Nouveaux Principes d’économie politique/Livre III/Chapitre 3

CHAPITRE III.

De l'exploitation patriarcale.


Les premiers propriétaires de terre furent eux-mêmes cultivateurs ; ils exécutèrent tout le travail de leurs champs avec leurs enfants et leurs domestiques. Aucune organisation sociale ne garantit plus de bonheur et plus de vertus à la classe la plus nombreuse de la nation, plus d'opulence à tous, plus de stabilité à l'ordre public. L'appropriation des terres avait été reconnue avantageuse à toute la société, parce qu'elle donnait à celui qui les travaillait la certitude que, jusqu'aux temps les plus éloignés, il jouirait pleinement du fruit de son travail. L'industrie agricole est la plus lente de toutes : quelques-uns de ses produits sont séculaires ; et ce n’est que le petit-fils qui pourra abattre le chêne, lorsque l'aïeul a planté le gland. Les travaux d'irrigation et d'écoulement, les digues, les desséchements de marais, rendent des fruits après plusieurs siècles ; et les travaux communs de l'agriculture, indépendamment du profit immédiat qu'on en attend, produisent euxmêmes une amélioration durable qui peut se transmettre de générations en générations. Tout contrat, tout partage de fruits qui sépare l'intérêt de la propriété d'avec l'intérêt de l'exploitation, tend à détruire le bon effet que la société avait attendu de l'appropriation des terres. C'est en vain que les lois des nations qui ont le plus encouragé l'agriculture, ont récemment facilité les longs baux à ferme ; il suffit qu'un bail doive finir une fois, pour que l'intérêt du fermier soit moins vif que celui du propriétaire.

Mais, indépendamment de l'intérêt, l'affection du propriétaire pour la terre qu'il cultive est un des grands stimulateurs au perfectionnement de l'agriculture. L'affection d'un aïeul pour des descendants inconnus, et qui ne sont pas encore nés, aurait rarement suffi pour lui faire sacrifier en leur faveur ses propres jouissances, si le plaisir attaché à la création, à la croissance, à l'embellissement, n'était pas venu seconder celui de faire un bien aussi éloigné. L'homme a travaillé pour ses derniers neveux, parce que l’homme aimait son ouvrage autant qu'il les aimait eux-mêmes. Il a retranché de ses jouissances pour fonder, par l'amélioration de la terre, une rente perpétuelle en faveur de ses descendants, et il l'a fait sans calculer, parce que le plaisir de s'emparer d'un temps qu'il ne doit point voir, et d'agir encore lorsqu'il ne sera déjà plus, était sa principale récompense. Dans les pays où le fermier est propriétaire, et où les fruits appartiennent sans partage aux mêmes hommes qui ont fait tous les travaux, pays dont nous désignons l'exploitation par le nom de patriarcale, on voit à chaque pas les signes de l'amour que le cultivateur porte à la maison qu'il habite, à la terre qu'il soigne. Il ne se demande point ce que lui coûtera de journées de travail le sentier qu'il trace, la fontaine qu'il dirige, le bosquet et le parterre qu'il émaille de fleurs : le travail même qu'il leur donne est un plaisir ; il trouve le temps et les forces de le faire, parce que le contentement ne lui manque pas : l'argent ne lui ferait point exécuter ce que l'amour de sa propriété lui rend facile.

Un troisième avantage attaché à l’appropriation des terres est le progrès que l'expérience et le développement de l'intelligence font faire à la science rurale. L'une et l'autre sont également nécessaires, l'une et l'autre sont émoussées ou détruites dans toute exploitation dont les fruits sont partagés. Dans les heureux pays où l'exploitation est patriarcale, la nature propre de chaque champ est étudiée, et sa connaissance est transmise des pères aux enfans ; le grain qui lui convient, le temps propre aux semailles, les dangers de grêle ou de gelée, tout a été noté ; et quiconque a vécu avec les agriculteurs, sait qu'il n’y a si petite ferme où l'observation n'établisse des différences d'un carré de terre à l'autre. Mais c'est peu que de connaître ces différences ; il faut que les résultats en soient mûris par le jugement : et nous n'avons guère de moyens de développer celui-ci qu'en donnant de l’aisance et du repos d'esprit au cultivateur. L'exploitation par grandes fermes, dirigée par des hommes plus riches, s'élèvera peut-être davantage au-dessus des préjugés et de la routine. Mais l'intelligence ne descendra pas jusqu'à celui qui travaille, et elle sera mal appliquée.

Aussi, quand on traverse la Suisse presque entière, plusieurs provinces de France, d'Italie et d'Allemagne, n'est-il pas besoin de demander, en regardant chaque partie de terre, si elle appartient à un cultivateur propriétaire ou à un fermier. Les soins bien entendus, les jouissances préparées au laboureur, la parure que la campagne a reçue de ses mains, indiquent bien vite le premier. Il est vrai qu'un gouvernement oppressif peut détruire l'aisance et abrutir l'intelligence que devait donner la propriété, que l'impôt peut enlever le plus net du produit des champs, que l’insolence des agents du pouvoir peut troubler la sécurité des paysans, que l'impossibilité d'obtenir justice contre un puissant voisin peut jeter le découragement dans l'âme, et que, dans le beau pays qui a été rendu à l'administration du roi de Sardaigne, un propriétaire porte aussi bien qu’un journalier l'uniforme de la misère. On a beau se conformer à une seule des règles de l'économie politique, elle ne peut pas opérer le bien à elle seule; du moins elle diminue le mal.

