Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/10

Voyage autour du mont Blanc



DIXIÈME JOURNÉE.


Nous revoici dans la plaine, mais pour peu de temps. Il s’agit seulement de gagner Sion, pour, de là, nous aventurer dans des gorges encore inexplorées des touristes et au sujet desquelles nous ne possédons pas même d’exacts renseignements. Tant mieux ! Rien ne vaut l’imprévu, et aller à la découverte du plus petit des nouveaux mondes c’est, à notre goût, un plaisir plus piquant encore que de promener une banale admiration devant les vieilles merveilles du monde connu, décrit et étiqueté.

La vallée du Rhône, qui court de l’ouest à l’est à peu près, est profondément encaissée entre les Alpes bernoises, qui la ferment au nord, et la chaîne des hautes Alpes, qui la sépare au midi des plaines du Piémont et de celles de la Lombardie. Mais tandis que les Alpes bernoises, parallèles au cours du Rhône, et toutes prochaines, le bordent en quelque sorte de leurs gigantesques parois ; la chaîne des hautes Alpes, au contraire, à partir du col de Balme, s’arrondit en un cintre immense dont les pics du mont Rose et du Cervin marquent le point de plus grand écartement ; puis, fléchissant de nouveau vers le nord, elle s’en vient lancer ses contre-forts jusque sous les murs de Brigg, à quelque distance des graviers du fleuve. De longues vallées perpendiculaires à la haute chaîne, et qui sont séparées entre elles par d’imposantes montagnes dont les cimes s’alignent en arêtes parallèles occupent l’intérieur de ce cintre. Mais, fermées qu’elles sont du côté de l’Italie, et presque sans communication entre elles, nul ne s’y engage, excepté les gens du pays, en sorte que pour le touriste elles présentent à cette heure encore tout l’attrait de la nouveauté, et aussi, à considérer les peuplades qui y vivent paisibles et ignorées, ce charme plus rare et plus attachant des vieilles mœurs, des usages traditionnels, d’une loyauté antique et d’une simplicité primitive.

Pour achever de tracer la configuration générale de ces deux chaînes si voisines et si différentes, celle des Alpes bernoises et celle du mont Rose, nous ajouterons ici quelques traits encore. Aussi bien est-ce un plaisir d’intelligence et un vif amusement d’écrivain, que de reconnaître et d’esquisser ces grandes physionomies de contrées, que d’entrevoir, dans ces colossaux accidents d’un coin de la nature terrestre, la raison des assemblages d’hommes, la cause ici préservatrice des mœurs et de la paix, là génératrice de la richesse ou de la pauvreté, du contentement ou du malaise, du calme salutaire des âmes simples ou de l’inquiète ambition des esprits façonnés aux désirs avides. Plus que tout autre pays la Suisse prête à cette intéressante et philosophique étude, et il appartiendrait à un sage d’y consacrer sa vie ; mais les sages sont rares plus que les touristes, et de même qu’aujourd’hui, voir un pays, c’est le parcourir hâtivement un itinéraire à la main ; étudier des peuplades, c’est compiler hâtivement ce que d’autres en ont écrit. Ainsi va se perdant la vraie science, à la fois pratique par la méthode, élevée par le but ; ainsi vont s’échangeant contre des formules stériles les fécondes leçons de l’observation ; ainsi l’histoire elle-même s’appauvrit à mesure qu’elle se perfectionne, pour n’être plus bientôt qu’une escrime de doctrines et de systèmes sans action bienfaisante comme sans base certaine.

