Nouveaux Principes d’économie politique/Livre II/Chapitre 7

CHAPITRE VII.

Comment le numéraire simplifia l'échange des richesses.

Nous avons à dessein conduit jusqu'ici l'histoire de la formation et du progrès des richesses, sans parler du numéraire, pour faire mieux sentir qu'en effet il n'est point nécessaire à ces progrès. Le numéraire ne créa point la richesse, mais il simplifia tous les rapports, il facilita toutes les opérations de commerce, il donna à chacun le moyen de trouver plus tôt ce qui lui convenait le mieux ; et, en présentant ainsi un bénéfice à tout le monde, il augmenta encore une richesse qui s'augmentait déjà sans lui.

Les métaux précieux sont une des nombreuses valeurs produites par le travail de l'homme et applicables à ses usages. On remarqua qu'ils avaient, plus qu'aucune autre espèce de richesses, la propriété de se conserver indéfiniment sans s'altérer, et la propriété non moins précieuse de se réunir sans difficulté en un seul tout, après avoir été divisés presque à l'infini. Les deux moitiés d'une toison, d'une pièce d'étoffe, et moins encore d’une pièce de bétail, quoiqu'on suppose que celles-ci furent employées autrefois comme monnaie, ne valent point une pièce entière ; mais les deux moitiés, les quatre quarts d’une livre d'or, sont et seront toujours une livre d'or, à quelque point qu'on les sous-divise et pendant quelque temps qu'on les conserve.

Comme le premier des échanges dont les hommes sentent le besoin est celui qui les met en mesure de conserver pour l'avenir le fruit de leur travail , chaque homme se montra empressé de recevoir des métaux précieux en échange de son superflu, quel qu'il fût , encore qu’il n’eût aucune intention de faire usage de ces métaux pour lui-même; mais il était sûr de les échanger de la même manière et pour la même raison à l'avenir, contre la chose dont il aurait besoin. Dés lors les métaux précieux commencèrent à être recherchés, non plus pour les employer aux usages de l'homme, comme ornements où comme ustensiles , mais d'abord pour les accumuler, comme représentants de toute autre espèce de richesses, ensuite pour les employer dans le commerce, comme moyen de faciliter les échanges.

La poudre d'or est restée jusqu’à ce jour dans son état primitif, l'intermédiaire du commerce chez les nations africaines. Une fois cependant que sa valeur est universellement reconnue, il ne reste plus à faire qu'un pas bien facile, et bien moins important, jusqu'à sa conversion en monnaie qui garantisse, par une empreinte légale, le poids et le titre de chaque parcelle des métaux précieux en circulation.

L'invention de la monnaie donna une activité toute nouvelle aux échanges : elle partagea en quelque sorte chaque contrat en deux parties. Auparavant, il fallait toujours considérer en même temps ce qu'on voulait recevoir et ce qu'on voulait donner : au moyen du numéraire, chacune de ces opérations fut faite séparément : l'estimation de ce qu'on voulait recevoir s'appela achat ; l'estimation du superflu dont on voulait se défaire s'appela vente : et les deux marchés furent faits indépendamment l'un de l'autre. Le cultivateur, pour se défaire de son blé, n'attendit plus de rencontrer le marchand d'habits qui lui fournirait la chose qui lui manquait ; il lui suffit de trouver de l'argent, assuré que, contre cet argent, il aurait toujours ensuite la chose désirée. L'acheteur, de son côté, n'eut jamais besoin de songer à ce qui pourrait convenir au vendeur ; avec son argent, il fut toujours sûr de le satisfaire. Aussi, tandis qu'avant l'invention du numéraire, il fallait une rencontre heureuse de convenances pour qu'un échange pût prendre place. Il n'y eut presque plus, après son invention, d'acheteur qui ne trouvât un vendeur, ou de vendeur qui ne trouvât un acheteur.

Toutes les opérations dont nous avons rendu compte dans les chapitres précédents, et qui constituent le progrès des richesses dans la société, furent simplifiées par l'introduction du numéraire dans les échanges ; mais, comme d'autre part il doubla le nombre de tous les contrats, elles furent moins faciles à saisir pour l'observateur. L'opération créatrice de la richesse, nous l'avons vu, est l'échange d'une partie de la production consommable, annuelle, qui forme le capital des riches, contre le travail qui forme le revenu des pauvres. Mais cette opération se partage en un grand nombre de contrats, et s'exprime par autant de différentes sommes d'argent. Les producteurs vendirent la production de l'année, et sur son montant ils évaluèrent en argent leur revenu d'une part, leur capital de l'autre. Avec le revenu, ils achetèrent les objets dont ils avaient besoin ou envie pour leur consommation : ce fut leur dépense ; et par ces deux contrats, l'échange fut accompli. Avec leur capital, ils achetèrent le revenu en travail qu'avaient à vendre. les pauvres : ce travail fut évalué en argent ; les pauvres à leur tour, avec cet argent, achetèrent les objets dont ils avaient besoin pour leur subsistance : ce fut leur dépense ; et la seconde partie de l'échange de la production annuelle fut accomplie.

Non seulement le capital fut alors estimé en argent, mais il parut n'être en effet que de l'argent ; le langage contribua à confondre les deux idées, et il faut toujours un effort d'abstraction pour bien se souvenir que le capital n'est pas l'argent, ou qu'il ne l'est du moins que pendant un moment donné ; mais qu'il est réellement cette partie de la richesse consommable qui est donnée aux ouvriers en échange de leur travail annuel.

Le revenu des riches fut également estimé en argent, et il faut aussi un effort d'attention pour bien se souvenir que l'argent n'en est que momentanément la mesure, tandis que ce revenu consiste réellement dans la partie de la richesse consommable, que les riches échangent contre une autre partie égale en valeur, de la même richesse, destinée à pourvoir à leurs besoins.

Enfin, le salaire des pauvres fut toujours compté en argent, et il faut une égale attention pour voir qu'il est identique avec le capital du riche ; c'est-à-dire, qu'il est cette partie de la richesse consommable donnée aux ouvriers en échange de leur travail annuel.

Ainsi, le numéraire simplifia toutes les opérations mercantiles, et il compliqua toutes les observations philosophiques dont ces mêmes opérations sont l'objet. Autant cette invention montra clairement à chacun le but qu'il devait se proposer dans chaque marché, autant elle rendit confus et obscur l'ensemble de ces marchés, et difficile à saisir la marche générale du commerce.