Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/12

Voyage autour du mont Blanc



DOUZIÈME JOURNÉE.


Si nous pouvions promettre à tous les touristes qu’ils trouveront autant de plaisir que nous y en avons trouvé nous-mêmes à remonter la vallée d’Hérens, sans aucun doute nous les presserions de ne pas s’éloigner de Sion avant d’avoir fait une expédition jusqu’aux cabanes d’Evolena. Mais, comme on l’a vu, notre plaisir a été de telle sorte, que bien des touristes seraient ou incapables ou peu jaloux de le goûter. Et à ceux qui nous demanderont si, sous le rapport des spectacles, cette excursion vaut la peine d’être tentée, à cause de cette brume qui nous a enveloppés jusqu’à Vex, et à cause de cette pluie qui nous a accompagnés depuis Useigne, nous ne saurions trop que répondre. Les Mayens sont, à notre avis, un Élysée dont la douceur enchante, plutôt qu’une merveille à visiter, et la vue elle-même dont l’on jouit de cet endroit ne doit pas surpasser en beauté celle que l’on va chercher sur quelques hauteurs plus fréquentées encore. De Vex à Useigne, partout d’attachantes impressions, mais rien de remarquable que les pyramides ; au delà d’Useigne, le paysage devient alpestre, et c’est d’Evolena que l’on a enfin le spectacle d’une étroite et verdoyante gorge où éclate la blancheur d’un glacier qui vient y mourir. Mais les cimes, les arêtes, les pics qui couronnent cette gorge, nous ne les avons pas vus, et nous n’en saurions parler. Si bien que la vallée d’Hérens nous paraît être à l’usage de deux sortes de touristes seulement : d’abord le touriste qu’attachent les contrées point encore fanées par l’haleine du siècle, que charment les traits de bonhomie chez les habitants, de fraîcheur et de simplicité dans le paysage, le touriste bonhomme lui-même, qui songe, tout en marchant, aux contrastes de la destinée humaine, à la valeur des biens et des maux, aux avantages des villes et aux bons côtés des bois, le touriste en un mot qui se plaît partout et là aussi ; et ensuite le touriste entreprenant, audacieux, épris des passages périlleux et avide des scènes sublimes. Celui-là, en effet, en s’élevant sur les traces du guide Falonnier au-dessus de ces hauteurs que nous n’avons pas vues, et en s’aventurant avec lui sur les dômes glacés qui les recouvrent pour venir aboutir le soir du même jour au hameau de Zermatt, aura fait, nous en sommes certain, une des excursions les plus admirables que l’on puisse se proposer de faire au cœur même des grandes Alpes. Il se sera perdu dans ces resplendissants déserts où a disparu le monde et tout bruit du monde, où, face à face avec la brute nature et comme à la merci de ses forces aveugles, il n’est plus que Dieu en qui l’alarme s’adoucisse et le cœur se repose ; il aura vu, tout voisins de lui, et semblables à de menaçantes tours dont la hauteur donne le vertige au passant qui les mesure du regard, les pics étincelants, les cônes argentés, les obélisques dont l’ombre étroite traverse les vagues gelées du plateau pour aller se redresser contre les nues parois du massif opposé ; et au sortir de ces scènes brillantes mais désolées, la réapparition des forêts encore lointaines, des pâturages encore enveloppés pour lui dans la brumeuse obscurité des vallées, lui causeront ces ravissements de plaisir qui sont l’éloquence de la vie qui renaît, de la création où Adam n’est plus seul.

