Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/11
ONZIÈME JOURNÉE.
Ce matin, point d’aube timide, point d’aurore rosée, et à la place une pluie à verse qui bat contre les vitres et qui murmure dans les gouttières. À l’ouïe de ce déplaisant concert, M. Töpffer en est déjà à renoncer à tout projet d’expédition tant à pied qu’à cheval, au Ferpècle ou ailleurs, lorsque arrivent avec leurs mules les deux guides engagés la veille. « Fera beau, » disent ces imperturbables. D’autre part, l’homme de confiance arrive aussi, et il se met à charger sur un roussin de confiance force volailles et pâtés, force cruchons et bouteilles. L’assurance de ces gens, la vue de ces cruchons entraîne M. Töpffer, qui prend aussitôt son parti et fait réveiller son monde. Après tout, pense-t-il, quand le vin est tiré, il faut le boire ; et ce serait mal reconnaître les pâtés de madame Muston que d’en faire fi pour un peu de pluie. En route donc, cruchons, en marche, pâtés, et soyez le glorieux panache qui va nous guider au chemin de l’honneur !
Les réveillés se lèvent, s’habillent, descendent, et, après avoir déposé leurs havre-sacs entre les mains de madame Muston, qui nous les fera parvenir à Viége, ils se présentent à l’appel, la pique en main, un saucisson en bandoulière : c’est une toile cirée dans laquelle chacun a enroulé ce qu’il lui faut de hardes pour une expédition de trois ou quatre jours. Ainsi allégés, nous prenons congé, le roussin part, les mules s’acheminent, la foule s’ouvre, et la pluie cesse de tomber ; mais en même temps le vent s’est tu et plus rien ne souffle. Aussi à peine avons-nous commencé à gravir que voici venir des suées soudaines, gigantesques ; des suées à fil et sans correctif de sécherie ni d’évaporation.
Le sentier qui conduit aux Mayens serpente le long de rampes, ici cultivées, là boisées médiocrement, en sorte que la vue y étant ouverte de tous côtés, l’on y change de spectacle à chaque tournant de zigzag. Par malheur ce spectacle est à cette heure plus morne encore que magnifique. En effet, les nuées, qui se sont abaissées jusqu’aux croupes inférieures des montagnes, forment comme un dais continu de grise toile tendu d’un bout à l’autre de la longue vallée du Rhône, et, blotti là-bas contre son rocher nu, Sion semble être la déserte capitale de quelque terre abandonnée aux solitaires déprédations du fleuve. Tout à l’heure nous perçons ce dais de nos têtes, et, enveloppés nous-mêmes dans l’épaisse brume, le ciel et la terre échappent pareillement à nos regards.
Le primitif néanmoins a déjà commencé. Tout en montant nous discernons des hameaux embraminés jusque par delà le seuil des cabanes, des jeunes hommes timides, des vieillards patriarches, des femmes, des enfants qui, au lieu de tendre la main sur notre passage, nous considèrent d’un regard hospitalier. Mais le plus primitif de la chose, c’est encore notre homme de confiance, un Valaisan du tout vieux type, carré de taille, paisible d’humeur, solide de sens et habillé de laine. « Et que faut-il bien penser de votre révolution ? lui demande M. Töpffer. — C’est à savoir. Il y a du mieux et il y a du pire. Pour nous autres, le plus clair, c’est que nous achetons le sel à meilleur marché. — Et que disent vos gazettes ? — L’une dit blanc, l’autre dit noir, juste de quoi s’y embrouiller… Voyez-vous, les gazettes, c’est bon qu’à donner la malice aux simples, et plus d’un dans ces montagnes s’y est adonné qui est devenu querelleur, sans s’être fait plus savant… Ohe ! ga ! ga !… Ohe ! sancre de saume ! Ohe ! ga ! ga !… — Attends !… — » C’est le roussin qui promène les pâtés dans un plant de chardons. Un coup de sabot dans la panse l’a bientôt remis dans la voie.
