Nouveaux Principes d’économie politique/Livre III/Chapitre 2

CHAPITRE II.

Influence du gouvernement sur les progrès de la culture.

Les progrès de l'ordre social, l'augmentation de la sécurité, la protection que le gouvernement accorde aux droits de tous, et l'accroissement de la population déterminent l'agriculteur à confier à la terre, pendant un temps toujours plus long, le travail qui fait sa richesse. Tant qu'il reste dans l'état craintif de barbarie, il n'ose point augmenter à ses dépens la valeur d'un immeuble qu'il sera peut-être forcé d'abandonner d'un moment à l'autre. Dès qu'il acquiert la sécurité d'une civilisation complète, il regarde au contraire les immeubles comme plus assurés entre ses mains qu'aucune autre richesse. Dans les déserts de l'Arabie et de la Tartarie, dans les savanes de l'Amérique, avant que la civilisation ait commencé, dans les pâturages de la campagne de Rome, et de la Capitanate de Pouille après qu'elle a fini, l'homme se contente des fruits naturels du terrain, de l'herbe que broutent ses troupeaux ; et, si quelques-uns de ces déserts ont une valeur vénale, ils la doivent moins encore au léger travail par lequel les propriétaires les ont entourés de clôtures, qu'à celui par lequel le berger a multiplié les bœufs et les moutons qui s'y nourrissent.

Lorsque la population de ces déserts commence à s'augmenter, et lorsque la vie agricole remplace la vie pastorale, l'homme s'abstient encore de confier à la terre un travail dont il ne recueillerait le fruit qu'au bout de longues années. Il laboure pour moissonner dans la saison suivante. Le cours de douze mois lui suffit pour retirer la totalité de ses avances. La terre qu'il a ensemencée, loin d'avoir acquis une valeur durable par son travail, est momentanément appauvrie par les fruits qu'elle a portés. Au lieu de chercher à la bonifier par un travail mieux entendu, il la rend au désert pour qu'elle se repose, et il en laboure une autre l'année suivante. L'usage des jachères, reste de cette agriculture demi-sauvage, s'est conservé jusqu'à nos jours dans les trois quarts de l'Europe, comme un monument d'une pratique autrefois universelle.

Mais lorsque enfin la population et la richesse se sont augmentées de manière à rendre faciles tous les travaux, et lorsque l'ordre social inspire assez de sécurité pour que l'agriculteur ose fixer son travail sur la terre, de manière à le transmettre à perpétuité avec elle à ses descendants, les défrichements changent en entier son apparence. Alors se font ces plantations de jardins, de vergers, de vignes, dont la jouissance est destinée à nos derniers neveux ; alors se creusent ces canaux d'arrosement et d'écoulement, qui répandent la fertilité ; alors s'élèvent sur les collines ces terrasses suspendues, qui caractérisent l'agriculture cananéenne. Une rotation rapide de récoltes de nature différente ranime les forces de la terre au lieu de l'épuiser, et une population nombreuse vit sur un espace, qui dans le système primitif aurait à peine suffi pour quelques moutons.

Ainsi, la production totale de l'agriculture s'accroît rapidement en raison de la garantie accordée à la propriété. La multiplication des produits de la terre, au point de pouvoir nourrir, avec ceux qui la cultivent, cette autre classe de la nation qui habite les villes, n'est possible que parce que la terre, autrefois saisie par le premier occupant ou le plus fort, demeure sous la protection de la loi, comme une propriété non moins sacrée que si elle était elle-même l'ouvrage de l'homme. Celui qui, après avoir enclos un champ, a dit le premier, ceci est à moi, a appelé à l'existence celui même qui n'a point de champ à lui, et qui ne pourrait pas vivre si le champ du premier ne fournissait un surplus de produit. C'est une heureuse usurpation, et la société, pour l'avantage de tous, fait bien de la garantir. Cependant, c'est un don de la société, et non point un droit naturel qui lui soit antérieur. L'histoire le prouve, puisqu'il existe des nations nombreuses qui n'ont point reconnu l'appropriation des terres ; le raisonnement le prouve aussi, car la propriété de la terre n'est point une création complète de l'industrie, comme celle de tout autre ouvrage.

Les Arabes, les Tartares, qui ne permettent point que la terre demeure à l'homme ou à la famille qui ont joui une première fois de ses dons gratuits, n'en sont pas moins scrupuleux à maintenir la propriété de l'homme sur tout ce que son industrie a créé avec ces dons gratuits de la terre. Leurs troupeaux sont bien à eux, aussi bien que les tentes qu'ils ont filées de leur laine, ou les meubles qu'ils ont façonnés des bois qu'ils ont coupés. Ils ne disputent pas davantage sa récolte à celui qui a semé un champ ; mais ils ne voient pas pourquoi un autre, un égal, n'aurait pas le droit de le semer à son tour. L'inégalité qui résulte du prétendu droit du premier occupant ne leur paraît fondée sur aucun principe de justice ; et lorsque l'espace se trouve partagé tout entier entre un certain nombre d'habitants, il en résulte un monopole de ceux-ci contre tout le reste de la nation, auquel ils ne veulent pas plus se soumettre, qu'à la propriété que pourraient réclamer sur les eaux d'une rivière ceux qui possèdent ses bords.

