Nouveaux Principes d’économie politique/Livre III




Double but de la science du gouvernement



Livre II, chapitre 9

Livre III, chapitre 1

Livre III, Chapitre 2



DE LA RICHESSE TERRITORIALE

LIVRE TROISIEME.

DE LA RICHESSE TERRITORIALE


CHAPITRE PREMIER.

But de la législation à l'égard de la richesse territoriale.

Les richesses qui proviennent de la terre doivent les premières fixer l'attention de l'économiste et du législateur. Elles sont les plus nécessaires de toutes, puisque c’est de la terre que doit naître la subsistance de tous les hommes ; elles fournissent la matière à tous les autres travaux ; elles emploient enfin à leur exploitation tout au moins la moitié, et habituellement bien plus de la moitié de la nation. Cette partie du peuple qui travaille à la terre est particulièrement recommandable par les qualités du corps propres à faire de ces hommes de bons soldats, et par celles de l'âme, qui en peuvent faire de bons citoyens. Le bonheur de la population des campagnes est plus facile à soigner que celui de la population des villes : le progrès de cette partie de la richesse est plus facile à suivre, et le gouvernement est plus coupable lorsqu'il laisse dépérir les campagnes, parce que presque toujours il dépendait de lui de les faire prospérer.

Dans l'état le plus avancé de la civilisation, où non seulement les travaux sont divisés entre les hommes, mais où tous les droits divers qu'on peut avoir à la propriété se trouvent le plus souvent dans des mains différentes, parce que le revenu qui naît de la richesse est habituellement séparé de celui qui naît du travail, le revenu annuel des campagnes, ou la récolte annuelle, se décompose de la manière suivante : une partie des fruits qu'a fait naître le travail est destinée à payer au propriétaire l'assistance que la terre a donnée au travail humain, et de plus l'intérêt de tous les capitaux qui ont été primitivement employés pour la mettre en valeur. C'est celle-là seule qu'on nomme le revenu net. Une autre partie des fruits remplace ceux qui ont été consommés pour faire le travail auquel la récolte est due, les semences, et toutes les avances de l'agriculteur. Les économistes nommaient cette partie les reprises. Une autre reste comme bénéfice à celui qui a dirigé les travaux de la terre, et se proportionne aux capitaux qu'il a avancés et à son industrie. Le gouvernement prend aussi sa part de tous ces fruits, et, par des impôts divers, il diminue le revenu du propriétaire, le bénéfice de l'agriculteur, le salaire du journalier, pour former un revenu à une autre classe de personnes. Les fruits, qui se partagent entre le manouvrier, le directeur des travaux et le propriétaire, ne leur demeurent point tout entiers en nature : après en avoir gardé ce qui leur convient pour leur subsistance, tous trois également se défont du reste par des échanges, pour obtenir les objets produits par l'industrie des villes; et c'est au moyen de ces échanges que le reste de la nation est nourri.

Comme nous voyons chaque jour cette division du revenu territorial s'effectuer autour de nous, il est bon de la bien comprendre, pour rapporter chaque espèce de revenu à sa propre origine, et distinguer ceux qui naissent d'un travail passé d'avec ceux qui naissent d'un travail présent. Mais, quoique cette division subsiste dans plusieurs sociétés très civilisées, elle n'est nullement essentielle à la richesse territoriale. Les trois qualifications de propriétaire, de directeur de travaux ou de fermier, et de journalier, peuvent être confondues dans une même personne, sans que la production annuelle en soit le moins du monde arrêtée ou suspendue, et sans qu'il en résulte aucun autre dérangement social ; la division des métiers a eu une influence très active et très avantageuse sur les progrès de l'industrie, et l'augmentation de son produit total. Mais la division des droits à la propriété, est née de convenances particulières, du hasard des combinaisons, souvent des passions ou des vanités. La distinction entre le propriétaire, le fermier et le journalier, n'a contribué à donner ni plus de zèle au premier, ni plus d'intelligence au second, ni plus de vigueur au troisième. Elle n'a point été cause qu'un ouvrage fut toujours fait par la même personne, et par conséquent qu'il fut mieux ou plus promptement fait. Cette classification a été souvent remplacée par d'autres absolument différentes : elle doit être jugée, comme tout le reste des institutions sociales, par le bien ou le mal qui en résulte pour la société humaine ; par la quantité de bonheur qu'elle procure, et le nombre des individus qu'elle y fait participer.

