Nouveaux Principes d’économie politique/Livre II/Chapitre 1




Double but de la science du gouvernement



Livre I, chapitre 7

Livre II, chapitre 1

Livre II, Chapitre 2



LIVRE SECOND.

FORMATION ET PROGRÈS DE LA RICHESSE.


CHAPITRE PREMIER.

Formation de la richesse pour l’homme isolé.

L’homme, en naissant, apporte sur cette terre des besoins qu’il doit satisfaire pour vivre, des désirs qui lui font attendre son bonheur de certaines jouissances, et une industrie, ou une aptitude au travail, qui le met en état de satisfaire les uns et les autres. Cette industrie est la source de sa richesse ; ses désirs et ses besoins lui donnent un emploi. Tout ce à quoi l’homme met du prix est créé par son industrie, tout ce qu’il a créé doit être consommé pour satisfaire ses besoins ou ses désirs. Mais, entre le moment de la création, par son travail, et celui de la consommation, par sa jouissance, la chose destinée à son usage peut avoir une existence plus ou moins prolongée. C’est cette chose, c’est ce fruit du travail, accumulé et non encore consommé, qu’on appelle la richesse.

La richesse peut exister, non-seulement sans aucun signe d`échange, ou sans argent, mais encore sans aucune possibilité d’échange, ou sans commerce ; d’autre part elle ne peut exister sans travail, non plus que sans des désirs ou des besoins que ce travail doive satisfaire. Qu’un homme soit abandonné dans une île dserte, la propriété de cette île entière, que personne ne lui dispute, ne le rendra pas riche, quelle que soit la fertilité naturelle de son sol, l’abondance du gibier qui erre dans ses forêts, du poisson qui se joue sur ses rivages, des mines que recèlent ses entrailles. Au contraire ; au milieu de ces secours qui lui sont offerts par la nature, il pourra être réduit au dernier degré de misère, il pourra même mourir de faim. Mais si cet homme, par son industrie, atteint vivans quelques-uns des animaux qui errent dans ces bois, et si, au lieu de les dévorer aussitôt, il les réserve pour ses besoins futurs ; si, dans cet intervalle, il réussit à les apprivoiser, à vivre de leur laitage, à les associer à son travail, à les multiplier, il commencera à devenir riche, parce que son travail lui aura acquis la propriété de ces animaux, et qu’un nouveau travail les aura rendus domestiques. La mesure de sa richesse ne sera point le prix qu’il pourrait en obtenir en échange, puisque tout échange lui est impossible, mais l’étendue des besoins qu’il pourra satisfaire, ou, si l’on veut, le temps pendant lequel il pourra vivre du fruit de ses peines, sans recourir à un nouveau travail.

En domptant les animaux, cet homme en a fait sa propriété et sa richesse ; en domptant la terre, il la changera de même en richesse et en propriété. L’île qu’il habite était sans valeur tant qu’elle était sans travail ; mais si, au lieu de dévorer ses fruits au moment où il a pu les atteindre, il les a réservés pour ses besoins futurs ; s’il les a confiés de nouveau à la terre pour qu’ils multipliassent, s’il a labouré ses champs pour augmenter leurs pouvoirs productifs ; s’il les a enclos pour les défendre contre les bêtes sauvages ; s’il les a plantés d’arbres dont il n’attend la récolte que dans de longues années, il a créé la valeur, non-seulement du produit annuel de la terre que son travail fait naitre, mais encore de la terre elle-même, qu’il a apprivoisée comme les animaux, et qu’il a rendue propre à le seconder. Il est riche alors ; et il l’est d’autant plus, qu’il pourrait plus longtemps suspendre son travail sans éprouver de nouveaux besoins.

Ce solitaire n’étant plus sous l’empire du plus pressant de tous les besoins, celui de la faim, pourra consacrer son travail à se procurer le logement et le vêtement, et à les rendre plus commodes. Il se bâtira une chaumière ; il la garnira de meubles que son travail solitaire suffira à fabriquer. Il changera les peaux de ses moutons, ou leurs toisons, en chaussures ou en étoffes ; et plus sa maison sera rendue commode, plus son magasin sera rempli de provisions pour sa nourriture et son vêtement à venir, plus il pourra se dire riche.

L’histoire de cet homme est celle de la race humaine. Il est plus important qu’on ne pense d’étudier toutes les opérations par lesquelles il peut passer de la misère à l’opulence : l’esprit peut les suivre dans un individu ; il les perd bientôt de vue dans la société. Cependant la richesse de tous n’est que la somme des richesses de chacun ; elle commence pour tous comme elle a commencé pour chacun, par le travail ; elle s’accumule pour tous comme pour chacun, par la supériorité des produits du travail journalier sur les besoins journaliers ; elle est destinée, par tous comme par chacun, à procurer les jouissances qui doivent la consommer et la détruire : si elle cessait de procurer ces jouissances, s’il ne se trouvait plus personne qui pût l’appliquer à ses besoins, elle aurait perdu son prix, elle ne serait plus richesse. Tout ce qui est vrai de l’individu, est vrai de la société, et réciproquement. Mais, tandis que rien n’est si facile à concevoir que l’opulence ou la misère d’un homme isolé, les échanges, en déplaçant sans cesse cette richesse, troublent notre vue, et d’un objet positif en font un presque métaphysique.