Ce qui fait que les deux côtés de la vallée du Rhône présentent, quoique si voisines l’une de l’autre, des caractères bien différents, c’est que, des deux chaînes qui l’enserrent, l’une, aisément franchissable, permet au colon indigène de se transporter dans l’espace de quelques heures sur le revers bernois, au milieu des grasses prairies, jusqu’aux éclatants rivages de Thune et d’Interlaken, là où l’attirent à la fois et l’abondance des marchés et l’hospitalier accueil d’un peuple confédéré. Les Diablerets, le Rawyl, la Gemmi, le Grimsel, quatre passages sévères, il est vrai, mais sans danger durant les beaux mois de l’année, lui ouvrent leurs sauvages défilés, et il s’y engage tantôt avec sa mule chargée de vin, tantôt avec ses bestiaux mugissants, souvent aussi seul et portant sa lourde charge le long des rampes abruptes et des arêtes décharnées. De là, chez les Valaisans de la rive droite, plus d’industrie, plus d’activité, des bourgades plus riches, des boutiques mieux pourvues, des hôtelleries, des cabarets, des opulents et des pauvres. Et comme deux de ces passages, la Gemmi et le Grimsel, sont devenus le grand chemin des touristes, cet habituel aspect des caravanes fortunées, la vue de l’or qu’elles sèment sur leur passage ont éveillé le désir, allumé la cupidité et changé dans bien des cœurs le contentement pacifique en un sentiment d’ingrat malaise et d’inquiète envie.

De l’autre côté il n’en va pas ainsi. Au nord le Rhône qui limite, au midi les grandes Alpes qui enferment, à l’est et à l’ouest deux passages, le grand Saint-Bernard et le Simplon, par où s’écoule sans toucher aux vallées intérieures le torrent des voyageurs et des touristes ; ainsi qu’on voit dans le fleuve lui-même l’onde bourbeuse se partager et fuir sans troubler la paix fleurie des îlots solitaires. À la vérité les hommes d’Evolena, dans la vallée d’Hérens, se rendent par le glacier d’Arola dans le pays d’Aoste, et les hommes de Zermatt par le glacier de Saint-Théodule dans les vallées du Piémont ; mais ces rudes et périlleuses traversées, bien loin de concourir à l’altération des mœurs, concourent au contraire à conserver à ces mœurs leur trait de fruste vigueur et d’antique énergie. Combien, en effet, ne faut-il pas supposer chez ces montagnards de Zermatt ou d’Evolena de loi dans leurs vieilles coutumes et d’ignorance des choses modernes, de confiance traditionnelle dans les usages de leurs pères et de saine insouciance des usages du dehors, pour que, tout voisins qu’ils sont de deux passages sûrs et faciles qui mènent sur le revers italien, ils continuent d’y pénétrer au travers d’un désert de glaces, en bravant à la fois l’abîme béant et la tempête formidable !

Aussi, grâce à cet isolement, les vallées de la rive gauche, celles d’Hérens, de Zermatt, de Saas, présentent-elles un aspect de paisible existence, de pauvreté sans douleurs, de labeurs uniformément répartis et fidèlement récompensés, c’est encore là le pays de cette égalité primitive qui, basée sur de communes sueurs et sur de modiques ressources, se conserve d’âge en âge sous la tutelle d’un ciel rigoureux et d’un sol avare qui assurent le vivre et pas le surplus, la provision d’hiver et pas la charge des greniers. L’on n’y rencontre ni bruyante et active industrie, ni opulentes bourgades, ni boutiques, ni riches, ni indigents ; et si dans ce pays sans voyageurs l’on ne s’attend pas, à la vérité, à trouver des hôtelleries, ce n’est pas néanmoins sans éprouver une douce surprise que l’on apprend, que l’on s’assure qu’il n’y existe point de cabarets. Le vin y pénètre pourtant, mais chez quelques-uns seulement, pour y être bu avec épargne, pour y circuler de foyer en foyer, et non pas pour y être la marchandise d’un vendeur intéressé à entretenir l’ivrognerie du père de famille et à en amorcer le penchant chez les jeunes garçons d’alentour.