Pour nous, qui ne sommes pas audacieux pourtant, et à qui d’ailleurs il est interdit d’aspirer à ces sublimités d’un trop périlleux accès, voici qu’il nous faut renoncer même à passer le col des Torrents. En effet, la pluie qui a recommencé avec la nuit a détrempé la boue des montagnes, et à huit heures, quand il est déjà tard pour s’engager dans des rampes escarpées, le ciel est encore couvert de nuages, des traînées de paresseuses vapeurs demeurent comme emmêlées à la cime des forêts prochaines. Plutôt que d’hésiter et d’attendre, M. Töpffer renonce donc à passer en Anniviors, et il est décidé que l’expédition regagnera aujourd’hui la vallée du Rhône en suivant la rive droite de la Borgne. En attendant, et pendant que le conseil s’occupe des choses du déjeuner, nous avons regagné nos âtres, où, comme hier, des voisins viennent se chauffer avec nous et nous entretenir des affaires de l’endroit. En fait d’intérêts communaux, et à considérer Evolena et ses pacages comme la patrie véritable de ces montagnards, nous autres, citoyens des villes, nous sommes, en comparaison d’eux, bien ignorants de nos propres affaires, bien étrangers à nos propres circonstances. Tous ont une connaissance parfaite de leurs ressources publiques, des idées sur la façon de les administrer, une habituelle disposition à y réfléchir et à en deviser, et, chose caractéristique, ils trouvent infiniment plus de plaisir à nous entretenir sur ce sujet qu’à s’enquérir de ce qui nous concerne ou des choses du dehors que nous pourrions leur apprendre. L’on ne peut s’empêcher de reconnaître là un signe intéressant de l’émancipation réelle de ces gens, de l’existence au milieu d’eux d’une vie politique saine et forte, et enfin, ceci est étrange à dire, d’une supériorité de sens extrêmement marquée en fait d’administration, en fait de droits et de restrictions, en fait de liberté pratique et d’égalité réelle, sur ce qu’on peut attendre en ce genre de nos populations instruites pourtant, raisonneuses, et, ce dit-on, constamment éclairées par la presse.

Durant ces entretiens que rendaient si agréables le bien-être, la douce chaleur du foyer, et aussi le langage propre, expressif et coloré de ces bons montagnards, certains détails nous ont plus particulièrement intéressés, comme donnant une idée de leurs sujets de division et de causerie, de leur situation et de leurs mœurs. Ainsi les forêts, qui se trouvent être la meilleure partie de leurs richesses, sont sans administration ; et chaque communier s’y pourvoit à volonté, et de droit immémorial, d’autant de bois qu’il lui en faut pour construire sa cabane, pour faire ses clôtures, pour brûler à son foyer ; bien plus, si la commune n’était pas entourée de communes pareillement pourvues en bois de chauffage et en bois de construction, il lui serait également loisible de couper pour vendre. C’est ceci qui divise les esprits : les uns déplorant cette stérile dilapidation de ressources qu’on pourrait utiliser au moyen d’une administration bien entendue, et en améliorant le chemin qui conduit à la plaine ; les autres, au contraire, se défiant d’un changement qui abolirait leur antique droit de se pourvoir à leur gré dans la forêt, et qui, en détruisant cette franchise assurée à chacun, risquerait de n’aboutir qu’à troubler, au profit de ceux qui sont les plus fortunés déjà, l’équilibre de pauvreté où tous pourtant rencontrent à défaut d’autre chose de quoi s’abriter et de quoi entretenir durant les rigueurs d’un long hiver la chaleur dans leurs habitations. Bien sûr, lecteur, à vos yeux, les libéraux, les avancés d’Evolena, ce sont les partisans d’une administration meilleure et d’une voie de communication qui ouvrirait un débouché sur la plaine ; les rétrogrades, les arriérés, ce sont les partisans de l’état actuel des choses… et cependant ces derniers ne sont-ils pas en réalité les apôtres de cette égalité des conditions qui est toujours, là où elle existe, un inestimable bien, puisque partout où elle a fait place à des inégalités extrêmes de richesse et de propriété il en résulte pour la société tantôt l’intestine maladie de passions envieuses et rebelles, de misères désespérées et audacieuses, tantôt des ébranlements funestes ou de désastreuses catastrophes.