Les propriétaires de terres se figurent souvent qu'un système d'agriculture est d'autant meilleur que leur revenu net, ou la portion des produits territoriaux qui leur demeure, après que tous les frais de culture sont payés, est plus considérable. Cependant, ce qui importe à la nation, ce qui doit fixer toute l'attention de l’économiste, c’est le produit brut, ou le montant de la totalité de la récolte. Par lui, la subsistance de la nation entière est assurée, et l’aisance de toutes les classes est garantie. Le premier ne comprend que le revenu des riches oisifs, le second comprend encore le revenu de tous ceux qui travaillent, et de tous ceux qui font travailler leurs capitaux dans l’industrie agricole.

L’accroissement du produit net aux dépens du produit brut, peut être en effet, et est souvent, une grande calamité nationale. Si le propriétaire d’un terrain soumis à la culture la plus savante et la plus dispendieuse, a loué ce terrain cent écus, quoique son produit brut en vaille mille, et s’il trouve ensuite qu’il en retirera cent dix écus en le laissant en friche, et en le louant sans frais pour la vaine pâture, il renverra son jardinier ou son vigneron, et il gagnera dix écus, mais la nation en perdra huit cent quatre-vingt-dix ; elle laissera sans emploi, et par conséquent sans profit, tous les capitaux employés à faire naître cette production si abondante : elle laissera sans travail, et par conséquent sans revenus, tous les journaliers dont ce produit représentait les labeurs ; le fisc lui-même perdra bien plus que le propriétaire ne gagnera, car il participait à tous les revenus du journalier et du fermier, autant qu'à ceux du propriétaire, et la part qui lui en revenait était peut-être plus grande que tout le revenu du dernier.

Mais l'accroissement graduel du produit brut peut à son tour être la conséquence d'un état de souffrance, si la nation n'est pas plus riche, mais seulement plus nombreuse; car peu importe que la somme totale de la production nationale soit plus considérable, si l'aliquote qui en revient à chacun est plus petite. La richesse d'une nation ne s'exprime pas seulement par le montant de son revenu, mais par le rapport de ce revenu avec le nombre de ceux qui en doivent vivre. Or, un mauvais système d'administration de la richesse territoriale peut faire naître une population surabondante, qui ne trouvera plus dans le salaire du travail une récompense suffisante. Alors ces malheureux, luttant sans protection contre les propriétaires de terre ou leur fermiers, auxquels la limitation de leur nombre donne la force du monopole, achètent par un travail excessif une trop chétive subsistance, et languissent dans la misère. Il n'est aucune branche de l'économie politique qui ne doive être jugée d'après ses rapport avec le bonheur de la masse du peuple; et l'ordre social est toujours mauvais, lorsque la plus grande partie de la population souffre.

La richesse commerciale se distribue et s'accroît par des échanges; et les produit mêmes de la terre, aussitôt qu'ils en sont détachés, appartiennent au commerce. La richesse territoriale, au contraire, est exploitée au moyen de contrats permanens. L'attention de l'économiste à son égard doit se porter d'abord sur le progrès de la culture, ensuite sur le partage des produits des récoltes entre ceux qui contribuent à les faire naître, enfin sur la nature des droits des propriétaires de terre, et sur led effets de l'aliénation de leur propriété.

CHAPITRE II.

Influence du gouvernement sur les progrès de la culture.

Les progrès de l'ordre social, l'augmentation de la sécurité, la protection que le gouvernement accorde aux droits de tous, et l'accroissement de la population déterminent l'agriculteur à confier à la terre, pendant un temps toujours plus long, le travail qui fait sa richesse. Tant qu'il reste dans l'état craintif de barbarie, il n'ose point augmenter à ses dépens la valeur d'un immeuble qu'il sera peut-être forcé d'abandonner d'un moment à l'autre. Dès qu'il acquiert la sécurité d'une civilisation complète, il regarde au contraire les immeubles comme plus assurés entre ses mains qu'aucune autre richesse. Dans les déserts de l'Arabie et de la Tartarie, dans les savanes de l'Amérique, avant que la civilisation ait commencé, dans les pâturages de la campagne de Rome, et de la Capitanate de Pouille après qu'elle a fini, l'homme se contente des fruits naturels du terrain, de l'herbe que broutent ses troupeaux ; et, si quelques-uns de ces déserts ont une valeur vénale, ils la doivent moins encore au léger travail par lequel les propriétaires les ont entourés de clôtures, qu'à celui par lequel le berger a multiplié les bœufs et les moutons qui s'y nourrissent.

