Nouveaux Principes d’économie politique/Livre II/Chapitre 5

CHAPITRE V.

Partage du revenu national entre les diverses classe de citoyens.

Nous avons dit que trois sources permanentes de richesses existaient dans la société, et qu'elles donnaient naissance à trois revenus. La première de ces sources est la terre, dont la force spontanée, constamment employée à produire, a seulement besoin d'être dirigée à l'avantage de l'homme : elle reçoit cette direction du travail. Le capital employé à salarier le travail est la seconde de ces sources ; la vie, qui donne la puissance de travailler, est la troisième. Ainsi, toutes trois ont une relation directe avec le travail, et sans travail il n'y a point de richesse.

La terre, comme source de revenus, a des rapports faciles à saisir avec le capital fixe, avec les usines, les moulins, les forges, les mines, dont la propriété donne aussi un revenu, qui n'attend pour naître que d'être développé par le travail de l'homme. La terre, comme l'usine, seconde ce travail et le rend plus productif : les fruits de ce travail comprennent, avec les gages de l'ouvrier, dans un cas les gages de la terre, dans l'autre les gages de l'usine, qui ont travaillé comme des êtres humains.

Mais la puissance de l'usine, pour produire, est due entièrement à un travail antérieur de l'homme, qui l’a créée de fond en comble. La puissance productive de la terre n’est due qu'en partie à ce travail antérieur, qui l'a enclose, qui l'a défrichée, qui l'a rendue apte à produire aussitôt qu'un travail annuel la féconderait. Il y a aussi dans la terre, il y a dans la nature une force productive qui ne vient point de l'homme, et dont il s'attribue la propriété, en retour seulement de la peine qu’il prend pour la diriger. Il en résulte que le travail, consacré à féconder la terre, est beaucoup plus productif qu'aucun autre, puisqu'il est secondé par une force spontanée qu'il lui suffit seulement d'éveiller. Cependant ce même travail, dans notre vieille Europe, est le moins lucratif de tous, parce que ses fruits se trouvent partagés entre l’ouvrier, le fermier, le propriétaire et le fisc. Dans les colonies où la terre appartient à qui veut la prendre, et où il n'y a point d'impôt foncier, l'industrie territoriale a repris son rang naturel.

Par opposition avec la terre, on pourrait réunir les deux autres sources de richesses ; la vie qui donne la faculté du travail, et le capital qui le salarie. Lorsque ces deux puissances sont réunies, elles possèdent en commun une force expansive, et le travail que l'ouvrier fera dans cette année, vaudra plus que le travail de l'année passée, avec lequel cet ouvrier s'entretiendra. C'est à cause de cette plus-value que l'industrie procure un accroissement constant de richesses, qui peut, ou former le revenu des classes industrieuses, ou s'ajouter à leurs capitaux. Mais en général, le capital qui salarie le travail et qui le rend possible, n'est point resté aux mains de celui qui travaille. Il en est résulté un partage plus ou moins inégal entre le capitaliste et l'ouvrier, partage dans lequel le capitaliste s'efforce de ne laisser à l'ouvrier que justement ce qu'il lui faut pour maintenir sa vie, et de réserver à lui-même tout ce que l'ouvrier a produit par-delà la valeur de cette vie. L'ouvrier, de son côté, lutte pour conserver une part un peu plus considérable dans le travail qu'il a accompli.

Pour examiner cette lutte, dont les résultats sont importants, il sera plus simple de faire abstraction de tous les ouvriers qui sont en même temps capitalistes, de tous les capitalistes qui sont en même temps ouvriers ; selon que le revenu qu'ils attendent de leurs journées ou de leurs capitaux est plus considérable, ils pencheront vers l'un ou l'autre parti. Il faut aussi faire abstraction de la différence essentielle que nous venons de signaler entre les revenus qui naissent de la terre, et ceux qui naissent des capitaux. C'est aussi par les capitaux et le travail que les premiers naissent de la terre ; car les fermiers, les entrepreneurs de travaux ruraux, sont des capitalistes. Ils sont, vis-à-vis de leurs ouvriers, dans une position analogue à celle des capitalistes des villes ; après leur avoir fait l'avance de leur entretien, ils s'efforcent de se réserver pour eux-mêmes tout le profit de leur travail, et de ne laisser à l'ouvrier que la part nécessaire pour le maintenir en vie, et lui conserver la vigueur dont il a besoin pour recommencer son travail.

