Nouveaux Principes d’économie politique/Livre II/Chapitre 6

CHAPITRE VI.

Détermination réciproque de la production par la consommation, et de la dépense par le revenu.

La richesse nationale, dans sa progression, suit un mouvement circulaire ; chaque effet devient cause à son tour, chaque pas est réglé par celui qui le précède, et détermine celui qui le suit, et le dernier ramène le premier dans le même ordre. Le revenu national doit régler la dépense nationale ; celle-ci doit absorber, dans le fonds de consommation, la totalité de la production ; la consommation absolue détermine une reproduction égale ou supérieure, et de la reproduction naît le revenu. La richesse nationale continue à s'accroître, et l'État à prospérer, si une consommation prompte et entière détermine toujours une reproduction supérieure, et si les autres parties de la richesse, qui sont en rapport les unes avec les autres, suivent ce mouvement d'un pas égal et continuent à s'accroître d'une manière graduelle ; mais dès que la proportion entre elles est rompue, l'État dépérit.

Le revenu national doit régler la dépense nationale. Nous avons vu que ce revenu est de deux natures, un profit matériel chez les riches, une puissance de travailler chez les pauvres. Les premiers n'ont besoin que de se consulter eux-mêmes pour échanger ce profit sur la richesse qui fait leur revenu, contre les divers objets de consommation qui satisferont leurs besoins ou leurs désirs ; mais, s'ils dépassent leur revenu, ils sont nécessairement forcés d'emprunter sur le capital même de cette richesse d'où leurs profits sont nés, ils diminuent leurs profits pour l'avenir, ils se ruinent.

Les pauvres qui n'ont que leur travail pour revenu sont, avant de le dépenser, dans la dépendance de la classe supérieure. Il faut qu'ils réalisent ce travail, il faut qu'ils le vendent avant de pouvoir obtenir la jouissance de ses fruits ; et ils ne peuvent le vendre qu'à ces riches qui, après avoir dépensé leur revenu pour eux-mêmes, échangent leur capital restant avec les pauvres. La puissance de travailler est un revenu dès que cette puissance est employée ; elle n'est rien si elle ne trouve point d'acheteur ; et, même employée en son entier, elle augmente ou diminue de valeur selon qu'elle est plus ou moins recherchée. Le pauvre ne dépensera donc son revenu, le travail, qu'après l'avoir vendu, et il réglera sa dépense sur le prix auquel il l'aura vendu. Toute dépense qu'il fait au-delà de ce prix, qu'il y pourvoie par ses petites épargnes ou par ses emprunts, est ruineuse pour lui-même et pour la société ; d'autre part, toute privation qu'il s'impose, d'après la modicité ou la cessation de ce prix, est également ruineuse pour la société, dès qu'elle attaque sa vie, sa santé ou ses forces, car elle diminue ou détruit sa faculté future de travailler, qui fait une partie si essentielle du revenu social.

Ainsi, le pauvre comme le riche ne doivent pas dépasser dans leur dépense leur revenu réalisé, et toute la dépense sociale est réglée par le revenu social.

D'autre part, la dépense nationale doit absorber, dans le fonds de consommation, la totalité de la production nationale. Pour suivre ces calculs avec plus de sûreté et simplifier ces questions, nous faisons, jusqu'à présent, complètement abstraction du commerce étranger, et nous supposons une nation isolée ; la société humaine est-elle-même cette nation isolée, et tout ce qui serait vrai d’une nation sans commerce est également vrai du genre humain.

Nous avons vu que le but unique du travail de l'homme est de pourvoir à ses besoins, que rien entre ses produits n'a de valeur que ce qui s'applique à son usage ; que cet usage consiste toujours à détruire, tantôt avec rapidité, tantôt avec une extrême lenteur ; mais qu'enfin, dès le moment où il commence à jouir de la richesse et où il la retire de la circulation, il commence à la consommer. Il n'importe pas, pour que la richesse ait atteint son but, qu'elle soit déjà dissipée à l'usage de l'homme ; il suffit qu'elle soit déjà retirée du marché et changée en jouissance, ou qu'elle ait passé au fonds de consommation.