Nous venons de parler de pauvres. « En avez-vous beaucoup ? demandions-nous au président Favre. — Un, sans plus, nous répondait-il. C’est une femme du dehors qui se précipita il y a nombre d’années dans un mauvais pas d’ici près. Ramassée par nous autres, et comme elle n’était à personne, on la laissa se refaire, puis on lui permit le séjour et de se prendre du bois pour une cabane où elle habite. Pour le vivre, on lui donne ; et l’hiver, elle se chauffe à nos poêles et assiste à nos veillées, tantôt chez Pierre, tantôt chez Jean, comme quoi, seule ici, elle vit sans rien faire. Mais, vieille et estropiée, la charge n’est pas pour durer. À part elle, tous les hommes de la commune possèdent du terrain, si bien que les premiers et les derniers vivent de même quant à ce qui est des nécessités, comme le bois, le pain, les pommes de terre et le mouton cru, qui est notre viande de provision et d’habitude. Ainsi, pour dire vrai, des pauvres, nous n’en avons pas, mais nous avons des moindres. C’est ceux-là qui, n’ayant pas de quoi s’élever un mulet, ne pourraient faire leurs ouvrages si chacun à tour ou par charité ne leur prêtait sa bête. Par où ils dépendent. — Et vos gens descendent-ils souvent à Sion ? — Les trois quarts n’y mettent jamais les pieds… » Comme ceci nous surprend : « Qu’iraient-ils faire ? ajoute le président Favre. Vous autres, vous venez ici pour voir, mais eux, faute de ce but, dont l’idée ne leur viendrait pas, ils restent où ils se trouvent. Tenez, voici ces deux filles qui se trouveront un mari et qui seront grand’mères avant que d’y avoir été ! » Ainsi apostrophées, les deux filles qui se sont tenues à l’écart sourient et rougissent tout à la fois ; puis, comme madame Töpffer les met sur l’article de la toilette, les voilà qui déjà moins sauvages s’en vont chercher, pour nous les montrer, leurs costumes du dimanche. Ces costumes faits de grosse laine et brodés d’épais velours, plaisent, comme celles qui s’en parent, par leur rustique fraîcheur, et un point du pays, dont nous emplettons quelques aunes, y court avec grâce le long des rebords de la toque et des contours du corsage.

Après le déjeuner, qui est d’une friande et riche simplicité, M. Töpffer demande à régler son compte. L’on voit bien alors que le cas a été prévu par les anciens, qui se forment aussitôt en conseil secret. Pendant un bon quart d’heure rien ne transpire ; à la fin, le président Favre et le guide Falonnier sont députés comme porteurs du décret. C’est deux francs par tête, tout compris, âtres, mélèze, banquet, déjeuner, et cet homme aussi qui est parti vers une heure de la nuit pour aller nous quérir du beurre au plus haut des chalets d’en haut. M. Töpffer fait la somme, puis, haranguant le président, il le charge d’être l’organe de notre satisfaction envers toutes les cabanes et tous les conseillers qui ont concouru à l’œuvre de notre souper, à celle de notre couchée, à celle de notre excellente réception. La joie brille dans les yeux des députés, le conseil salue, et il ne s’agit plus que de partir sur le moment même. Comme hier, toute la population est là qui regarde passer les Castillans, et M. le châtelain, s’approchant de la reine Isabelle, l’oblige avec un respectueux empressement à accepter un cornet de sucre candi. « Pour le voyage, lui dit-il, c’est souverain. »