Insensiblement la côte, escarpée d’abord, s’est adoucie, et tout à l’heure, arrivés sur une prairie doucement inclinée, nous distinguons, comme au travers d’une argentine gaze, un tranquille Élysée où le sentier se divise en nombreux filets qui conduisent les uns au travers de frais herbages, les autres le long de majestueux bouquets de cèdres et de mélèzes jusqu’au seuil de maisonnettes éparses. Ce sont les Mayens. Nous devions y déjeuner sur l’herbette ; mais l’air est froid, l’herbette est mouillée, et, pendant que nous faisons halte sous le péristyle d’une petite chapelle, l’homme de confiance s’en est allé à la recherche de quelque abri hospitalier. Après dix minutes d’attente, nous le voyons qui accourt. « Arrivez ! crie-t-il de tout loin. Au premier Mayen, c’était clos, et personne. Au second, j’ai trouvé les dames de la Vallaz qui mettent la grande chambre à votre disposition… Ohe ! ga ! ga !… Sancre de saume, où donc est-elle ? » C’est le roussin qui pendant ces retards s’est pris à paître, et, de touffe en touffe, de régal en régal, il s’est perdu, notre déjeuner compris, dans les profondeurs du brouillard ! Grande est la consternation. L’homme de confiance jure, appelle, gambade ; les guides font une battue ; nous courons en tous sens… Rien ; cruchons, pâtés, volailles, tout est à paître dans quelque invisible asile.
Pais à ton aise, baudet ; roussin, profite des instants ; pauvre créature, devine l’intention des dieux : ce sont eux qui t’ont envoyé cette nuée tutélaire. Pour moi, je n’ai point hâte qu’on te retrouve, et volontiers je retarde mon déjeuner pour assurer le tien. Assez dure est ta destinée, assez rares sont tes fêtes ; et n’était que tu ne boudes jamais ces plaisirs que l’occasion met à ta portée, où sont ceux-là qu’on te ménage ? N’était que tu songes à toi dans ces courts moments où l’on t’oublie, sur qui pourrais-tu compter qui te revalût cette aubaine ? Va, joue du râtelier, de ces touffes tonds-moi le plus gras, régale-toi de ces succulents herbages, puisque aussi bien, innocent ou coupable, affamé ou repu, les taloches ne sauraient te manquer… Tout à coup voici deux silhouettes à l’horizon. C’est le roussin justement qui, point honteux du tout, mais léger, trotillant, pétaradant, lance des crottes à son bourgeois furieux. On l’entoure, on l’arrête, on intervient, et, pour cette fois, il se tire sauf de cette charmante équipée.
Nous arrivons au Mayen. Une bonne vieille est là qui nous introduit dans la grande salle où les vivres nous suivent de près. Muse, redis-moi qui se distingua le plus dans cette guerre aux pâtés, dans ce carnage des volatiles ? ou plutôt, muse, redis à tous qu’il n’est de banquets qu’aux montagnes, de noces et festins qu’aux montagnes, de voracités énergiques, splendides, qu’aux montagnes ! Redis à tous que le tout grand couvert des monarques n’est que faim et que misère à côté d’un quartier de n’importe quoi, apporté de loin, suivi de près, et qu’on dévore enfin sur l’angle d’une table sans nappe, après trois heures d’abstinence volontaire, de rude montée et de roussin perdu !
Après le repas, nous cherchons à voir nos hôtes pour les remercier. Ils se trouvent être des patriciens de Sion, deux jeunes dames et leur frère chez qui, comme chez tous les patriciens véritables, la distinction des manières n’exclut ni la bonhomie de l’accueil ni la simplicité familière de l’entretien. Ils nous questionnent avec discrétion, ils nous écoutent avec bienveillance, et, tout à l’heure déjà, cette fortuite rencontre s’est changée en réciproque sympathie. Pendant que les dames regardent nos croquis, leur frère va nous chercher les siens. Ce sont des aquarelles faites d’après les sites uniformément aimables de ce paisible séjour. Le vert y domine, cru, brillant, étalé, mais les fraîcheurs de l’endroit s’y reconnaissent aussi, et aussi ces menus détails, ces neuves finesses qui échappent souvent au rapide regard de l’artiste exercé pour se laisser retracer par l’amateur inhabile, réduit qu’il en est à se faire scrupuleux par gaucherie et copiste par inexpérience. Après quelques moments passés ainsi sur le seuil de ce Mayen, nous exprimons à nos hôtes toute notre gratitude pour leur accueil hospitalier, et nous nous apprêtons à continuer notre voyage.