Tant que la richesse n'a pas reçu cette destination, elle arrête la reproduction de la quantité égale qui doit la remplacer. Le solitaire, quand il a une fois plus de nourriture, plus de vêtements, plus de logements qu'il n'en peut destiner à son usage, cesse de travailler. Il n'ira pas semer pour ne pas récolter, tisser pour ne pas se vêtir, bâtir pour ne pas habiter ; il trouvera sans doute de la jouissance dans un certain superflu, et, s'il le peut, il créera pour lui-même, non le nécessaire, mais l'abondance. Cette abondance est un plaisir de l'imagination ; elle a cependant ses bornes. Quand le superflu ne flattera pas plus son imagination qu'il ne sera nécessaire à ses besoins, le solitaire cessera de travailler ; il trouvera que c'est payer trop cher un si mince plaisir que de l'acheter par de la fatigue. La société est exactement comme cet homme : en se partageant les rôles, elle n'a point changé les motifs qui la déterminent. Elle ne veut plus de nourriture quand il n'y a personne pour la manger, et quand personne ne croit qu'il la mangera ; elle ne veut plus d'habits quand personne ne veut en mettre davantage dans sa garde-robe, plus de logements quand personne ne veut les réserver pour son habitation.

Mais la borne que la consommation met à la reproduction se fait encore bien plus sentir dans la société que dans l'individu isolé : alors même que la société compte un très-grand nombre d'individus mal nourris, mal vêtus, mal logés, elle ne veut que ce qu'elle peut acheter ; et, comme nous l'avons vu, elle ne peut acheter qu'avec son revenu. Si l'on crée pour elle beaucoup plus d'objets de luxe que les riches ne perçoivent de revenus de leurs capitaux, ces riches auront peut-être envie de les avoir, ils concevront comment ils pourraient en tirer de nouvelles jouissances ; ils ne les achèteront pas, cependant, sous peine de se ruiner, car il faudrait pour cela qu'ils empruntassent sur leurs capitaux, c'est-à-dire, qu'ils retranchassent du revenu actuel du pauvre, et de leurs propres revenus à venir. Celui, d'autre part, qui aura produit ces objets de luxe, ne trouvant point à les échanger contre le revenu du riche, ne rentrant point dans son capital, ne pourra recommencer son opération, et son travail sera suspendu.

Si l'on crée pour les pauvres beaucoup plus d'objets de subsistance, non pas qu'ils n'en peuvent consommer, mais qu'ils n'obtiennent de revenu en échange de leur travail, il n’est pas douteux qu'ils seraient fort disposés à être mieux nourris, mieux vêtus, mieux logés, et qu'ils ne le seront pas cependant ; car leur envie ne déterminera pas les riches à leur offrir un plus haut salaire, à leur demander plus de travail : eux-mêmes, ou n'ont rien à donner en échange par-delà ce travail, ou, s'ils ont un petit fonds qu'ils dissipent, ils en deviennent plus misérables. Le blé pourra donc rester non vendu auprès d'une multitude qui aura faim, et le producteur, ne rentrant point dans son capital, ne pourra recommencer ses avances, en sorte que son travail cessera.

La surabondance des productions amène toutefois une consommation plus forte par la baisse de leur prix ; mais le résultat n'en est pas plus avantageux. Si les producteurs apportent sur le marché deux fois plus de marchandises de luxe que ne monte le revenu des riches, et qu’ils soient résolus à les vendre, ils seront forcés d'en donner la totalité pour la totalité de ce revenu, c'est-à-dire, à 50 pour 100 de perte. Les riches croiront avoir gagné comme consommateurs, en obtenant à meilleur marché ce qu'ils ne désiraient guère ; mais c'est parmi les riches que se trouvent aussi les producteurs, et, en cette qualité, ils perdront plus qu'ils n'auront gagné, car ils perdront du nécessaire. Leur perte de 50 pour 100 sur la vente de la production annuelle se répartira entre leur capital et leur revenu. En diminuant leur revenu, elle réduira leur consommation de l’année suivante ; en diminuant leur capital, elle réduira la demande pour le travail des pauvres, et elle diminuera leur revenu dans toutes les années subséquentes.

Si les producteurs amènent sur le marché deux fois plus de subsistances que ne vaut le salaire du pauvre, ils seront de même obligés de les céder contre la valeur de ce salaire, et avec une perte de 50 pour 100. Le pauvre en profitera comme consommateur pour cette année ; mais la perte de 50 pour 100 dans le capital où le revenu du producteur se fera, dès l'année suivante, cruellement sentir à lui. Tout ce que le riche aura perdu de revenu, il le retranchera sur sa consommation, et il y aura moins de demande des fruits du travail du pauvre ; tout ce que le riche aura perdu de son capital, il le retranchera sur les salaires qu'il paie, et le travail, qui est le revenu du pauvre, en vaudra moins.

C'est ainsi que la dépense nationale, limitée par le revenu, doit absorber, dans le fonds de consommation, la totalité de la production.