L'exploitation patriarcale améliore les mœurs et le caractère de cette partie si nombreuse de la nation qui doit faire tous les travaux des champs. La propriété donne des habitudes d'ordre et d'économie, l'abondance journalière détruit le goût de la gourmandise et de l'ivrognerie : ce sont les privations qui font désirer les excès, ce sont les soucis qui cherchent à s’étourdir dans l'abrutissement de l'ivresse. Les échanges rapides donnent un encouragement nécessaire à l'industrie commerciale ; il faut bien, en profitant de leurs avantages, se soumettre à leurs inconvénients. Ils ont surtout celui d’altérer la bonne foi d’un peuple. On ne cherche pas longtemps à bien vendre sans chercher à surfaire et à tromper ; et plus celui qui fait de continuels marchés a de peine à trouver sa subsistance, plus il est exposé à la séduction d'employer la tromperie. On s'est souvent plaint de ce que les gens de la campagne ne méritaient pas non plus leur réputation de bonne foi ; mais ce sont les propriétaires cultivateurs qui l'avaient établie, et elle ne doit pas s'étendre aux autres ordres de paysans : ceux-ci, appelés à vendre chaque jour leur ouvrage et leurs denrées, à ruser pour défendre leur chétive subsistance, à marchander dans tous les contrats, ont dû perdre des vertus que le propriétaire cultivateur conserve, parce que, ne faisant d'échange presque qu'avec la nature, il a moins qu'aucun autre ouvrier industrieux occasion de se défier des hommes, et de rétorquer contre eux l'arme de la mauvaise foi [1]. Dans les pays qui ont conservé l'exploitation patriarcale, la population s'accroît régulièrement et rapidement, jusqu'à ce qu'elle ait atteint ses limites naturelles : c'est-à-dire que les héritages continuent à se diviser et à se subdiviser entre plusieurs fils, tant qu'avec une augmentation de travail, chaque famille peut tirer un égal revenu d'une moindre portion de terre. Le père qui possédait une vaste étendue de pâturages, les partage entre ses fils, pour que ceux-ci en fassent des champs et des prés ; ces fils les partagent encore, pour exclure le système des jachères : chaque perfectionnement de la science rurale permet une nouvelle division de la propriété ; mais il ne faut pas craindre que le propriétaire élève ses enfants pour en faire des mendiants ; il sait au juste l'héritage qu'il peut leur laisser ; il sait que la loi le partagera également entre eux ; il voit le terme où ce partage les ferait descendre du rang qu'il a occupé lui-même, et un juste orgueil de famille, qui se retrouve dans le paysan comme dans le gentilhomme, l'arrête avant qu'il appelle à la vie des enfants au sort desquels il ne pourrait pas pourvoir. S'ils naissent cependant, du moins ils ne se marient pas, ou ils choisissent eux-mêmes, entre plusieurs frères, celui qui continuera la famille. On ne voit point, dans les cantons suisses, les patrimoines des paysans se subdiviser jamais de manière à les faire descendre au-dessous d'une honnête aisance, quoique l'habitude du service étranger, en ouvrant aux enfants une carrière inconnue et incalculable, excite quelquefois une population surabondante.

La plus forte garantie que puisse recevoir l’ordre établi, consiste dans une classe nombreuse de paysans propriétaires. Quelque avantageuse que soit à la société la garantie de la propriété, c'est une idée abstraite que conçoivent difficilement ceux pour lesquels elle semble ne garantir que des privations. Lorsque la propriété des terres est enlevée aux cultivateurs, et celle des manufactures aux ouvriers, tous ceux qui créent la richesse, et qui la voient sans cesse passer par leurs mains, sont étrangers à toutes ses jouissances. Ils forment de beaucoup la plus nombreuse portion de la nation ; ils se disent les plus utiles, et ils se sentent déshérités. Une jalousie constante les excite contre les riches ; à peine ose-t-on discuter devant eux les droits politiques, parce qu'on craint sans cesse qu'ils ne passent de cette discussion à celle des droits de propriété, et qu'ils ne demandent le partage des biens et des terres.