Ce nom de Mayens, appliqué tantôt à l’endroit, tantôt aux habitations, a peut-être été remarqué du lecteur, et, au surplus, ces belles solitudes, ces douces cabanes, cette hospitalité exercée à notre égard dans un lieu si écarté et sous des formes si simples par des personnes qui appartiennent à la première noblesse du pays, ont dû éveiller chez lui l’envie d’en savoir davantage sur toutes ces choses. Qu’à cela ne tienne, nous allons le satisfaire. Aussi bien est-ce pour nous un plaisir que de consigner ici des ressouvenirs que l’éloignement embellit et colore, quand déjà c’est du sein de l’agitation des villes, et du milieu des brumes de l’hiver, que le cœur aspire avec le plus de force à rebrousser vers les impressions de calme agreste, de vie cachée, de beaux jours obscurément écoulés sur la lisière des forêts, dans la compagnie toujours aimable des ruisseaux, des rochers et des prairies.
Il y a bien des années déjà que, passant à Sion au commencement ou à la fin de nos tournées d’automne, il nous est arrivé d’y entendre parler de familles établies aux Mayens, ou qui étaient sur le point d’y monter. Mais qu’est-ce donc que vos Mayens ? disions-nous aux gens ; et ils nous montraient au loin, au haut, sur la montagne qui est au midi de la ville, et à la droite de la vallée d’Hérens, je ne sais quelle croupe à peine plus fleurie que les autres ; en sorte que notre curiosité s’en trouvait plutôt déjouée que satisfaite. Que si pourtant l’idée nous était venue de remonter à l’étymologie du mot, nous en aurions compris le sens ; mais on ne s’avise pas de tout, et c’est hier seulement que cette étymologie nous a été occasionnellement signalée par le maître de ce manoir où nous avons été introduits. Les Mayens, nous disait ce bon vieillard tout en apprêtant des provisions qui allaient l’y précéder, tirent leur nom du mois de mai. Déjà en avril les neiges ont disparu de ces prairies ; mais c’est mai qui leur donne leur parure, et alors nos familles y montent pour ne plus redescendre à Sion qu’à l’approche des frimas. Ceci, messieurs, tient à des coutumes anciennes, et plusieurs y sont fidèles.
Telle est l’étymologie de ce mot, et le lieu qu’il sert à désigner répond dignement à ce qu’elle présente de poétique. C’est un plateau mollement ondulé qu’enserrent au midi les escarpements supérieurs de la montagne ; à l’est et l’ouest, des bois et des ravins ; tandis qu’au nord, terminé en esplanade, il s’ouvre sur la vallée du Rhône, et au delà, sur un splendide amphithéâtre dont les gradins inférieurs sont des vignobles, des pâturages, des forêts, des rochers, tandis que les glaces des Alpes bernoises, tantôt nacrées ou argentines, tantôt étincelantes ou empourprées, en couronnent le pourtour supérieur. Mille sentiers, les uns étroits et cernés par l’herbe luxuriante, les autres qui s’élargissent là où sous la nuit des grands cèdres le sol ne nourrit plus d’herbages, se coupent et s’entrecroisent dans ce pays sans chemins, et rien que les clochettes des troupeaux n’y trouble le silence des journées, comme rien que des groupes d’enfants qui jouent, rien que des couples de promeneurs qui s’entretiennent solitairement, ne s’y meut autour des bouquets d’arbres ou sur la douce verdure du pâturage. De loin en loin, une maison commode et rustique à la fois y est le Mayen d’une famille ; et c’est là que, rapprochés et unis, indépendants et voisins, ces heureux exilés coulent des mois d’existence retirée, de vie agreste et domestique tout ensemble, chaque jour abreuvés de calme, et chaque jour distraits par les affections. « Mais encore, demandions-nous à l’homme de confiance, que font-ils bien, car l’été est long et l’ennui est compagnon de l’oisiveté ? — Dites-vous les dames ? Les dames sont ménagères, et, tant à coudre qu’à vaquer, les heures vont vite. Pour les hommes, ils ont la chasse, et puis les quilles, et puis de s’entrevoir, si bien que le dimanche est d’abord là… Ohe ! ga ! ga !… et que là où nous l’attendons, nous autres, il s’en vient les surprendre. »
Désormais, quand nous passerons à Sion, du milieu de cette ville agrandie et renouvelée, nous saluerons d’un regard reconnaissant cette lointaine prairie des Mayens, et nous nous complairons à y voir un tutélaire asile pour ces familles que le siècle a découronnées de la noblesse que les siècles leur avaient acquise, et autour desquelles le temps, jadis débonnaire allié, aujourd’hui faucheur impitoyable, fait tomber privilèges, institutions, coutumes, et jonche le sol des décombres de tout ce qu’elles ont aimé. Hélas ! qui peut lutter contre lui ? Qui peut arrêter ce torrent d’une émancipation heureuse, dit-on, mais dans tous les cas fatale ? Personne ! et c’est à le régler, non à le vaincre, qu’aspirent aujourd’hui les plus forts. Mais c’est beaucoup encore, pour ceux dont il abat les manoirs, dont il déracine les vieux hêtres, que de pouvoir, retirés sur les hauteurs, détourner leurs yeux des plaines qu’il inonde, des ruines qu’il submerge et des débris qu’il emporte.
