Nouveaux Principes d’économie politique/Livre II/Chapitre 2




Double but de la science du gouvernement



Livre II, chapitre 1

Livre II, chapitre 2

Livre II, Chapitre 3



CHAPITRE II.

Formation de la richesse dans la société, par des échanges.

Nous avons vu quels étaient la formation, la conservation et l'emploi de la richesse pour l'homme isolé. Les mêmes opérations se font précisément de la même manière et avec le même but par l'homme réuni en société, avec la seule différence que le premier n'a pu considérer que lui seul, et que dans la création de sa richesse il n'en a jamais perdu de vue l'emploi, c’est-à-dire, sa propre jouissance et son propre repos ; tandis que le second, vivant au milieu d'un grand nombre d'associés, avec lesquels il fait un échange continuel de services, travaille pour que d'autres jouissent et se reposent, et compte sur le travail des autres pour ses propres jouissances et son propre repos. L'homme dès lors, faisant partie de la société, être abstrait, dont les richesses et le besoin sont hypothétiques, ne peut plus suivre son travail jusqu'au moment où les fruits en sont consommés, ne peut plus juger du besoin auquel il doit pourvoir, ou du moment où il doit se reposer : il travaille sans relâche pour remplir les greniers communs, laissant à la société le soin de trouver l'emploi de la chose qu'il a faite.

L'échange entre deux hommes travaillant de même et produisant comme notre solitaire la richesse qu'ils voulaient consommer, était né d'abord de la surabondance. "Donnez-moi cela qui ne vous sert pas, et qui me serait utile," avait dit l’un des contractants, "et je vous donnerai en retour ceci qui ne me sert pas, et qui vous serait utile." Cependant l'utilité présente n'avait pas été la seule mesure des choses échangées. Chacun avait estimé de son côté la peine et le temps que lui avait coûté la production de la chose qu'il donnait : ce sont les bases du prix des vendeurs. Et il les avait comparées à la peine et au temps au moyen desquels il pourrait se procurer lui-même la chose dont il avait besoin, calcul qui établit le prix de l'acheteur. L'échange n'avait eu lieu que lorsque les deux contractants, en faisant leur compte, avaient reconnu, chacun de son côté, qu'il valait mieux pour eux se procurer ainsi la chose dont ils avaient besoin, que de la fabriquer eux-mêmes.

L'échange cependant n'avait point altéré la nature de la richesse ; c'était toujours une chose créée par le travail, mise en réserve pour un besoin futur, et qui n'avait de valeur qu'à cause de ce besoin. Le rapport entre la production et la consommation était le même, encore qu'un autre se fût mis à la place du producteur pour consommer. On peut, à l'égard de la chose produite, faire abstraction de tous les échanges dont elle a été l'objet : un homme l'a élaborée, un homme l'a mise en réserve, parce qu'un homme en avait besoin et la consommera ; peu importe que cet homme soit le même; plusieurs échanges successifs n’ont fait du dernier que le représentant du premier.

L'échange n'eut pas seulement les choses pour objet, il s'étendit aussi sur le travail, au moyen duquel toutes choses sont produites. Celui qui avait des provisions en réserve ; offrit de nourrir celui dont les greniers étaient épuisés, à condition que ce dernier travaillerait pour lui. Cet entretien donné en échange du travail fut nommé salaire.

L'échange n'altère pas plus la nature du travail, qu'il n'altère celle des choses produites. Il peut y avoir, pour la société comme pour le solitaire, un travail inutile et un travail improductif. Quand même l’un et l'autre obtiennent un salaire, ils n’en conservent pas moins leur caractère propre, toutes les fois que le premier ne répond ni aux désirs ni aux besoins de celui qui emploie le travailleur, que le second n'admet aucune accumulation de ses fruits. Le salaire que reçoivent l’un et l'autre ouvriers, ne doit point nous faire illusion : celui qui paie un salaire met ainsi l'ouvrier à sa place ; le rôle que nous supposions fait par un seul se trouve divisé entre deux, ou un plus grand nombre de personnes : le résultat n'en est pas moins toujours le même. Le journalier qui aura semé des olives, n’aura fait pour son maître qu'un travail inutile, encore que pour lui-même il ait pu être avantageux, s'il en a reçu le salaire. Celui qui aura défendu son maître contre les ours, où la société contre les ennemis ; celui qui aura soigné ou la santé ou la personne des autres ; celui qui leur aura procuré les jouissances de la musique, de la comédie, de la danse, aura, tout comme le solitaire, fait un travail utile, puisqu'il était agréable ; et lucratif pour lui, puisqu'il en recevait le salaire, tandis qu'il en abandonnait la jouissance à celui qui le payait. Néanmoins ce travail était improductif, puisqu'il ne pouvait se soumettre à l'économie et s'accumuler. En effet, celui qui avait payé son salaire, n’a plus ni le salaire lui-même, ni la chose contre laquelle il l'a donné.