La consommation absolue détermine une reproduction égale ou supérieure. C'est dans ce point que le cercle peut s'étendre et se changer en spirale : l'année passée avait produit et consommé comme dix ; on peut se flatter que l'année prochaine, en produisant comme onze, consommera aussi comme onze. La plus ou moins grande facilité avec laquelle s’est accomplie la consommation, indique le résultat plus ou moins heureux d'une opération semblable qui s'était faite l'année précédente, Déjà les riches avaient retranché quelque chose de leur revenu pour l'ajouter à leur capital ou aux salaire qu’ils offrent aux-pauvres : plus d'ouvrage avait été achevé en conséquence. Si plus d'ouvrage s'est vendu et bien vendu, ce nouveau capital a donc fait naître un revenu proportionné, et ce revenu demande une nouvelle consommation. L'épargne faite l'année passée se partagera l'année prochaine ; une portion comme revenu augmentera les jouissances du riche, une portion comme salaire augmentera les jouissances du pauvre. L'opération faite avec prudence et mesure peut donc se continuer. Mais on la rendrait ruineuse en la précipitant. C'est le revenu de l’année passée qui doit payer la production de cette année ; c'est une quantité prédéterminée qui sert de mesure à la quantité indéfinie du travail à venir. L'erreur de ceux qui excitent à une production illimitée vient de ce qu'ils ont confondu ce revenu passé avec le revenu futur. Ils ont dit qu'augmenter le travail, c'est augmenter la richesse ; avec elle le revenu, et en raison de ce dernier la consommation. Mais on n'augmente les richesses qu'en augmentant le travail demandé, le travail qui sera payé à son prix ; et ce prix, fixé d'avance, c'est le revenu préexistant. On ne fait jamais après tout qu'échanger la totalité de la production de l'année contre la totalité de la production de l'année précédente. Or, si le production croit graduellement, l'échange de chaque année doit causer une petite perte, en même temps qu'elle bonifie la condition future. Si cette perte est légère et bien répartie, chacun la supporte sans se plaindre sur son revenu ; c'est en cela même que consiste l'économie nationale, et la série de ces petits sacrifices, augmente le capital et la fortune publique. Mais, s'il y a une grande disproportion entre la production nouvelle et l'antécédente, les capitaux sont entamés, il y a souffrance, et la nation recule au lieu d'avancer.

Enfin, de la reproduction naît le revenu ; mais ce n'est pas la production elle-même qui est le revenu : elle ne prend ce nom, elle n'opère comme tel, qu'après qu'elle a été réalisée, qu'après que chaque chose produite a trouvé le consommateur qui en avait le besoin ou le désir, et qui, la retirant à son fonds de consommation, en a donné en échange la valeur. C'est alors que le producteur fait son compte ; que de l'échange qu'il vient d'accomplir il dégage d'abord son capital en son entier ; qu'il voit ensuite les profits qui lui restent ; qu'il pourvoit à son tour à ses jouissances, et qu'il recommence ses opérations.

Par tout ce que nous venons de dire, on voit que le dérangement dans le rapport réciproque entre la production, le revenu et la consommation, devient également préjudiciable à la nation, soit que la production donne un moindre revenu que de coutume, ou qu'une partie du capital passe au fonds de consommation, ou qu'au contraire cette consommation diminue, et ne réclame plus une production nouvelle. Il suffit que l'équilibre soit rompu pour qu'il y ait souffrance dans l'état. La production peut diminuer lorsque des habitudes d'oisiveté se répandent parmi les classes laborieuses ; le capital peut diminuer lorsque la prodigalité ou le luxe deviennent à la mode; la consommation enfin peut diminuer par des causes de misère étrangères à la diminution du travail; et cependant, comme elle ne laissera point de place à une reproduction future, elle diminuera le travail à son tour.

Ainsi les nations courent des dangers qui semblent contradictoires. Elles peuvent se ruiner également en dépensant trop, et en dépensant trop peu. Une nation dépense trop, toutes les fois qu'elle excède son revenu, car elle ne peut le faire qu'en entamant ses capitaux, et diminuant ainsi sa production à venir. Elle fait alors ce que ferait le cultivateur solitaire, qui mangerait le blé qu'il devrait réserver pour ses semailles. Elle dépense trop peu toutes les fois que, n'ayant pas de commerce étranger, elle ne consomme pas sa production, ou qu'en ayant un, elle ne consomme pas l'excédant de sa production sur son exportation : car alors elle se trouve bientôt dans le cas où se trouverait le cultivateur solitaire, lorsque tous ses greniers seraient pleins fort au-delà de toute possibilité de consommation, et que, pour ne pas faire un travail inutile, il serait obligé de renoncer à ensemencer ses terres.