Lorsque la population de ces déserts commence à s'augmenter, et lorsque la vie agricole remplace la vie pastorale, l'homme s'abstient encore de confier à la terre un travail dont il ne recueillerait le fruit qu'au bout de longues années. Il laboure pour moissonner dans la saison suivante. Le cours de douze mois lui suffit pour retirer la totalité de ses avances. La terre qu'il a ensemencée, loin d'avoir acquis une valeur durable par son travail, est momentanément appauvrie par les fruits qu'elle a portés. Au lieu de chercher à la bonifier par un travail mieux entendu, il la rend au désert pour qu'elle se repose, et il en laboure une autre l'année suivante. L'usage des jachères, reste de cette agriculture demi-sauvage, s'est conservé jusqu'à nos jours dans les trois quarts de l'Europe, comme un monument d'une pratique autrefois universelle.

Mais lorsque enfin la population et la richesse se sont augmentées de manière à rendre faciles tous les travaux, et lorsque l'ordre social inspire assez de sécurité pour que l'agriculteur ose fixer son travail sur la terre, de manière à le transmettre à perpétuité avec elle à ses descendants, les défrichements changent en entier son apparence. Alors se font ces plantations de jardins, de vergers, de vignes, dont la jouissance est destinée à nos derniers neveux ; alors se creusent ces canaux d'arrosement et d'écoulement, qui répandent la fertilité ; alors s'élèvent sur les collines ces terrasses suspendues, qui caractérisent l'agriculture cananéenne. Une rotation rapide de récoltes de nature différente ranime les forces de la terre au lieu de l'épuiser, et une population nombreuse vit sur un espace, qui dans le système primitif aurait à peine suffi pour quelques moutons.

Ainsi, la production totale de l'agriculture s'accroît rapidement en raison de la garantie accordée à la propriété. La multiplication des produits de la terre, au point de pouvoir nourrir, avec ceux qui la cultivent, cette autre classe de la nation qui habite les villes, n'est possible que parce que la terre, autrefois saisie par le premier occupant ou le plus fort, demeure sous la protection de la loi, comme une propriété non moins sacrée que si elle était elle-même l'ouvrage de l'homme. Celui qui, après avoir enclos un champ, a dit le premier, ceci est à moi, a appelé à l'existence celui même qui n'a point de champ à lui, et qui ne pourrait pas vivre si le champ du premier ne fournissait un surplus de produit. C'est une heureuse usurpation, et la société, pour l'avantage de tous, fait bien de la garantir. Cependant, c'est un don de la société, et non point un droit naturel qui lui soit antérieur. L'histoire le prouve, puisqu'il existe des nations nombreuses qui n'ont point reconnu l'appropriation des terres ; le raisonnement le prouve aussi, car la propriété de la terre n'est point une création complète de l'industrie, comme celle de tout autre ouvrage.

Les Arabes, les Tartares, qui ne permettent point que la terre demeure à l'homme ou à la famille qui ont joui une première fois de ses dons gratuits, n'en sont pas moins scrupuleux à maintenir la propriété de l'homme sur tout ce que son industrie a créé avec ces dons gratuits de la terre. Leurs troupeaux sont bien à eux, aussi bien que les tentes qu'ils ont filées de leur laine, ou les meubles qu'ils ont façonnés des bois qu'ils ont coupés. Ils ne disputent pas davantage sa récolte à celui qui a semé un champ ; mais ils ne voient pas pourquoi un autre, un égal, n'aurait pas le droit de le semer à son tour. L'inégalité qui résulte du prétendu droit du premier occupant ne leur paraît fondée sur aucun principe de justice ; et lorsque l'espace se trouve partagé tout entier entre un certain nombre d'habitants, il en résulte un monopole de ceux-ci contre tout le reste de la nation, auquel ils ne veulent pas plus se soumettre, qu'à la propriété que pourraient réclamer sur les eaux d'une rivière ceux qui possèdent ses bords.

Ce n'est pas, en effet, sur un principe de justice, mais sur un principe d'utilité publique, que l'appropriation de la terre est fondée. Ce n'est pas un droit supérieur qu'ont eu les premiers occupants, mais c'est un droit qu'exerce la société de pourvoir à sa subsistance : elle ne peut forcer la terre à accorder tous ses fruits, qu'en augmentant l'intérêt de celui qui les lui demande. C’est pour son avantage à elle, c'est pour celui du pauvre comme du riche, qu'elle a pris sous sa protection les propriétaires de terre ; mais elle peut mettre des conditions à une concession qui vient d'elle, et elle le doit dans l'esprit de cette concession même ; elle doit soumettre la propriété territoriale à une législation qui en fasse, en effet, résulter le bien de tous, puisque le bien de tous a seul légitimé cette propriété.