Deux choses cependant menacent de changer la physionomie de ces vallées et d’y faire pénétrer, en même temps que certains avantages d’industrie ou de richesse dont elles sont encore privées à cette heure, l’éveil des désirs, le trouble et l’affaiblissement des croyances, et l’ingrat et funeste progrès qui transforme si vite de paisibles montagnards en raisonneurs inquiets, des villageois attachés à leurs étables en hommes curieux des villes et envieux de s’y aller enrichir et corrompre tout ensemble ; des sobres en buveurs, des pauvres en mendiants. La première, c’est la révolution du Valais, dont le contre-coup s’est fait sentir jusqu’au fond de ces gorges et jusqu’au sommet de ces rochers, pour y susciter des différends, pour y briser le joug auparavant inaperçu des coutumes séculaires, et pour y détruire sans retour le sentiment d’une traditionnelle vénération envers l’autorité patriarcale des familles patriciennes et celui d’une pieuse soumission envers le curé du hameau. La seconde, c’est que déjà la curiosité et l’intérêt se portent du côté de ces peuplades plus vierges que d’autres de progrès et de civilisation ; c’est que déjà la renommée publie qu’au fond de ces vallées on retrouve, aussi radieuses qu’à Chamonix et plus nouvelles, les merveilles et les splendeurs de la grande chaîne ; c’est que déjà des artistes, des savants, des voyageurs, qui ont poussé leurs explorations jusqu’à Zermatt, et quelques-uns par delà les glaces de Saint-Théodule jusque dans le val d’Auzasca, sont revenus émerveillés du spectacle des lieux, charmés et comme heureux de la simplicité des habitants, tout remplis, en un mot, de cette réjouissance expansive qui propage le désir et qui détermine les projets. Nous-mêmes, ce sont les récentes informations de quelques-uns de ces voyageurs, ce sont antérieurement les pressantes et itératives suggestions de madame Muston, aubergiste de la Couronne à Sion, qui nous ont déterminés à nous écarter cette année de vallées plus célèbres et plus fréquentées qui nous offraient à la fois et des merveilles à voir et des gîtes où nous abriter, pour nous engager à l’aventure dans des contrées sans auberges et dans des hauteurs sans chemins. Mais n’anticipons pas sur les journées, et avant d’arriver à Evolena, commençons par sortir de Martigny.

Ce matin le temps est magnifique. L’orage d’hier au soir a purifié le ciel, et tandis que les ruisseaux troublés et grossis courent tumultueusement verser dans le Rhône l’onde écoulée des hauteurs, l’on voit de toutes parts des prairies abreuvées, des pentes rafraîchies, des cimes nettoyées de vapeurs que le soleil échauffe et réjouit de ses caresses matinales. Que ce moment est beau dans nos montagnes, que ce contraste de la veille courroucée et du lendemain souriant y est rempli d’un charme aimable et vif ! Hier, le vent et l’orage, la pluie et la foudre ! Hier, les cimes se cachent, les gorges hurlent, les forêts frémissent ébranlées, et c’est sur d’horribles fureurs que la nuit jette ses voiles les plus ténébreux… Aujourd’hui l’aube timide, l’aurore rosée, et là-haut, dans les profondeurs du firmament, une cime auguste qui tout à coup s’empourpre et resplendit. C’est le soleil ! L’astre monte, et insensiblement, aux rougeurs sévères de son imposant lever, succèdent d’argentines clartés qui rasent les monts, qui inondent les vallées, qui plongent dans les abîmes, qui s’en vont porter en tous lieux la paix et la joie.

Pendant que l’on prépare deux grands chariots qui doivent nous transporter à Sion, nous ne perdons pas notre temps. Les uns assistent au départ des caravanes, les autres se hâtent d’écrire à leurs familles, aucuns redéjeunent et reredéjeunent encore, tandis que les petits pekoe d’hier au soir descendus dans la rue y agacent les poules, s’y achètent de la ficelle, ou s’y livrent en plein forum à des discussions brimborionnes sur des sujets conformes. C’est que Léonidas, aussi frétillant d’esprit qu’il est bougillon de corps, prend plaisir aux crânes défis, aux thèses improvisées, à ces assauts d’argumentation hâtive, pressante, hasardée, qui se terminent tantôt par une claque victorieuse, tantôt par un éclat de rire. Il est de notoriété qu’à Genève, où il a rencontré dans François Töpffer un adversaire digne de lui, l’on a vu ces deux docteurs agiter, prendre et reprendre à maintes reprises la grande question de savoir lequel vaut le mieux d’un tambour neuf ou d’un âne de vingt francs… Le bel âge que celui d’écolier fretin ! Et qu’il faut être frais éclos, nouvellement tombé du nid, pour n’en être encore, au milieu des graves préoccupations du siècle ou de la vie, qu’à gazouiller à l’envi sur ce thème incomparablement inimaginable !