C’est ainsi que nous quittons Evolena. Sans la pluie, sans la fatigue et le froid, aurions-nous mieux joui de ce court séjour que nous y avons fait ? Non certainement. Ni ces familiers entretiens ni autant de reconnaissante cordialité de notre part n’eussent donné un prix si réel à l’hospitalité de ces pâtres, et nous n’aurions pas emporté de ce lieu des souvenirs aussi bien faits pour durer et survivre. À la vérité, de nos voyageurs, la plupart, encore tout ardents de la hâte impatiente du jeune âge, sont bien plus disposés à se lancer dans l’inconnu tout radieux du lendemain qu’à rebrousser dans les plaisirs effacés de la veille ; mais il en est d’autres pour qui le passé commence à être plus radieux que l’avenir. À ceux-là les plaisirs même écoulés sont précieux et chers, car ils grossissent cette provision des ressouvenirs qui sont comme les dernières fleurs où se récréera leur âge avancé, si, résignés à vieillir, ils savent jouir avec une paisible reconnaissance envers Dieu des moments heureux dont il a orné leur vie, au lieu de s’abandonner sans gratitude et sans courage à l’amertume déjà si grande du déclin des jours.

Aujourd’hui le président Favre marche à notre tête. Cet homme est beau de vigueur, sain de loyauté, neuf d’allures et de manières. À la fois chef de sa commune, chasseur passionné, guide par occasion il unit à la dignité de magistrat les naïvetés du montagnard et les instincts du tueur de chamois ; de plus, et tout aussi bien que nous, il sait le latin, en sorte que, avec un naturel que nous serions bien embarrassés d’y mettre, il parsème ses propos d’adages scolastiques et d’hémistiches horatiens. Tout ceci, en conduisant son mulet, en surveillant ceux que nous avons emmenés, et en donnant à l’un de nos guides qui s’est montré jaloux d’apprendre à trouver son chemin, des renseignements nets, précis, pittoresques sur la topographie des rampes et des mamelons, sur la direction des sentiers et des cours d’eau.

Ce guide, c’est Rayat le bleu, une sorte de bon enfant qui déjoue, à force de gaie humeur et de contentement sans cause, tous les mauvais tours que lui a faits la destinée. Pauvre, laid, boiteux, il a de plus la contrariété d’être expansif sans idées et babillard sans parole. Tout au moins la partie intelligible de son langage s’engouffre-t-elle dans des crevasses nasales à chaque mot qu’il a l’intention d’articuler, et ce n’est qu’au bout de deux jours d’assidu commerce que nous parvenons à comprendre qu’en criant incessamment à son mulet : « H… h… hilen, h… h… h… hilen, » c’est, par absorption de l’f et par nasillement du gouffre : File ! file : que le pauvre homme veut dire.

L’autre guide, frère de celui-là, c’est Rayat le vert, ragot, cambré, ployé dans sa veste, enfoui dans son pantalon, et qui porte sous son bras un parapluie bien plus haut que lui, mais pas si triste. Cet homme fonctionne à regret ; il vit, il parle, il avance à son corps défendant, et, les yeux fixés sur les cailloux du chemin, il a l’air de s’en prendre à eux des mélancolies qui le travaillent. Doué d’un organe vocal, il n’en use que pour s’adresser à lui-même des grognements indistincts, et quand il serait à même de soulager ses tristesses en leur donnant essor, il clopine fermé comme une armoire, muet comme un poisson et rechigné comme un singe en cage. Du reste, le meilleur homme du monde, sauf qu’au lieu de guider il marche bien loin derrière le dernier des traînards, et ne prête jamais son parapluie qu’à lui seul.

Ces deux frères si peu semblables gouvernent deux mulets bien divers. L’un, celui de Rayat le bleu, est traître, rusé, toujours prêt à lancer des ruades à la face des gens dès que son maître ne lui tient pas la queue. Aussi a-t-il pour sobriquet Joude, qui en patois du Valais signifie Judas. L’autre, celui de Rayat le vert, est débonnaire, pacifique, l’oreille branlante et la queue morte ; à le voir cheminer à côté de son maître, on dirait que, las de ses mélancolies et blasé sur ses rongements, il a pris le parti, n’y pouvant rien, de s’ennuyer dans sa compagnie tout en se plaisant à son silence. Il s’appelle Mouton… Tels sont au naturel les quatre individus qui composent nos équipages. Deux d’entre eux, les mulets, nous auront certainement été utiles, mais les deux autres, venus tout exprès pour nous montrer le chemin, l’ignoreront probablement encore après l’avoir appris.