Sous ce second point de vue, le revenu national se compose seulement de deux parties, l'une comprise dans la production annuelle, l'autre qui lui est étrangère : la première est le profit qui naît de la richesse, la seconde est la puissance de travailler qui résulte de la vie. Sous le nom de richesse, nous comprenons cette fois la propriété territoriale aussi bien que les capitaux ; et sous le nom de profit, nous rangeons aussi bien le revenu net qui sera rendu aux propriétaires, que le bénéfice du capitaliste. Les premiers ne prennent aucune part à la lutte, et ce n'est qu'après son résultat que leur rente, dégagée des profits des capitaux, leur sera livrée.

De même, la production annuelle, ou le résultat de tous les travaux faits dans l'année par la nation, se compose de deux parties ; l'une est la même dont nous venons de parler, le profit qui résulte de la richesse ; l’autre est supposée égale à la puissance de travailler, contre laquelle elle se donne en échange : c'est la subsistance de ceux qui travaillent.

Ainsi, le revenu national et la production annuelle se balancent mutuellement et paraissent des quantités égales. Cependant, il ne faut point oublier que la puissance de travailler est incommensurable avec la richesse. Le salaire ne représente pas une quantité absolue de travail, mais seulement une quantité de subsistances qui a suffi pour entretenir les travailleurs de l'année précédente. La même quantité de subsistances mettra en mouvement, l'année suivante, une quantité de travail plus ou moins grande ; et de cette fluctuation, dans l'appréciation de ces deux valeurs, résultent l'augmentation ou la diminution de la richesse nationale, l'aisance ou la misère de la classe productive, la multiplication ou la destruction de la population. Il faut encore remarquer que le revenu national se compose de deux quantités, dont l'une est passée et l'autre présente ; ou, si l'on veut, l'une présente et l'autre future. L'une, le profit de la richesse, est actuellement dans les mains de ceux qui veulent consommer, et elle résulte des travaux faits dans l'année précédente ; l'autre, la volonté et la puissance de travailler, ne devient une richesse réelle qu'à mesure que l'occasion de travailler se présente, et que cette puissance s'échange en même temps contre des objets de consommation.

La totalité du revenu annuel est destinée à être donnée en échange contre la totalité de la production annuelle ; par cet échange, chacun pourvoit à sa consommation, chacun remplace un capital reproducteur, chacun fait place et cause une demande pour une reproduction nouvelle. Si le revenu annuel n'achetait pas la totalité de la production annuelle, une partie de cette production resterait invendue, elle obstruerait les magasins des producteurs ; elle paralyserait leurs capitaux, et la production s'arrêterait.

Si ceux dont le revenu consiste dans le profit de la richesse éprouvent de telles pertes que ce profit ne leur suffise pas pour vivre, ou bien s'ils se livrent à des habitudes de luxe et des prodigalités qui les engagent à augmenter leur dépense sans que leurs revenus soient augmentés ; si enfin, pour quelque cause que ce soit, ils consacrent à leur consommation au-delà de leurs revenus, ils ne peuvent prendre ce surplus que sur leur capital ; mais, dans ce cas, ils diminuent d'autant le revenu de la classe travaillante ; car tout ce qu'ils nomment capital doit être donné en échange du travail, qui est le revenu de cette classe. Le riche fait la loi au pauvre ; s'il mange son capital, il se ruine il est vrai, et son intérêt seul doit l’en empêcher ; mais s'il ferme les yeux sur cet intérêt, s'il mange son capital, le reste de ce capital diminué est tout ce que le pauvre recevra pour prix de son travail de l’année. Le revenu du pauvre est bien le même, car il a encore la même puissance de travailler ; mais l'estimation de ce revenu n'est plus la même ; car en échange de son travail il recevra une moindre part de la production annuelle, ou moins de subsistance.

Lorsque le riche, au contraire, épargne sur ses revenus pour ajouter à son capital, il prend pour lui-même une moindre part dans le produit annuel de l'industrie, et il en laisse une plus grande à donner en échange du travail : autant il a retranché sur son revenu, autant le revenu du pauvre est augmenté ; non seulement parce qu’il reçoit une plus grande part de subsistance en échange de son travail, mais aussi parce que ce travail qu'il donne est plus considérable. Si la population ne suffit pas pour se livrer à une augmentation de travail, la population s’accroît bientôt en raison de l'augmentation de salaire ; car il n’y a jamais que la misère qui arrête la multiplication de l'espèce humaine. Dès que la misère cesse, les enfants, qui seraient morts en bas âge, vivent pour jouir de cette nouvelle abondance ; les célibataires, qui n'auraient point eu d'enfants, se marient pour en avoir et les faire profiter de la demande de travail.