Une révolution dans un tel pays est effroyable ; l'ordre entier de la société est subverti ; le pouvoir passe aux mains de la multitude qui a la force physique, et cette multitude, qui a beaucoup souffert, que le besoin a retenue dans l'ignorance, est hostile pour toute espèce de loi, pour toute espèce de distinction, pour toute espèce de propriété. La France a éprouvé une révolution semblable, dans un temps où la grande masse de la population était étrangère à la propriété, et par conséquent aux bienfaits de la civilisation. Mais cette révolution, au milieu d’un déluge de maux, a laissé après elle plusieurs bienfaits ; et l'un des plus grands, peut-être, c'est la garantie qu’un fléau semblable ne pourra plus revenir. La révolution a prodigieusement multiplié la classe des paysans propriétaires. On compte aujourd'hui plus de trois millions de familles en France, qui sont maîtresses absolues du sol qu'elles habitent ; ce qui suppose plus de quinze millions d'individus. Ainsi, plus de la moitié de la nation est intéressée, pour son propre compte, à la garantie de tous les droits. La multitude et la force physique sont du même côté que l'ordre ; et le gouvernement croulerait, que la foule elle-même s'empresserait d'en rétablir un qui protégeât la sûreté et la propriété. Telle est la grande cause de la différence entre les révolutions de 1813 et 1814, et celle de 1989.

L'appel des paysans à devenir propriétaires fut causé, il est vrai, par une grande violence ; la confiscation et la vente des biens nationaux de toute qualification. Mais les calamités des guerres, et civiles et étrangères, sont des maux attachés à notre nature, comme les inondations et les tremblements de terre. Quand le fléau est passé, il faut bénir la Providence s'il en est résulté quelque bien. Aucun sans doute ne pouvait être ni plus précieux ni plus solide. Chaque jour le morcellement des grands héritages se continue, chaque jour de grandes terres se vendent avec avantage aux fermiers qui les cultivent ; la nation est loin encore d'avoir recueilli tous les fruits qu'elle peut attendre du morcellement de la propriété, parce que les habitudes sont lentes à se former, et que le goût de l'ordre, de l'économie, de la propreté, de l'élégance, doit être le résultat d'une plus longue jouissance. De même que la Suisse dans l'ancien continent, l'Amérique libre dans le nouveau n’a point séparé la propriété de la terre des soins et du bénéfice de sa culture, et c'est une des causes de sa rapide prospérité. Cette manière de cultiver, la plus simple, la plus naturelle, a dû être celle de tout peuple à son premier établissement ; et c’est pourquoi nous l'avons nommée patriarcale. On la retrouve dans l'histoire de toutes les nations de l'antiquité. Seulement, à cette époque, elle fut souillée par l'esclavage.

L'état de guerre continuel des sociétés demi-barbares, avait fait commencer l'esclavage dès les temps les plus reculés. Les plus forts avaient trouvé commode de se procurer des ouvriers par l'abus de la victoire, plutôt que par des conventions. Cependant aussi longtemps que le chef de famille travaillait lui-même avec ses enfants et ses esclaves, la condition des derniers fut moins dure. Leur maître se sentait de la même nature qu'eux; il éprouvait les mêmes besoins, les mêmes fatigues ; il recherchait les mêmes plaisirs, et il savait, par sa propre expérience, qu'il n'obtiendrait que peu de travail de l'homme qu'il nourrirait mal. Le valet du paysan cultivateur, dans toute la France, mange à la table de son maître; l'esclave des patriarches n'était pas plus maltraité. Telle fut l’exploitation de la Judée, celle des beaux temps de l'Italie et de la Grèce ; telle est aujourd'hui celle de l'intérieur de l'Afrique, et celle de plusieurs parties du continent de l'Amérique, où l’esclave travaille à côté de l’homme libre. Chez les Romains, avant la seconde guerre punique, les fermes en culture étaient si petites, que le nombre des hommes libres qui travaillaient dans les champs devait surpasser de beaucoup celui des esclaves. Les premiers avaient une pleine jouissance de leurs personnes, et des fruits de leurs travaux ; les seconds étaient plus humiliés que souffrants. De même que le bœuf, compagnon de l'homme, que son intérêt lui apprend à ménager, ils éprouvaient rarement de mauvais traitements, et plus rarement le besoin. Le chef de famille recueillant seul la totalité de la récolte, ne distinguait point la rente, du profit et du salaire ; avec l'excédant de ce qu'il lui fallait pour sa subsistance, il se procurait par des échanges les produits de la ville ; et cet excédant nourrissait le reste de la nation.

  1. On accuse les habitants des États-Unis d'avoir l'esprit uniquement occupé de calculs de fortune, et de ne pas apporter beaucoup de délicatesse dans leurs transactions. Ils ne connaissent cependant que l'exploitation patriarcale ; mais l’exception confirme la règle : les terres elles-mêmes sont, en Amérique, l'objet d’un constant agiotage. Le laboureur ne songe pas à se maintenir dans l'aisance, mais à s'enrichir ; il vend sa terre de Virginie pour passer dans le Kentucki ; il vend ensuite celle du Kentueki pour s'établir au territoire des Illinois. Il spécule toujours comme un courtier à la bourse. De tant d'activité, il résulte plus de richesses, mais moins de moralité : la classe qui devrait garder les anciens principes est elle-même entraînée par un mouvement trop rapide. C'est un état fort extraordinaire que celui d’une petite nation qui peuple un immense continent ; il ne faut pas le comparer à la marche lentement progressive d'une ancienne société.