Nouveaux Principes d’économie politique/Livre II/Chapitre 8

CHAPITRE VIII.

Comment le commerce seconda la production et remplaça le capital producteur.

Les échanges d'abord, les achats et les ventes qui les remplacèrent ensuite, furent habituellement des actes volontaires, auxquels chacun ne se prêta que parce qu'il avait jugé que la chose qu'on lui donnait en échange valait réellement celle qu'il cédait. On pouvait donc en conclure que toutes les valeurs étaient données contre des valeurs complètement égales, et que la masse des échanges annuels n'ajoutait rien à la richesse de la société. Cependant, ces marchés pouvaient encore être considérés sous un autre point de vue ; et c'est en effet sur une appréciation plus exacte de leur résultat que le commerce est fondé. Jamais les échanges n'étaient conclus sans avantage des deux parts. Le vendeur trouvait du bénéfice à vendre, et l'acheteur à acheter : l'un tirait de l'argent qu'il recevait un plus grand parti qu'il n'aurait fait de ses marchandises ; l'autre, de la marchandise qu'il acquérait, un plus grand parti qu'il n'aurait fait de son argent. Tous deux avaient gagné, et par conséquent, la nation gagnait doublement à leur marché.

De même, lorsqu'un maître mettait un ouvrier à l'ouvrage, et lui donnait en échange contre son travail un salaire qui correspondait à sa subsistance, tous deux gagnaient encore : l'ouvrier, parce qu'on lui avançait les fruits du travail avant qu'il fût fait ; le maître, parce que le travail de cet ouvrier valait plus que son salaire, et la nation gagnait avec tous deux ; car la richesse nationale devant, en dernière analyse, se réaliser en jouissances, tout ce qui est plus commode, ou tout ce qui augmente les jouissances des individus, doit être considéré comme gagné pour tous.

Les produits de la terre et ceux des manufactures appartenaient souvent à des climats fort éloignés de ceux qu'habitaient leurs consommateurs. Une classe d'hommes se chargea de faciliter tous les échanges, moyennant une participation aux bénéfices qu'ils présentent ; elle donna de l'argent au producteur au moment où son ouvrage était fini, et où il était pressé de vendre. Après avoir transporté la marchandise au lieu où l'on en sentait le besoin, elle attendit la commodité du consommateur, et lui détailla par parcelles ce qu'il n'était point en état d'acheter tout en une fois. Elle rendit service à tous, et se paya elle-même de ses services, par la part qu'on nomme les profits du commerce : ils furent fondés sur le bénéfice des échanges bien entendus. Le producteur du nord estimait que deux mesures de sa marchandise équivalaient à une mesure de celle du midi ; le producteur du midi, au contraire, estimait que deux mesures de la sienne n'en valaient qu'une de celle du nord. Entre ces deux équations si différentes, il y avait de quoi couvrir tous les frais de transport, tous les profits du commerce, et tout l'intérêt de l'argent avancé pour le faire. En effet, dans la vente des marchandises que transportait le commerce, devait se retrouver d'abord le capital remboursé au manufacturier, ensuite les salaires des matelots, voituriers, commis, et de tous les ouvriers qu'emploie le commerçant ; puis l'intérêt des fonds que le négociant fait travailler, et enfin le profit mercantile.

Le commerçant se plaça entre le producteur et le consommateur pour rendre service à l'un et à l'autre, et se faire payer ce service par l'un et par l'autre. De même qu'il y avait eu division du travail productif parmi les ouvriers, il y eut division de ce second travail, qui consistait à diriger les capitaux, et l'effet en fut le même ; après cette division, plus d'ouvrage fut Mieux fait avec les mêmes forces. Le soin de surveiller les ouvriers, de diriger leurs efforts, de leur distribuer les matières premières et d'en vérifier les produits, demandait une tout autre occupation de l'esprit, et un tout autre apprentissage que le soin de comparer les diverses productions et les divers besoins des climats éloignés et des peuples séparés de législation et de langage. Il y eut plus de certitude dans les opérations, plus de régularité dans le service, quand ces deux métiers ne furent plus réunis. Le marchand en gros fit son affaire d'acheter du fabricant la marchandise au moment où elle était terminée ; et, après avoir comparé les demandes des marchés divers, de la faire parvenir au lieu où le consommateur paraissait le plus empressé à s'en charger. Dans cette opération, le marchand était encore, en quelque sorte, un directeur de travaux, et il avait des ouvriers sous ses ordres, savoir : ses commis d'une part, ses matelots, charretiers, porte-faix de l'autre. Tous concouraient indirectement à la production ; car celle-ci, ayant pour objet la consommation, ne peut être considérée comme accomplie que quand elle a mis la chose produite à portée du consommateur.