On ne regarde point comme prospérans le commerce ou les manufactures d'un pays, parce qu'un petit nombre de négociants y ont élevé d'immenses fortunes ; au contraire, leurs profits extraordinaires témoignent presque toujours contre la prospérité générale du pays. De même, dans les contrées abandonnées au pâturage, on ne doit point regarder les profits que font quelques propriétaires opulents, comme indiquant un système bien entendu d'agriculture ; quelques particuliers s'enrichissent, il est vrai, mais on ne trouve nulle part la nation que la terre doit faire vivre, ni la subsistance qui doit la nourrir. Il n'y a pas un chef tartare qui n'ait un trésor copieux, d'immenses troupeaux, de nombreux esclaves et un mobilier somptueux ; mais pour amener un petit nombre d'hommes à ce degré d'opulence, il a fallu conserver intactes les vastes steppes du nord de l'Asie, raser les villes et les villages dans les pays où l'on a voulu introduire la vie pastorale, de manière qu'un cheval puisse, selon l'expression des Tartares, parcourir sans broncher l'espace que ces villes occupaient autrefois ; il a fallu élever avec les crânes des habitants ces horribles monuments dont Zingis et Timur s'enorgueillissaient. C'est ainsi que les trois capitales du Khorasan furent détruites par le premier, et qu'après le massacre de quatre millions trois cent quarante-sept mille habitants, quelques milliers de Tartares purent vivre dans l'aissance, avec leurs troupeaux, sur le terrain qui avait nourri tout un peuple[1].

L'on a vu quelques parties de l'Europe civilisée retourner de même à la vie pastorale, sans faire, il est vrai, massacrer au préalable les habitants, mais en les exposant à mourir de faim. Au retour de Ferdinand dans son royaume de Naples, il apprit que la vaste province connue sous le nom de Tavoliere di Puglia, qui depuis trois siècles était déserte et condamnée au pâturage, avait été mise en culture par son prédécesseur ; et que la propriété territoriale, qui, d'après l'ancien usage, était sous les Bourbons tirée au sort chaque année, avait été concédée en bail emphytéotique sous Murat. Dans son horreur pour toute innovation, il a prohibé la culture qu'on venait d'y introduire, il a interdit l'emploi d'une charrue dont le soc fût assez long pour déraciner les mauvaises herbes, et il a contraint les propriétaires à consacrer de nouveau leurs terres au pâturage, quoiqu'il fût moins profitable même pour eux.

Ce n’est pas par une autorité supérieure, c'est pour le profit des propriétaires, et par l'abus du droit de propriété, que le nord de l'Écosse a vu presque tous ses habitants chassés de leurs anciennes demeures, entassés dans les villes pour y périr de misère, ou dans les vaisseaux qui les transportaient en Amérique, parce que les maîtres de la terre, en faisant leur compte, avaient trouvé qu'ils gagnaient plus à faire moins d'avances et avoir moins de retours ; et ils ont remplacé une population fidèle, vaillante et industrieuse, mais qu'il fallait nourrir de pain d'avoine, par des troupeaux de bœufs et de moutons qui se contentent d'herbe [2]. De nombreux villages ont été abandonnés, la nation a été privée d'une partie de ses enfants, et peut-être de la plus précieuse ; elle a perdu avec eux tout le revenu dont les paysans vivaient eux-mêmes, et qu'ils faisaient naître par leur travail. Les seigneurs de terre ont, il est vrai, considérablement augmenté leur fortune, mais ils ont rompu le contrat primitif d'après lequel la société garantissait leur propriété. Quand la nation est réduite à la vie pastorale, la terre doit être commune ; c’est à condition que les propriétaires l'élèveront à un plus haut degré de culture, et qu'ils répandront par elle plus d'opulence sur toutes les classes, que la société a garanti le droit du premier occupant.

  1. D'Herbelot, Bibliothéque orientale, pag. 380-381.
  2. Les highlanders écossais tenaient leur terre sous l'obligation de suivre leur seigneur à la guerre, de lui donner un jour de travail par semaine pour labourer ses champs, et de lui remettre la vingtième mesure de la farine d'avoine qu’ils récoltaient eux-mêmes. Cette rente était peu considérable, et l'exploitation très mauvaise : mais jamais aussi seigneurs ne furent plus aimés et mieux obéis par leurs vassaux. Le profit que trouvent aujourd'hui les seigneurs écossais à élever des troupeaux, tient à l’ample marché que leur offre l'Angleterre, où on les engraisse ensuite.