Des Mayens, nous nous dirigeons sur Vex, en descendant le long du revers opposé de la montagne, et tout à l’heure nous avons en vue la vallée d’Hérens. Ce sont à droite et à gauche des rampes immenses brisées par des replats cultivés, et au fond, au lieu de champs, au lieu d’une rivière formant des îlots, et qui s’espace en sables et en graviers, un torrent qui bondit dans d’étroites profondeurs. Ce torrent, c’est la Borgne. Au-dessous de Vex, il trouve une fissure par laquelle il débouche dans la plaine, s’y déploie quelques instants et se perd dans le Rhône. Nos guides, qui n’ont jamais passé dans cet endroit, nous égarent le mieux du monde, et sans l’homme de confiance, qui se donne beaucoup de mal pour les maintenir dans la voie, ils nous mèneraient droit sur la fissure. Par malheur, cet homme de confiance nous quitte à Vex, le roussin aussi, et c’est un gros vide qui se fait dans notre troupe, car l’un et l’autre étaient drôles, secourables et d’excellent commerce.
Au delà de Vex, qui est un gros village embraminé, le sentier est tortueux, sinueux, bordé de gracieux arbustes, et après une heure de marche l’on a en vue les pyramides d’Useigne. Ce sont, comme à la Forclaz, des cônes élancés dont chacun supporte son bloc de pierre ; mais ici l’on en compte une quinzaine qui sont liés à leur base et agglomérés sur une petite étendue de terrain. De loin, le spectacle est peu frappant ; mais lorsqu’on s’est approché de cette colonnade, on lui trouve de l’élégance et de la grandeur, sans compter quelque mystère qui plane sur la formation d’un pareil phénomène au beau milieu d’un champ, et à une grande distance de la rivière. Aussi les gens du pays sont fournis de traditions à ce sujet, et, selon eux, le diable est pour plus de moitié dans la chose.
Le brouillard s’est enfin dissipé, et un pâle soleil éclaire la campagne environnante au moment où nous quittons les pyramides d’Useigne. Mais du côté du Ferpècle tout est sévère, lugubre, et c’est sur les violâtres noirceurs d’un ciel orageux que se dessine le profil illuminé des forêts prochaines. Pour le regard, ce contraste est toujours beau ; pour l’âme, il y jette je ne sais quel doux tumulte, comme si elle demeurait partagée entre l’attente d’un courroux redoutable et celle d’une sévérité désirée. Si l’on marche surtout, si la distance à parcourir est grande, si l’on s’avance vers un gîte perdu au fond de quelque gorge sauvage, ces impressions sont plus vives encore, et il n’est pas un tremblement des feuilles, pas un frisson des herbes, pas une haleine venant à souffler des hauteurs qui n’arrive aux sens comme un présage de tempête, au cœur comme un flot de mélancolie. Vienne la pluie alors, elle vous surprend recueilli déjà, abrité en vous-même, et c’est à peine si ses atteintes vous distraient des rêveries où se berce votre pensée.
Vers Useigne, il s’agit de passer un ruisseau en s’aidant à cet effet de quelques rameaux jetés par-dessus les bouillons. Pour tous la chose réussit il merveille, excepté pour Martin Marc. Ce voyageur, à l’exemple de ceux qui l’ont précédé, met bien le pied sur les rameaux ; mais, surpris dans ce moment-là par quelque ressouvenir de spirale ascensionnelle, le voilà qui est pris d’un fou rire à se rouler par terre, et crac, le fagot cède, le pied trempe dans les bouillons, la chair s’étend sur les épines : on dirait Guatimozin sur le gril. Guatimozin est retiré du fagot, mais non pas de la spirale, et jusque par delà Useigne il en est à se tenir les côtés d’une gaieté qui ne veut ni rentrer ni sortir. Telle est l’espèce particulière de mélancolie où se berce Martin Marc, à l’heure justement où la pluie tache de ses premières gouttes les pierres du sentier.