Quelle que soit la bienfaisance de la nature, elle ne donne rien à l’homme gratuitement ; mais elle est prête à le seconder et à multiplier ses pouvoirs à l’infini lorsqu’il s’adresse à elle. L’histoire de toute richesse est toujours enfermée entre ces mêmes bornes : le travail qui crée, l’économie qui accumule, la consommation qui détruit. La chose qui n’est point née ou qui n’a point reçu sa valeur d’un travail médiat ou immédiat, n’est point une richesse, quelque utile, quelque nécessaire qu’elle soit à la vie. La chose qui n’est point utile à l’homme, qui ne satisfait point ses désirs, qui ne peut point être employée à son usage médiat ou immédiat, n’est de même point une richesse, par quelque travail qu’elle ait été produite. La chose, enfin, qui ne peut point s’accumuler, qui ne peut point se garder pour une consommation future, n’est point une richesse, encore qu’elle ait été produite par le travail, et qu’elle se consomme par la jouissance.

Nous avons dit que le travail qui crée la richesse peut être médiat ou immédiat. En effet, l’homme, en s’appropriant les objets naturels, leur donne souvent une valeur, seulement perce qu’il les réserve ainsi pour un travail à venir, ou qu’il les y associe, quoiqu’il ne change point leur substance. Le solitaire, lorsqu’il a enclos un pré, a donné de la valeur aux gazons qu’il n’a point touchés, mais qu’il a seulement mis à l’abri des insultes des bêtes fauves ; lorsqu’il a multiplié son bétail, il a donné de la valeur aux pâturages qui sont plus à sa portée ; lorsqu’il a profité d’une chute d’eau pour faire tourner se meule, il a donné de la valeur au torrent lui-même. Ce qui est vrai de l’homme isolé l’est plus encore de la société ; le travail qu’on a fait donne une valeur aux choses qui serviront au travail qu’on peut faire.

Nous avons dit aussi que l’usage peut être médiat ou immédiat ; ainsi le foin que recueille le solitaire a de la valeur, non pour lui-même, mais pour son bétail qu’il nourrit.

Nous avons dit, enfin, que tout objet qui ne réunit que deux des trois conditions que nous avons énumérées, n’est point une richesse dès que la troisième lui manque. L’air, l’eau, le feu, ne sont pas seulement utiles ; ils sont nécessaires à la vie : ils peuvent être réservés pour une jouissance future ; mais en général on n’a besoin d’aucun travail pour se les procurer, ils ne sont point une richesse. Tous les travaux qui ont manqué leur but ne sont point une richesse dès qu’on n’en peut retirer aucune jouissance, encore que l’ouvrage fait subsiste. L’exercice, la musique, la danse, sont tout ensemble des travaux et des jouissances ; mais ils ne font point partie de la richesse, parce qu’on ne peut point en réserver la jouissance pour un autre temps.

Avant d’avoir aucun moyen d’échange, avant de songer aux métaux précieux qui les facilitent pour nous, le solitaire, que nous avons supposé dans son île, aura déjà appris à distinguer les travaux dans leur rapport avec la richesse. S’ils ne produisent aucune jouissance, ils sont inutiles ; si leurs fruits sont de nature à ne pouvoir jamais être réservés pour une consommation future, ils sont improductifs ; tandis que les seuls travaux productifs, ou qui créent la richesse, sont ceux qui laissent après eux un gage au moins égal en valeur, aux yeux mêmes du solitaire, à la peine qu’ils lui ont coûté. Ainsi le solitaire, trompé par l’analogie, a pu croire qu’il multiplierait ses oliviers en semant des olives ; il a pu ignorer que leur noyau ne germait point comme celui des autres fruits ; il a pu préparer pour elles le terrain par un labour profond, par un travail fatigant ; et l’expérience lui apprendra que ce travail est inutile, car il ne verra naître aucun olivier. D’autre part il a pu défendre sa demeure contre les ours ou les loups : travail fort utile, mais improductif ; car ses fruits ne peuvent s’accumuler : s’il avait connu autrefois la civilisation, il a pu passer des heures à jouer d’une flûte que nous supposerons qu’il aura dérobée à son naufrage ; travail utile encore, et qu’il regardera peut-être comme son unique plaisir, mais également improductif, et pour la même raison. Il a pu donner aux soins de sa personne, à ceux de sa santé, des heures très utilement employées, mais qui ne produisent pas plus de richesses. Le solitaire saura fort bien distinguer d’avec le travail productif, ces heures où il n’amasse rien pour l’avenir ; et, sans s’interdire ce genre d’occupations, il l’appellera un temps perdu.