Le riche fait donc le bien du pauvre lorsqu'il épargne sur son revenu pour ajouter à son capital, car faisant lui-même le partage de la production annuelle, tout ce qu'il nomme revenu, il le garde pour le consommer lui-même ; tout ce qu'il nomme capital, il le cède au pauvre, pour que celui-ci en fasse son revenu. Mais le riche, en faisant ce partage, doit avoir une autre considération devant les yeux, celle de ne jamais encourager un travail qui n’est pas demandé ; car le produit du travail qu'il aura ordonné sans de justes motifs, ou ne se vendra pas, ou se vendra mal : alors les profits qu'il en attendait l’année suivante, ou seront diminués, ou se changeront même en perte ; et après avoir fait naître une population active qui n'avait de revenus que ses bras, il la privera de la subsistance qu'il lui avait fait espérer en échange de son travail.

Après ces réflexions générales sur le premier partage du revenu, il conviendra de le suivre dans sa distribution entre toutes les branches de la société.

Le fermier, après avoir prélevé sur sa récolte des semences égales à celles de l'année précédente, y trouve encore la partie dont il se nourrit avec sa famille ; il se l'approprie et la consomme en échange de son revenu qui consistait dans son travail annuel ; il y trouve aussi la partie dont il nourrit ses manouvriers, au même titre, en échange de leur travail ; il y trouve encore la partie avec laquelle il satisfera le propriétaire de terre, qui a acquis un droit de revenu par les travaux primitifs des défrichements, qu'il ne renouvelle plus, ou simplement par l'occupation d'un terrain vacant. Enfin, il y trouve la partie avec laquelle il paiera l'intérêt de ses dettes, ou se compensera à lui-même l'emploi de son propre capital, et c'est un revenu auquel il a acquis des droits par le travail primitif auquel son capital a dû sa naissance. On peut même ajouter une cinquième partie, qui naîtra aussi de la production annuelle de ses champs, c'est la rétribution qu'il paiera à tous les gardiens de ses droits, de sa personne et de la société. Ces gardiens, magistrats, soldats, jurisconsultes, médecins, y acquièrent des droits par un travail non-productif, ou qui ne laisse point de traces.

De même, le manufacturier trouve, dans le produit annuel de sa manufacture, d'abord la matière première qu'il a employée, puis l'équivalent du salaire de lui-même et de ses ouvriers, revenu auquel le travail seul leur donne des droits ; l'équivalent de l'intérêt et du détriment annuel de ses capitaux fixes, revenu auquel lui-même, ou le propriétaire, a acquis des droits par un travail primitif ; l'équivalent, enfin, de l'intérêt et du profit de ses capitaux circulants, auxquels un autre travail primitif a donné naissance.

On voit que, malgré l'opposition que nous avons établie entre les revenus qui naissent de la richesse et ceux qui ne sont qu'une puissance de travail, il règne entre eux, cependant, un rapport essentiel ; leur origine est la même, mais à une époque différente. Parmi ceux qui se partagent le revenu national, les uns y acquièrent chaque année un droit nouveau par un nouveau travail, les autres y ont acquis antérieurement un droit permanent par un travail primitif qui a rendu le travail annuel plus avantageux. Chacun n'obtient sa part du revenu national qu'en raison de ce que lui-même ou ses ayant-cause ont fait ou font pour le faire naître ; ou bien, comme nous le verrons bientôt, il la reçoit de seconde main, en compensation des services qu'il rend aux autres. Or, celui qui consomme sans remplir la condition qui seule lui donne des droits au revenu, celui qui consomme sans avoir de revenu, ou par-delà son revenu, se ruine, et la nation, composée de tels consommateurs, se ruine aussi ; car le revenu est une quantité dont la richesse nationale s'est augmentée chaque année, et qui peut, par conséquent, être détruite sans que la nation demeure plus pauvre. Mais la nation qui détruit une quantité de richesses supérieure à cette augmentation annuelle, sans la reproduire, détruit les moyens mêmes auxquels elle aurait dû une égale reproduction dans les années subséquentes.