À peine avons-nous quitté Evolena, le temps s’éclaircit, le soleil se montre, et les pâturages encore mouillés de pluie et de rosée reluisent de mille feux. Après avoir dépassé la petite chapelle, nous laissons sur notre gauche le sentier d’hier pour nous perdre dans l’épaisseur d’une forêt au travers de laquelle le chemin va s’élevant pendant une heure ou deux encore. Au sortir de cette forêt, l’on traverse un pont nommé le pont des Batailles ; de l’autre côté commencent les champs. Ceci est peu pittoresque, mais curieux. Sur le penchant d’une rampe immense et roide, et du fond de la vallée jusque bien haut au-dessus de nos têtes, l’on ne voit plus que d’étroits replats qui communiquent de l’un à l’autre, ici par quelques pierres disposées en échelons contre les terrassements, là par d’étroits petits couloirs. Chacun de ces replats est un bout de champ dont la culture serait impossible sans le concours du mulet, qui seul peut y transporter sur son dos la charrue et la herse auxquelles ensuite on l’attelle.

À l’heure où nous passons, les villages sont absolument déserts ; mais ces bandes de terre sont animées par le mouvement des familles qui y travaillent à l’envi, formant ainsi un spectacle de labeur rude à la vérité, mais sans aggravant alliage d’isolement, de souffrance ou de misère envieuse. Ces gens, en effet, sont égaux en pauvreté et en sueurs ; ils sont libres de joug, ils sont exempts d’impôts ; et après avoir travaillé six jours sur leurs rampes, à la vue les uns des autres, au grand air, soumis aux mêmes conditions d’intempérie ou de sérénité, le septième, ils observent doucement le commandement du Décalogue, tantôt réunis dans leurs chaudes cabanes entre l’étable et le fenil ; tantôt, quand le soleil illumine la vallée, ou bien solitairement épars sur leurs hauteurs, ou bien assis en ligne et les pieds pendants sur le rebord de leurs champs en terrasses. Là ils devisent, et comme nous, et plus que nous, sur hier et sur demain, sur qui a tort et qui a raison, sur les choses de ce revers et sur celles de l’autre, sur le dedans qui est leur vallée, et sur le dehors qui est Sion la grande ville, et tout au loin le dixain remuant de Martigny. Que de propos ! En attendant le jour s’écoule, la soirée fuit, et l’approche de l’aube du lundi, qui ramène les ouvrages, fait trêve à ces entretiens avant que la satiété soit venue, avant que l’esprit de dispute ait eu le temps de naître. Et pourtant ces hommes ont leurs opinions aussi, mâles, instinctives, liées à leurs croyances, à leurs affections et à leurs coutumes ; ils tiennent pour le clergé, pour la noblesse, pour l’ancien gouvernement, et c’est très-sérieusement que le président Favre nous signale parmi eux ce que lui, qui est du côté du mouvement, appelle des aristocrates. Des aristocrates ! Jamais, certes, nous n’en avions vu de cette figure ; tous, jeunes et vieux, femmes et enfants, vêtus de pauvre bure, chaussés de gros sabots, qui passent le jour à briser les mottes, à éparpiller le fumier, à remuer, à engraisser sans relâche la lande ingrate dont ils se contentent !

Rayat le bleu est poëte, tout au moins il sait par cœur des adages rimés. Aussi, en reconnaissance des enseignements que lui a donnés le président, il s’est mis en tête de lui enseigner à son tour quelque chose de rare et de distingué. Par malheur, à chaque fois que Rayat le bleu s’efforce de proférer la chose, ses maudites crevasses nasales en engloutissent les trois quarts, et c’est tout à recommencer pour n’obtenir pas mieux. Il faut à la fin que Rayat le vert se dérange de ses rongements, plante là ses amertumes, tout exprès pour venir mettre un terme à cet avortement sans cesse renaissant du poëme engouffré. Et voici. C’est le mulet qui est censé dire à son maître :

À la montée laisse-moi aller au pas ;
À la descente ne me presse pas ;
Dans la plaine ne m’épargne pas ;
À l’écurie ne m’oublie pas !