Nos guides sont à l’arrière, où sans doute ils s’informent du chemin qu’il faut prendre ; en sorte que, sans les directions d’un jeune garçon dont nous avons fait la connaissance pendant notre halte aux pyramides, nous risquerions fort de manquer le pont sur lequel on passe la Borgne à Pragan, et d’aller nous égarer dans quelque solitude inhabitée, et, par le temps qu’il fait, inhabitable. Ce jeune garçon, âgé d’environ seize ans, est beau de figure comme il est intéressant par ses idées naïves, par son langage sensé, et par des manières en même temps affectueuses et discrètes. Pourtant il nous questionne ; mais aussi inexpérimenté dans ses demandes qu’il est intelligent de nos réponses, à chaque instant se trahit sur son visage l’éveil de la pensée et la pudeur de l’étonnement. Nous apprenons de lui que, neveu du curé d’Héremence, il va, durant les beaux jours, séjourner à la cure, où son oncle lui enseigne le latin. « Et qu’en ferez-vous, de ce latin ? lui demandons-nous. — Qui peut savoir, monsieur ? répond-il. Le plus pressé, c’est d’apprendre ; si ensuite on ne s’élève pas jusqu’à être curé, on sera toujours à temps de se rabattre sur être régent dans ces montagnes. » Comme on le voit, ce jeune garçon est étudiant aussi, et de là cette vive curiosité avec laquelle il considère d’autres jeunes garçons dans lesquels il voit de fortunés émules, tous bien sûrs d’être curés un jour.
Au delà du pont, nous sommes entrés dans le district d’Evolena. Ici la vallée se resserre, et le sentier serpente dans les bois. Que ces solitudes seraient belles, que ces ombrages auraient de prix, si à cette heure le soleil du soir dardait ses feux sur la cime des mélèzes ! Mais les cieux sont fermés, et les blafardes clartés de l’orage, qui ôtent à l’ombre son mystère et aux rameaux leurs noirceurs, ne rendent pas en revanche au feuillage ses tendres transparences et son joyeux éclat. Toutefois cette triste pâleur convient peut-être au site qui apparaît soudainement au sortir de ces taillis. C’est, au sommet de l’escarpement qu’il reste à gravir, une chapelle solitaire posée sur un roc nu. L’on dirait, comme à Notre-Dame-des-Gorges, quelque autel druidique caché dans une clairière écartée, tout cerné de morne silence et de sombre horreur. Demain nous reverrons cette chapelle doucement éclairée des lueurs de l’aurore, et, à tant de grâce riante, à tant de radieuse fraîcheur, il nous semblera que ce n’est plus l’autel d’un culte barbare, mais le sanctuaire aimable d’une foi céleste et réjouissante.
Cependant Shall, surpris par le froid et tout trempé des eaux du ciel, s’est insensiblement démoralisé au point de ne discerner plus du tout la substance des qualités ni le fourmi-lion du dromadaire. Aussi ayant aperçu, sous un de ces petits greniers de montagne qui portent sur quatre pilotis un bout de sol poudreux, il s’y insère, il s’y étend sur le dos, et le voilà qui contemple de la façon la plus mystique la toile d’araignée de l’angle. Gustave et Simond Michel, qui viennent à passer, attrapent ce gnostique par les pieds et s’encouragent à le tirer de là ; mais n’y pouvant parvenir, ils se prennent à courir pour prendre les ordres de M. Töpffer, qui, assis sous le péristyle de la chapelle, y attend justement que ses traînards aient rejoint. « Gnostique ou somnambule, lunaire ou stellaire, toile d’araignée ou non, ramenez ou apportez-le-moi, » dit M. Töpffer aux envoyés. Ceux-ci repartent à l’instant, tout-puissants d’autorité et tout diligents de compassion.