Les chariots sont prêts, l’on s’y ajuste, et fouette cocher ! Bientôt Martigny fuit derrière nous, et nous voilà lancés dans l’interminable ruban. Par malheur M. Töpffer établit dans le char auquel il préside d’abord une école de chant, ensuite un système de chatouillement réciproque qui produit d’affreux vacarmes et d’immenses perturbations. Les dames, sans doute, sont respectées, mais tout le reste s’attaque aux genoux, aux côtés, aux coudes, sous le menton, et la société ne forme bientôt plus qu’un amalgame épique de chatouilleurs qui s’enchevêtrent dans un salmigondis de chatouillés qui se contre-chatouillent. Les calmes, les réfléchis, ceux qui se plaisent à somnoler tranquillement au soleil, sont bien malheureux dans ce char-là, puisque, attaqués comme les autres, au beau milieu de leur affliction, ils sont contraints d’éclater de rire. Mais chut ! Voici un touriste perché.

Le touriste perché est une espèce très-rare. Solitaire et muet, il part de grand matin un livre sous le bras, marche quelque espace, puis, sautant sur un roc ou sur une branche, il y perche des heures, grugeant des paragraphes et avalant des chapitres. Celui-ci, faute de roc, faute d’arbres dans cet endroit, perche sur la clôture qui borde le grand chemin, et de façon à s’y mortifier les chairs bien cruellement si la chose doit durer. Nous le regardons, il ne nous regarde pas, et fouette cocher, voici Riddes, où l’on nous change de chevaux, de postillons et de chariots.

Au delà de Riddes, plus de ruban, mais un chemin sinueux, montueux, ombragé, et, au travers des trouées du feuillage, l’on aperçoit, qui se dessinent sur la brume azurée des monts plus lointains, les cimes crénelées des rochers de Sion. Cet aspect est enchanteur : aussi nous tournons à la contemplation, à l’églogue, au ravissement, pour autant du moins que le permettent les cahots du char, qui a pour ressorts des échelles, pour bancs des planches, et pour coursiers trois cavales à tous crins lancées de tous leurs jarrets. Ardon, Saint-Martin, passent comme un éclair, et à peine venons-nous de quitter Riddes que déjà nous faisons notre entrée à Sion. Les fenêtres s’ouvrent, les gens accourent, et du seuil de son auberge madame Muston nous souhaite la bienvenue. Après quoi ses premiers mots sont pour nous dire que déjà sont partis pour Evolena les draps dans lesquels nous coucherons demain, les couteaux, les fourchettes, les assiettes, et, généralement parlant, tout ce qui n’est pas usité dans l’endroit.