Heureusement, lorsque la nation ne s'engage pas dans un faux système, lorsque son gouvernement ne lui donne pas une impulsion qui l'écarte de ses intérêts naturels, les accroissements du capital, du revenu et de la consommation marchent le plus souvent d'eux-mêmes d'un pas égal, sans qu'on ait besoin d'y tenir la main ; et, lorsque l'une de ces trois parties correspondantes de la richesse se trouve dépasser momentanément les autres, le commerce étranger est presque toujours tout prêt pour rétablir l'équilibre.

On pourrait croire que, lorsque j'accuse les économistes les plus célèbres d'avoir accordé trop peu d'attention à la consommation, ou au débit, dont il n'y a pas un négociant qui ne sente l'importance décisive, je combats une erreur qui n'existe que dans mon imagination. Mais je trouve cette opinion reproduite dans le dernier ouvrage de M. Ricardo, sous le point de vue qui prête le plus à la critique ; et M. Say n'a point combattu dans ses notes une opinion qui ne s'éloigne pas des siennes, qui même, jusqu'à un certain point, peut aussi être attribuée à Adam Smith.

"Quand les productions annuelles d’un pays, dit M. Ricardo[1], surpassent les consommations annuelles, on dit qu'il augmente son capital ; et, quand la consommation annuelle n’est pas tout au moins remplacée par la production annuelle, on dit que le capital national diminue. L'augmentation de capital peut donc être due à un accroissement de production, ou à une diminution de consommation. Si la consommation du gouvernement, lorsqu'elle est augmentée par la levée de nouveaux impôts, est suivie, soit d'une augmentation de production, soit d’une consommation moins forte de la part de la nation, l'impôt ne frappera que le revenu, et le capital national restera intact."

Quoi donc ! C'est également un signe de prospérité pour la fabrique de chapeaux de la ville de Lyon, d'avoir fait cent mille chapeaux en 1817, et d'en avoir fait cent dix mille en 1818, ou bien d’en avoir fait cent mille cette dernière année, mais de n’en avoir vendu que quatre-vingt-dix mille ; car, dans l'un et l'autre cas, il y en aura dix mille de plus ? Sans doute, on ne trouverait pas un marchand chapelier qui, sans se croire un grand économiste, ne sût répondre que, si en 1818 on a fait cent dix mille chapeaux au lieu de cent mille, on y a gagné, pourvu qu'on les ait tous vendus à leur prix ; on y a perdu si l'on n’a pas pu vendre les dix mille de plus : mais que, si en 1818 on n'a fait que cent mille chapeaux comme en 1817, et si de plus il en est resté dix mille qu'on n'a pas pu vendre , on y a certainement perdu.

Pour qu'il y ait quelque chose de vrai dans la proposition de M. Ricardo , il faut faire entrer en ligne de compte le commerce étranger ; et aussitôt on s'aperçoit de combien de modifications elle a besoin.

Si les Lyonnais ont fabriqué, en 1817, cent mille chapeaux, qu'ils ont vendus vingt francs pièce aux seuls consommateurs de la ville, ce qui fera deux millions reçus par une classe de Lyonnais et payés par l'autre, et si en 1818 ils fabriquent une quantité égale de chapeaux qui se vendent au même prix, tout aussi promptement, de telle sorte cependant que dix mille chapeaux soient achetés par des habitants des campagnes, et que dix mille Lyonnais se passent de chapeaux, on pourra dire que ceux-ci auront fait une économie de deux cent mille francs sans que les chapeliers aient rien perdu. Si au contraire, en 1818, les chapeliers vendent au même prix et tout aussi promptement cent mille chapeaux aux habitants de Lyon, et de plus dix mille aux campagnards, on pourra dire que la fabrique de chapeaux a augmenté son capital de deux cent mille francs, sans qu'il en ait rien coûté aux consommateurs lyonnais ; et les deux résultats, sous un certain point de vue, pourraient être considérés comme égaux pour la ville de Lyon. Mais ce n'est pas l'augmentation de la production dans le premier cas ; ce n'est pas la diminution de la consommation dans le second, qui augmenteront ou maintiendront le capital national ; c'est la demande nouvelle faite par des consommateurs en état de payer, et de payer au même prix. Quant à la vente aux campagnards plutôt qu'aux habitants de Lyon, il en résulte une différence pour le bilan de la ville de Lyon, il n'en résulte aucune pour la France : de même, quant à la différence entre les ventes à des Français et à des étrangers, elle n'existe que dans le bilan de la France, et non dans celui de la société humaine. Quand on examine celui-ci, d'après lequel se règle le commerce du monde, on voit toujours que l'accroissement de la consommation peut seul décider l'accroissement de la reproduction, et qu'a son tour la consommation ne peut être réglée que par le revenu des consommateurs.

  1. Traduction, chap VII, p. 239