Humble péristyle, qu’ils sont présents à ma mémoire ces instants que j’ai passés solitairement sous votre secourable abri ! La pluie cesse de tomber, le vent promène dans les airs des gouttelettes égarées, la nuit s’approche, et déjà, si au travers de la grille je porte mes regards dans l’intérieur de la chapelle, l’image de la Vierge presque effacée dans l’ombre de sa niche obscure m’y apparaît comme le fantôme de ces silencieux déserts… Mais voici bien un autre fantôme ! C’est, là-bas, au pied de la rampe, Shall vêtu de noir et pâle comme un suaire, qui monte traîné par les deux alguazils. Simond Michel l’a extrait de dessous son grenier ; Gustave l’a ensuite contraint à endosser son propre habit ; puis, chacun le tirant par un bras, ils l’amènent lentement, gravement, solennellement. À la vue de ce cortège funéraire, M. Töpffer éclate de rire ; autant en font les deux alguazils, et le pauvre Shall, qui s’attendait à plus d’égards, ravale d’un air choqué des mécomptes bien amers. Comme c’est le souffle qui lui manque, on l’assied sous le péristyle, et là, vraie madone en frac, il attend immobile le mulet que nous ne manquerons pas de lui envoyer tôt ou tard.
Après cette petite chapelle, la vallée s’ouvre, les bois s’écartent, et l’on entre dans le pâturage d’Evolena, qui n’est plus qu’à une demi-heure de distance. Mais les nuages voilent les hauteurs, et au lieu que par un temps clair nous verrions dès ici les cimes de la grande chaîne, il faut nous contenter d’apercevoir dans le fond d’une gorge obscure les derniers prolongements du glacier qui lance un bleuâtre promontoire jusque sur les prairies d’Andère. Andère, c’est le dernier vallon, le dernier hameau, le dernier clocher de la vallée d’Hérens. Pendant des siècles cette paroisse fit partie de la commune d’Evolena, mais il y avait division entre les hommes du pâturage et les hommes du glacier, et d’anciens différends au sujet d’une limite, à propos d’un pacage, y étaient à la fois un aliment traditionnel de discorde et un texte préféré d’entretien, l’hiver au coin du foyer, l’été durant les loisirs du dimanche. Tel était l’état des choses quand la révolution du Valais étant venue à éclater, les deux paroisses ne manquèrent pas de prendre parti l’une pour, l’autre contre. « Dans ce temps-là, nous disait le président Favre, fût-ce pour aller à la forêt, fallait s’armer, crainte des rencontres. Mais, ajoute-t-il, le nouveau gouvernement, en faisant des deux paroisses deux communes, nous a affranchis les uns des autres, et aujourd’hui que nous voici déliés, on s’aime des mieux, et plus rien ne nous brouille, eux faisant comme ils l’entendent, et nous à notre idée. »
À la nuit tombante, nous atteignons aux cabanes d’Evolena. Femmes, vieillards, enfants, jeunes hommes groupés des deux côtés de la ruelle bourbeuse nous accueillent comme des sortes de Castillans venus d’au delà de la grande eau tout exprès pour honorer la contrée de leur présence ; puis s’apercevant que parmi ces huttes embraminées également nous ne savons pas laquelle s’est ornée de fourchettes pour nous recevoir et d’assiettes pour nous nourrir, ils nous désignent à l’envi la demeure du cacique Favre. Nous y entrons. À demi séchés déjà, nos camarades de l’avant-garde y occupent le vestibule, et rangés autour d’un grand feu, ils y présentent celui-ci un bras roide, celui-là un dos transi. Quel dommage de les déranger ! Et cependant à la vue de nos blouses trempées ils s’apprêtent déjà à nous faire place, lorsque nos hôtes, pour parer à tout, se décident soudainement à répartir entre les cabanes voisines l’œuvre de cuire notre souper. Vite alors on expatrie les marmites, on déménage le potage, la cuisine nous est livrée, et, assis sur des fagots devant l’âtre embrasé, nos blouses fument, la sécherie commence, la chaleur pénètre et la joie circule. Ah ! vivent les chaumières ! Où trouver ailleurs cette prompte aubaine d’une riche flamme, ce gai vacarme du bois qui éclate, des résines qui pétillent, cette naïveté des gens et des marmites, des voisins et des potages ? Non, toute bûche n’est pas un mélèze ; tout foyer n’est pas un âtre ; toute salle n’est pas une cuisine enfumée ; toute hospitalité n’est pas prévoyante, désintéressée, primitive, et il y a du vrai certainement dans ce que l’on nous conte de l’âge d’or ! Du reste, bonne compagnie, et le guide Falonnier, qui nous entretient des différents passages par où l’on peut, d’Evolena, gagner d’autres vallées. Ce brave homme voudrait nous mener partout, et surtout au pays d’Aoste, par le glacier d’Arola, où, dit-il, toute une troupe d’écoliers passa il y a quelques années sans qu’il en ait péri plus d’un, et encore c’était par sa faute. « Mais c’est à Zermatt, lui disons-nous, que nous voulons aller. — À Zermatt ! Justement, par le glacier, en moins de neuf heures je vous y rends. Avant-hier j’y ai guidé un monsieur de Genève. Par le beau temps, voyez-vous, c’est tout plaisir, notamment qu’à un endroit qui était joliment mauvais, on s’en est tiré des mieux. » Ceci ne tente pas du tout M. Töpffer, qui s’arrête au projet de passer en Anniviers, par le col des Torrents. D’Anniviers, qui est une vallée parallèle à celle d’Hérens, nous redescendons sur Sierre, et de là, remontant la rive gauche du Rhône jusqu’à Viège, où débouche la vallée de Zermatt, nous y entrerons par la porte, au lieu d’y pénétrer par la fenêtre. Dans ce projet, Falonnier nous accompagnera jusqu’à Vissoye, et, guidés par lui, nos guides nous guideront, ou tout au moins nous guiderons nos guides, qui guideront leurs mulets.
En ce moment, M. Töpffer est prié de vouloir bien se transporter dans une maison voisine. Là il trouve le président Favre, qui, entouré des anciens, délibère des choses de notre souper. Il s’agit de savoir s’il nous sera plus agréable d’avoir pour viande du petit salé ou bien du mouton cru, et le conseil vient de décider que c’est à M. le directeur de trancher la question. M. le directeur goûte donc au mouton cru, le prend pour du bouc cuit, et opte immédiatement pour le petit salé. Voilà un premier point réglé. On le promène ensuite de tonneau en baril, afin qu’il choisisse pareillement entre du rouge d’Ardon et du muscat de Sierre. Jaloux alors de reconnaître tant de courtoisie par quelque flatteuse politesse, M. Töpffer déguste avec recueillement, examine avec solennité, puis il déclare positivement qu’entre des vins aussi égaux d’excellence il lui est impossible de faire un choix, en telle sorte que, si la permission lui en est donnée, il optera pour tous les deux à la fois. Cette réponse est accueillie par les anciens comme aussi remarquable en elle-même qu’honorable pour la commune, et le président Favre se fait, tant en son nom qu’au nom de ses collègues, l’organe respectueux de ces sentiments. Après quoi M. Töpffer est reconduit auprès de l’âtre.
Cependant, ces préludes accomplis, les événements se précipitent. Déjà la table est dressée, déjà le potage arrive, et le conseil tout entier s’est transporté dans l’angle de la salle où nous allons souper, pour surveiller les opérations, aviser aux moyens et parer aux éventualités. Prévenus alors par le président en personne que l’heure est venue, d’un saut nous voilà placés devant le banquet, tout ravis du spectacle, tout régalés d’appétit. Quatre cierges sur des chandeliers grêmes avec une paire de mouchettes de luxe ; puis, aux deux extrémités d’une nappe éclatante de blancheur, deux chaudières de potage au lait ; au milieu un grand jambon qui trône sur des choux, et, symétriquement épars, des omelettes, des pommes de terre frites, du fromage, des noisettes, des assiettes et des fourchettes… En vérité, que pourrions-nous désirer de plus ? Aussi, comme aux chalets Ferret, nous faisons une chère admirable, qui se prolonge jusqu’à l’heure où le sommeil sollicite. « On va vous répartir, dit alors le président Favre, quatre ici, cinq chez le conseiller Agaspe, six chez le châtelain, quatre chez Falonnier, et monsieur et madame chez le curé. » Les cinq détachements se forment aussitôt, et, conduits chacun par un magistrat, ils gagnent leur destination.
Bientôt tout dort dans Evolena, excepté le conseil, qui, après avoir délibéré jusque par delà une heure sur les choses de notre déjeuner, expédie, séance tenante, le fils Falonnier vers les chalets d’en haut pour y quérir du beurre.