Ainsi tranquillisé sur les assiettes et sur les fourchettes, M. Töpffer, sans perdre de temps, s’occupe d’étudier les voies et chemins qui conduisent à Evolena et qui en reviennent. Son projet, c’est de visiter la vallée d’Hérens, pour de là passer dans celle d’Anniviers, où des Huns, dit-on, vinrent se fixer dès le cinquième siècle, voire même dans celle de Zermatt, si quelque passage existe au moyen duquel des touristes de notre sorte puissent passer de l’une dans l’autre. À la vérité, les itinéraires en indiquent un ou deux, madame Muston en pressent des quantités, et les gens de Sion n’ont garde d’en nier aucun ; mais tout ceci est vague, et M. Töpffer, en général prudent, trace son plan d’opération de manière à n’être point obligé de tenter une périlleuse traversée, si, arrivé sur les lieux, des informations plus précises venaient à lui démontrer ou que ces passages existent fort peu ou qu’ils ne sont pratiqués que par les chamois. Séance tenante, il est arrêté que l’expédition, au lieu de pénétrer dans la vallée d’Hérens par le chemin qui longe les rives escarpées de la Borgne, montera d’abord aux Mayens, pour de là redescendre sur les pyramides de Vex. Des pyramides, par Useigne et Pragan, elle s’élèvera jusqu’au plateau d’Evolena, que cerne au midi le glacier du Ferpècle ; puis, arrivée dans cet endroit, l’on y déterminera, d’après l’état du temps et d’après le résultat des informations, la route du lendemain. « Pour tout cela, nous dit madame Muston, vous n’aurez qu’à vous laisser faire ; ces gens vous diront le vrai sans plus, heureux de vous mettre au fait, heureux de vous être en aide. Je vais, moi, vous retenir deux mules et deux guides, et mon homme de confiance vous portera aux Mayens un déjeuner que je veux vous y offrir. Soyez-en sûrs, tout ira bien. » Le moyen que tout n’aille pas bien, quand on est accueilli de la sorte, quand, à l’heure qu’il est, déjà de braves montagnards, avertis et secondés par cette digne dame, nous préparent et la chère et le gîte de demain dans les cabanes d’Evolena, à cent lieues du monde et à deux pas du Ferpècle !

Les choses ainsi réglées, nous voulons mettre à profit notre soirée en visitant les curiosités de Sion. Cette ville, en même temps qu’elle s’embellit de constructions nouvelles, perd insensiblement sa physionomie jadis si caractéristique de petite Jérusalem catholique, où, sur le flanc d’une montagne aride, et tout voisins d’une pierreuse vallée, s’élèvent de saints parvis incessamment encombrés de fidèles. Déjà s’y heurtent et s’y combattent le rajeunissement et la vétusté, le moderne et le suranné, la hâte précipitée du progrès et la tenace inertie des coutumes séculaires. Déjà des cafés, des estaminets, de neuves maisons y coudoient les masures enfumées du pâtre citadin, ou y éclipsent par l’éclat de leur fastueux blanchiment la modeste façade des vieux hôtels percés de galeries, striés d’arabesques, marqués d’écussons. Par l’entremise amicale de madame Muston, nous sommes introduits dans deux de ces vieux hôtels : rien n’est plus curieux, rien plus expressif de la révolution qui s’opère. La construction de celui que nous visitons d’abord remonte à l’année 1505 ; on le reconnaît dès l’escalier, dont l’architecture allie les élégances de l’ogive et le délicat entre-croisement des arceaux effilés à la gothique ornementation d’anges bizarres et de diableteaux contournés qui font saillie dans les angles ou qui nichent dans les recoins. Cet escalier aboutit à la grande salle, qui est peinte, boisée, dorée dans le goût du temps, et où d’antiques bahuts, de hauts buffets richement sculptés recèlent derrière leurs ais délabrés, ici des hardes, là des pampres de maïs ou des débris de victuailles. Enfin, au delà, et dans une chambrette écartée, nous trouvons un vieillard qui dispose quelques provisions qu’un homme attend pour les monter aux Mayens. Ce vieillard, vêtu comme un fermier, mais de qui le langage noblement affable et les manières empreintes de dignité trahissent la condition, c’est le seigneur de cette demeure, et le rejeton de l’une des plus illustres familles du Valais. La révolution, le bruit, le siècle assiègent son manoir, mais ils n’y ont pas pénétré ; et pendant que, tout près, dans la rue voisine, le radicalisme tient ses états sur le seuil des cafés, et y proclame la prochaine et glorieuse transformation du vieux Valais en un Valais brillamment renouvelé, lui, fidèle au passé, en garde les coutumes, en révère la mémoire, et, à mesure que s’échappe l’espoir, il se cramponne aux souvenirs.