La comparaison des divers marchés des peuples éloignés donna lieu de considérer aussi les diverses monnaies et les diverses manières de payer ; et le commerce se subdivisa pour attribuer aux banquiers la fonction de balancer les échanges des producteurs d'un pays avec les producteurs d'un autre, des consommateurs d'un pays avec les consommateurs d'un autre, de telle manière qu'il suffit des transports de marchandises pour qu'ils se payassent réciproquement, sans qu'il fallût encore faire des transports d'argent. Les banquiers, qui se séparèrent ainsi des marchands pour les servir, n'en contribuèrent pas moins, quoique d'une manière indirecte, au grand échange de la production contre le revenu des consommateurs, et de celui-ci contre la reproduction.

L'étude des marchés du monde pouvait distraire le négociant d'une autre étude non moins essentielle et plus rapprochée de lui, de celle des besoins du consommateur qui vivait à sa porte ; le détaillant s'en chargea en en soulageant le marchand, et il consentit, moyennant une part au bénéfice, à garder dans sa boutique ce que le consommateur aurait fait entrer dans son fonds de consommation, s'il avait déjà eu la disposition de la partie de son revenu avec laquelle il aurait dû l'acquérir. Le détaillant attendit sa commodité, et la lui fit payer. Le commerce emploie un capital considérable qui paraît, au premier coup d'œil, ne point faire partie de celui dont nous avons détaillé la marche. La valeur des draps accumulés dans les magasins du marchand drapier semble d'abord tout à fait étrangère à cette partie de la production annuelle que le riche donne au pauvre comme salaire pour le faire travailler. Ce capital n'a fait cependant que remplacer celui dont nous avons parlé. Pour saisir avec clarté les progrès de la richesse, nous l'avons prise à sa création, et nous l'avons suivie jusqu'à sa consommation. Alors le capital employé dans les manufactures de draps, par exemple, nous a paru toujours le même : échangé contre le revenu du consommateur, il ne s'est partagé qu'en deux parties : l'une a servi de revenu au fabricant comme profit, l'autre a servi de revenu aux ouvriers comme salaire, tandis qu'ils fabriquaient de nouveau drap.

Mais on trouva bientôt que, pour l'avantage de tous, il valait mieux que les diverses parties de ce capital se remplaçassent l'une l'autre, et que, si cent mille écus suffisaient à faire toute la circulation entre le fabricant et le consommateur, ces cent mille écus se partageassent également entre le fabricant, le marchand en gros et le marchand en détail. Le premier, Avec le tiers seulement, fit le même ouvrage qu'il aurait fait avec la totalité, parce qu'au moment où sa fabrication était terminée, il trouvait le marchand acheteur beaucoup plus tôt qu'il n'aurait trouvé le consommateur. Le capital du marchand en gros se trouvait de son côté beaucoup plus tôt remplacé par celui du marchand en détail. Ainsi les manœuvres qui travaillent à un bâtiment, se transmettent de mains en mains les matériaux trop pesants qu'ils transportent : l'action est plus courte et le repos plus fréquent ; mais le travail est le même. La différence entre la somme des salaires avancés et le prix d'achat du dernier consommateur devait faire le profit des capitaux. Elle se répartit entre le fabricant, le marchand et le détaillant, depuis qu'ils eurent divisé entre eux leurs fonctions, et l'ouvrage accompli fut le même, quoiqu'il eût employé trois personnes et trois fractions de capitaux, au lieu d'une.