Rayat le bleu suit de l’oreille la voix de son frère ; des yeux il dévore toutes les physionomies à la fois ; de tout son être il surveille, il couve, il éclôt, et, quand vient la chute, il éclate en tumultueux ravissements, et le voilà qui compte dans son existence une belle journée de plus. En revanche Rayat le vert enregistre dans la sienne une fausse note encore, et puis, comme on lui apprend dans cet instant que la corde d’un bac sur lequel nous devions passer le Rhône est, dit-on, cassée, en sorte qu’il nous faudra aller chercher une lieue plus loin le pont qui mène à Sierre, décidément alors il rompt avec la création, il s’exclut du nombre des vivants, et, enseveli sous son feutre, enterré dans sa guenille, il marche tout semblable à un mâne mystifié, qui de rage s’en retourne à sa bière pour s’y aplatir à tout jamais.

À Max, qui est un village situé sur un dernier mamelon d’où l’on retrouve la vue du Rhône, le président Favre nous cherche, à défaut d’un cabaret où nous puissions entrer, une maison où l’on veuille bien nous accorder l’hospitalité et nous débiter du vin. Les maisons ne manquent pas, mais elles sont désertes. À la fin, en voici une où l’on entend quelque bruit. C’est une pauvre octogénaire bien infirme qui s’est levée de sa couche pour nous ouvrir la porte d’une chambre où nous nous précipitons. Pour commencer, la vieille apporte deux chopines maîtresses, les Rayat montent ensuite avec les restes de notre déjeuner de confiance d’hier ; c’est encore un festin splendide fait avec des reliefs d’ortolans. Au sortir de table, le président Favre nous donne ses dernières indications sur la route que nous avons à suivre ; et, après avoir reçu nos adieux, il repart pour Évolena, pendant que nous nous acheminons sur Sierre. Dès ici, la descente devient rapide ; plus loin, le sentier se divise en couloirs nombreux, étroits, profonds, en sorte qu’il est devenu urgent de prendre des mesures pour éviter l’éparpillement de l’arrière-garde et la déroute des traînards. Voici celle que nous employons en pareil cas. On coupe une gaule, on la fend à l’une de ses extrémités, on oblige la fente à pincer un petit carré de papier blanc, puis l’appareil fiché en terre, à l’endroit convenable, y marque pour les survenants le couloir qu’il faut prendre. De cette façon, personne ne s’égare ; et nous voici tout à l’heure réunis, moutons et bergers, guides et mulets, sous les grands hêtres qui au bas de la montagne cachent le hameau de Reiche. Un ruisseau coule auprès, et aux rocs épars qui forment dans les prairies voisines, ici des tertres gazonnés, là des îlots cernés d’orties, l’on connaît que ce doucereux a ses jours de fureur où il fait des siennes.

Nous retrouvons ici la grande route qui court d’abord au pied des rochers, et plus loin le long d’escarpements incessamment minés par le Rhône. Le paysage serait charmant, n’étaient des monticules qui, ci et là, sortent du lit du fleuve tout exprès pour lui donner l’air de baigner des demi-lunes et des contrescarpes. Ces monticules, en effet, sont réguliers, anguleux, stériles, bêtes comme des remparts ; sans les rendre plus pittoresques, une sentinelle à l’angle leur donnerait au moins un caractère. L’un d’eux est percé de trous carrés qui paraissent avoir été taillés de main d’homme, et, à ce sujet, Rayet le bleu ne tarit pas en épopées qui s’engouffrent à mesure dans ses trous à lui. Pour l’autre, le vert, il est tout là-bas encore, dans les couloirs de Reiche, qui se pendrait avec la corde du bac si seulement on lui en montrait un petit bout.