L’autre hôtel où nous sommes introduits appartient à une jeune veuve qui nous semble avoir mieux pris son parti des changements survenus dans la constitution de son pays. Mais quel curieux désordre, quel assemblée pittoresque de vieilleries somptueuses et de nouveautés frelatées ! Au moment où nous entrons, l’on écure l’appartement, et la jeune veuve, en se voyant surprise au milieu de ces domestiques embarras par toute une horde d’étrangers, d’abord rougit, puis nous accueille avec aisance, et, informée de l’objet de notre visite, elle se rajuste et s’empresse tout ensemble, nous faisant passer d’étage en étage et de chambre en chambre. Dans l’une de ces chambres, un savetier à barbe blanche, assis sur le bahut que nous y venons voir, répare des chaussures. Dans l’autre, où sont d’admirables buffets tout chargés de sculptures précieusement travaillées, gît sur un misérable grabat un vacher expirant. Dans la dernière enfin, et en regard de châles, de robes, d’attifements modernes qui sont épars sur des chaises, madame d’A. sort d’une armoire et fait passer sous nos yeux des ajustements d’autrefois, non pas des parures, mais des costumes tout riches de soie, de velours et de broderies ; des joyaux massifs, des pots, des coupes d’or, magnifiquement ciselés ; d’antiques ustensiles de fête de baptême, qui, devenus sans usage désormais, sortiront prochainement et sans retour de ces retraites pour aller sur la devanture d’un marchand de bric-à-brac tenter la fantaisie de quelque amateur moyen âge par ton et antiquaire par vanité.

Ceci vu, nous nous dirigeons, sous la conduite d’un barbier de place, vers le château de Valére. Ce sont ces pittoresques masures qui couronnent la montagne de Sion. Pour y parvenir, l’on passe devant l’église des jésuites et devant quelque autre chose encore des jésuites aussi, où se trouve un musée que nous visitons en passant. Ce musée, peu riche d’ailleurs, en est demeuré pour la botanique à Linnée, pour la physique à Haüy, pour la zoologie à Buffon ; et les bustes de ces trois grands hommes y président à quelques quadrupèdes bourrés de paille, à des grenouilles en bouteille et à des brimborions étiquetés qui, effectivement, donnent de l’air à des minéraux. En outre, l’on y voit aux angles, dans de grandes armoires vitrées, des fables de la Fontaine, qui n’ont ni toute la poésie du texte original ni tout l’esprit de la traduction de Grandville. C’est, par exemple, maître corbeau empaillé qui tient en son bec un fromage de bois blanc, pendant que maître renard, empaillé aussi, ne lui tient point de langage du tout. Notre barbier de place exprime par un rire pâteux et par un grognement indistinct que ce spectacle le ravit d’aise jusques au fin fond de ses dernières moelles intellectuelles. Pour les simples et pour les crétins aussi, plus l’imitation est plate et directe, plus elle leur cause de plaisir ; et il ne faut pas se dissimuler que la vue de quatre chandelles en sautoir sur l’enseigne d’un épicier leur procure plus d’artistique jouissance que ne pourrait faire la Vierge de Foligno ou la Communion de saint Jérôme.

Nous gravissons ensuite la vallée pierreuse, nous serpentons entre des masures inhabitées : les herbes folles, les plantes emmêlées recouvrent ici le sol et masquent les décombres. Au sommet, une église, un vieil arbre, une terrasse dernière, d’où le regard plane sur le fleuve et ses îles et ses beaux rivages ; d’où il fuit, d’où il vole de croupe en croupe, d’arceaux en arceaux jusqu’à la lointaine échancrure de la Forclaz. Comme hier et à la même heure, l’orage s’y forme, il accourt ; le vent brise un rameau, la pluie fouette les murailles, et, retirés sous l’auvent caduc d’un portail délabré, nous assistons de là à ce spectacle toujours si attachant des campagnes qui pâlissent, du ciel qui se courrouce, de la nature enfin qui, tout à l’heure calme et resplendissante, frémit de trouble et s’inonde de pleurs.