiſſance diſtincte, l’imagination, comme je l’ai ob ſervé ci-deſſus, n’eſt guère en état de nous les rappeler.

C’eſt par là que les plaiſirs intellectuels obtiennent un troiſième avantage ſur les plaiſirs ſenſuels ; on peut ſe les rappeler auſſi ſouvent que l’on veut, ſans que l’effet en ſoit diminué. Un beau diſcours, qui nous a ravi lorſque nous l’avons entendu prononcer, peut nous faire le même plaiſir auſſi ſouvent que la mémoire nous permet de nous le rappeler ; au lieu qu’un repas délicieux, qu’on ſe rappelle à l’aide de l’imagination, ne nous préſente que l’ombre du plaiſir goûté, & peut-être même des regrets.Les objets intellectuels ſont des biens dont nous avons l’entière poſſeſſion ; ils s’enracinent au fond de l’âme, & ne peuvent jamais lui être ravis ; au lieu que les objets ſenſuels étant hors de nouſ-mêmes, ils nous ſont en quelque manière étrangers & mal aſſurés. Nous ne ſommes pas les maîtres de les avoir quand il nous plaît ; il faut un concours de circonſtances pour les obtenir, & la poſſeſſion ne nous en reſte que pendant que nous les goûtons.

Lers deux avantages des plaiſirs ſenſuels, que je viens d’indiquer, ſont les ſeuls que je leurs connaiſſe. Mais les plaiſirs intellectuels ont, outre les avantages dont j’ai fait mention, une prérogative très importante. On ne ſaurait les goûter ſans perfectionner ſes facultés intellectuelles. Ils ſont donc autant de motifs pour nous porter à la perfection de notre nature, perfection dans laquelle conſiſte le ſouverain bien. Les plaiſirs des ſens, au contraire, ne tendent qu’à notre conſervation, & pouſſés un peu au-delà de leurs bornes, ils contribuent même à notre deſtruction. Or, de même qu’Alexandre diſait qu’il avait plus d’obligation à ſon précepteur Ariſtote, qu’à ſon Père Philippe, en ce qu’il ne tenait de celui-ci que l’exiſtence, au lieu qu’il devait à l’autre l’exiſtence heureuſe, nous pouvons dire avec plus de droit, que nous avons beaucoup plus d’obligation aux plaiſirs intellectuels, qu’aux ſenſuels, en ce que nous devons à ceux-là la perfection de l’exiſtence qui ſeule fait le prix de l’exiſtence même, & de la conſervation que nous devons aux plaiſirs ſenſuels.

Je conclu donc pour la prééminence des plaiſirs intellectuels ſur les plaiſirs ſenſuels. Cependant, comme ces deux eſpèces de plaiſirs tirent leur origine de la même ſource, on peut dire qu’elles ſont également nobles, & que ceux de l’entendement ne ſont préférables qu’en ce que leurs avantages ſont plus grands.


Voilà juſqu’où j’ai pu pouſſer mes recherches ſur les plaiſirs des ſens, leur origine, & leur nature, heureux ſi j’ai pu mériter l’approbation du lecteur, & fixer aſſez ſon attention pour le préparer à la quatrième partie de cet Eſſai, qui concerne les plaiſirs moraux.

Fin de la troiſième Partie.