Ce n'est pas, en effet, sur un principe de justice, mais sur un principe d'utilité publique, que l'appropriation de la terre est fondée. Ce n'est pas un droit supérieur qu'ont eu les premiers occupants, mais c'est un droit qu'exerce la société de pourvoir à sa subsistance : elle ne peut forcer la terre à accorder tous ses fruits, qu'en augmentant l'intérêt de celui qui les lui demande. C’est pour son avantage à elle, c'est pour celui du pauvre comme du riche, qu'elle a pris sous sa protection les propriétaires de terre ; mais elle peut mettre des conditions à une concession qui vient d'elle, et elle le doit dans l'esprit de cette concession même ; elle doit soumettre la propriété territoriale à une législation qui en fasse, en effet, résulter le bien de tous, puisque le bien de tous a seul légitimé cette propriété.

On ne regarde point comme prospérans le commerce ou les manufactures d'un pays, parce qu'un petit nombre de négociants y ont élevé d'immenses fortunes ; au contraire, leurs profits extraordinaires témoignent presque toujours contre la prospérité générale du pays. De même, dans les contrées abandonnées au pâturage, on ne doit point regarder les profits que font quelques propriétaires opulents, comme indiquant un système bien entendu d'agriculture ; quelques particuliers s'enrichissent, il est vrai, mais on ne trouve nulle part la nation que la terre doit faire vivre, ni la subsistance qui doit la nourrir. Il n'y a pas un chef tartare qui n'ait un trésor copieux, d'immenses troupeaux, de nombreux esclaves et un mobilier somptueux ; mais pour amener un petit nombre d'hommes à ce degré d'opulence, il a fallu conserver intactes les vastes steppes du nord de l'Asie, raser les villes et les villages dans les pays où l'on a voulu introduire la vie pastorale, de manière qu'un cheval puisse, selon l'expression des Tartares, parcourir sans broncher l'espace que ces villes occupaient autrefois ; il a fallu élever avec les crânes des habitants ces horribles monuments dont Zingis et Timur s'enorgueillissaient. C'est ainsi que les trois capitales du Khorasan furent détruites par le premier, et qu'après le massacre de quatre millions trois cent quarante-sept mille habitants, quelques milliers de Tartares purent vivre dans l'aissance, avec leurs troupeaux, sur le terrain qui avait nourri tout un peuple[1].

L'on a vu quelques parties de l'Europe civilisée retourner de même à la vie pastorale, sans faire, il est vrai, massacrer au préalable les habitants, mais en les exposant à mourir de faim. Au retour de Ferdinand dans son royaume de Naples, il apprit que la vaste province connue sous le nom de Tavoliere di Puglia, qui depuis trois siècles était déserte et condamnée au pâturage, avait été mise en culture par son prédécesseur ; et que la propriété territoriale, qui, d'après l'ancien usage, était sous les Bourbons tirée au sort chaque année, avait été concédée en bail emphytéotique sous Murat. Dans son horreur pour toute innovation, il a prohibé la culture qu'on venait d'y introduire, il a interdit l'emploi d'une charrue dont le soc fût assez long pour déraciner les mauvaises herbes, et il a contraint les propriétaires à consacrer de nouveau leurs terres au pâturage, quoiqu'il fût moins profitable même pour eux.

Ce n’est pas par une autorité supérieure, c'est pour le profit des propriétaires, et par l'abus du droit de propriété, que le nord de l'Écosse a vu presque tous ses habitants chassés de leurs anciennes demeures, entassés dans les villes pour y périr de misère, ou dans les vaisseaux qui les transportaient en Amérique, parce que les maîtres de la terre, en faisant leur compte, avaient trouvé qu'ils gagnaient plus à faire moins d'avances et avoir moins de retours ; et ils ont remplacé une population fidèle, vaillante et industrieuse, mais qu'il fallait nourrir de pain d'avoine, par des troupeaux de bœufs et de moutons qui se contentent d'herbe [2]. De nombreux villages ont été abandonnés, la nation a été privée d'une partie de ses enfants, et peut-être de la plus précieuse ; elle a perdu avec eux tout le revenu dont les paysans vivaient eux-mêmes, et qu'ils faisaient naître par leur travail. Les seigneurs de terre ont, il est vrai, considérablement augmenté leur fortune, mais ils ont rompu le contrat primitif d'après lequel la société garantissait leur propriété. Quand la nation est réduite à la vie pastorale, la terre doit être commune ; c’est à condition que les propriétaires l'élèveront à un plus haut degré de culture, et qu'ils répandront par elle plus d'opulence sur toutes les classes, que la société a garanti le droit du premier occupant.

  1. D'Herbelot, Bibliothéque orientale, pag. 380-381.
  2. Les highlanders écossais tenaient leur terre sous l'obligation de suivre leur seigneur à la guerre, de lui donner un jour de travail par semaine pour labourer ses champs, et de lui remettre la vingtième mesure de la farine d'avoine qu’ils récoltaient eux-mêmes. Cette rente était peu considérable, et l'exploitation très mauvaise : mais jamais aussi seigneurs ne furent plus aimés et mieux obéis par leurs vassaux. Le profit que trouvent aujourd'hui les seigneurs écossais à élever des troupeaux, tient à l’ample marché que leur offre l'Angleterre, où on les engraisse ensuite.