Le travail et l'économie, pour l'homme social comme pour le solitaire, sont toujours les vraies et les seules sources des richesses ; l’un comme l'autre en peuvent attendre le même genre d'avantages. Cependant la formation de la société, et avec elle l'introduction du commerce et des échanges, ont altéré la progression de la richesse, soit en augmentant les pouvoirs productifs du travail par sa division, soit en donnant un but plus précis à l'économie, et en multipliant les jouissances que les richesses procurent. Ainsi les hommes réunis en société produisirent davantage que s'ils avaient travaillé isolément, et ils conservèrent mieux ce qu'ils avaient produit, parce qu'ils en sentirent mieux le prix.

L'avantage accidentel que deux hommes égaux en moyens de travailler et d'acquérir avaient trouvé à échanger des produits dont ils n'avaient pas un besoin immédiat, fit bientôt découvrir à tous deux qu'ils trouveraient dans ces échanges un avantage constant, toutes les fois qu'ils offriraient la chose qu'ils savaient bien faire, en retour pour celle que tout autre faisait mieux qu'eux. Or, tout ce qu'ils faisaient constamment, ils le faisaient bien ; tout ce qu'ils ne faisaient qu'occasionnellement, ils le faisaient avec lenteur et maladresse. Plus ils se consacraient exclusivement à un seul genre de travail, et plus ils y acquéraient de dextérité, plus aussi ils trouvaient moyen de le rendre facile et expéditif. Cette observation donna lieu à la division des métiers, et le laboureur s'aperçut bientôt qu’il ne ferait pas en un mois tous les instruments d'agriculture que le maréchal faisait pour lui en un jour.

Le même principe qui avait fait séparer d'abord les métiers du laboureur, du berger, du maréchal et du tisserand, subdivisa ensuite ces métiers à l'infini ; chacun sentit qu’en simplifiant l'opération dont il se chargeait, il la faisait d'une manière toujours plus prompte et plus parfaite. Le tisserand renonça aux métiers de fileur et de teinturier ; les fileurs de chanvre, de coton, de laine et de soie se séparèrent ; les tisserands se subdivisèrent davantage encore, d'après la destination et le tissu de leurs étoffes ; et à chaque division , chaque ouvrier, en concentrant son attention sur une seule chose , vit augmenter ses pouvoirs productifs. Dans l'intérieur de chaque manufacture cette division fut encore répétée, et toujours avec les mêmes effets. Vingt ouvriers travaillèrent ensemble à une seule chose ; mais chacun lui fit subir une opération différente, et les vingt ouvriers se trouvèrent faire vingt fois plus d'ouvrage qu'ils n'auraient fait si chacun avait travaillé séparément.

Les machines naquirent de la division du travail. La nature nous présente des forces aveugles, infiniment supérieures à celles de l'homme , mais qui ne sont point destinées à le servir. Ce fut une conquête pour l'industrie que de les enchaîner et de les rendre obéissantes : dès qu'on put leur faire faire un ouvrage humain, elles le firent avec une rapidité , avec une étendue, dont l'homme seul n'aurait pu approcher. L'eau, le vent, le feu ne pouvaient se charger d'opérations compliquées , mais la division du travail avait rendu toutes les opérations plus simples. Lorsque dans une manufacture chaque ouvrier fut chargé d'une seule manipulation, il trouva bientôt le mouvement uniforme par lequel il pouvait l'accomplir ; il trouva peu après la direction qu'il pouvait imprimer à un agent naturel, pour qu'il l'accomplît sans son aide. Les eaux se chargèrent alors de moudre le blé, de faire avancer les scies , de soulever les pilons; et des travaux auxquels des milliers d'hommes n'auraient pu suffire, furent accomplis par des ouvriers insensibles , qui n'avaient aucun besoin.

La division des travaux augmenta d'une autre manière encore la faculté de produire qu'avait l'homme. Plusieurs membres de la société, abandonnant les travaux manuels, se consacrèrent à ceux de l'entendement. Ils étudièrent la nature et ses propriétés, la dynamique et ses lois, la mécanique et ses applications, et ils déduisirent de leurs recherches des moyens presque infinis d'augmenter les pouvoirs productifs de l'homme. Ce sont ces moyens de produire que de nos jours on a compris sous le nom de pouvoir scientifique, et qui font accomplir par des agents bien plus puissants que nous, un ouvrage que l'espèce humaine n'aurait jamais pu entreprendre avec ses seules forces.