Dans quelques parties du Valais les riverains du Rhône travaillent à conquérir sur le fleuve des terrains cultivables, et c’est communément là où le niveau des flots est à peine de deux ou trois pieds au-dessous du niveau de la plaine environnante. Alors, de la rive, ils jettent des digues faites de pierres et de troncs d’arbre enchevêtrés qui s’avancent obliquement à la rencontre du courant. L’onde accourt, s’irrite contre cet insolent obstacle et s’en vient jusqu’au fond de cette baie artificielle battre la terre et jaillir sur les champs ; mais au bout de peu de jours elle ne bat, elle n’arrose déjà plus que le sable qu’elle y a elle-même apporté, et au bout d’une saison l’angle enfermé entre le rivage et la digue s’est insensiblement transformé en une plage sablonneuse que recouvre déjà par places un duvet d’herbes, ici naissantes et tendres, là rousses et desséchées. Quand on marche, des heures durant, le long de ces landes, rien n’empêche qu’on ne s’amuse à observer les différents degrés de formation dont elles présentent l’aspect, les accidents qui favorisent, qui ruinent ou qui menacent chacune d’elles, cette lutte, enfin, entre l’eau et la terre d’où doit sortir une prairie. Mais rien n’empêche non plus que ce spectacle ne soit pour la pensée comme une image sensible qui lui est offerte des choses de la vie, du monde, du cœur ; de ces violences folles qui s’usent par leur propre effort ; de ces patientes conquêtes du labeur modeste devant lesquelles recule et se détourne la cupidité hâtive du talent ; de ces luttes de l’âme, où ce n’est pas d’attendre qui donne la victoire, mais d’aller à la rencontre aussi, de barrer le courant, et de faire un champ de vertus là où coulait auparavant une onde calme à la vérité mais stérile et bourbeuse. Les arbres, les champs, les bois, sont remplis d’expressifs apologues, mais les rives de fleuve surtout, à cause du mouvement des flots, à cause des mille accidents qui s’y passent, et c’est pourquoi la flânerie y est plus savoureuse pour le voyageur que lorsqu’il marche sur la crête ou sur le penchant des coteaux, sous la nuit des frais ombrages, ou encore enfermé entre des haies et des clôtures.

Ici, où la rive est escarpée, l’on ne voit point de travaux semblables, et s’il y en avait à entreprendre, ils seraient de défense, non de conquête, car le Rhône y ronge incessamment le sol, et, en mainte place, les champs écornés, la route ébréchée, témoignent des larcins que leur a faits le fleuve. Dans un endroit en particulier, l’on nous montre un large vide qui s’est fait il y a peu de jours sous le poids d’un char de foin : chaussée, gens, attelage, tout fut emporté par le courant, et la route qui rasait l’escarpement n’en a été détournée que juste de quoi le raser encore. Pendant que nous y cheminons à la lueur d’un clair crépuscule, soudainement l’un de nos mulets donne un grand coup de reins, puis, débarrassé de sa charge, il s’enfuit. Lancée contre un tertre gazonné, madame T… s’est déjà remise sur son séant, et elle a tout loisir alors de reconnaître à quel danger elle vient d’échapper. À gauche, le Rhône coule ; à droite, un rocher se dresse : ainsi ce n’est que dans l’oblique direction où elle a été portée qu’elle devait rencontrer l’aubaine de ce tertre unique et sauveur. Que la délivrance est douce ! Que c’est avec un vif et délicieux essor que, du fond du cœur, la gratitude vole et monte jusqu’à Dieu ! Mais combien aussi se touchent de près la fête et le deuil, la charmante possession de la vie et la soudaine atteinte qui peut vous en dépouiller !