Nouveaux Principes d’économie politique/Livre I/Chapitre 7

CHAPITRE VII.

Système d'Adam Smith. Division du reste de cet ouvrage

Adam Smith, auteur du troisième système d’Économie politique, au lieu de chercher, comme ses prédécesseurs, à inventer à priori une théorie à laquelle il s’efforcerait ensuite de rattacher tous les faits, reconnut que la science du gouvernement était expérimentale ; qu’elle ne pouvait se fonder que sur l’histoire des peuples divers, et que c’était seulement d’une observation judicieuse des faits qu’on pouvait déduire des principes. Son immortel ouvrage, De la nature et des causes de la richesse des nations, qu’il publia en 1776, et qu’il avait fait précéder, dès 1752, de Leçons sur l’Économie politique, est en effet le résultat d’une étude philosophique de l’histoire du genre humain. Ce n’est qu’après s’être éclairé par l’analyse des révolutions économiques des temps passés, que l’auteur s’élève aux lois générales de l’accroissement des richesses, et qu’il les expose pour la première fois.

Rejetant également deux systèmes exclusifs, dont l’un ne voulait attribuer la création de la richesse qu’au commerce, et l’autre qu’à l’agriculture, Adam Smith en chercha la source dans le travail. Tout travail qui laisse après lui une valeur échangeable, lui parut productif, soit qu’il appartînt aux champs ou à la ville, soit qu’il créât l’objet échangeable, qui devenait partie de la richesse, soit qu’il augmentât la valeur d’une chose qui existait déjà.

De même que le travail fut à ses yeux le seul créateur de la richesse, l’économie fut pour lui le seul moyen de l’accumuler. L’économie créa les capitaux, nom sous lequel il ne comprit pas seulement l’or et l’argent, comme faisaient les économistes mercantiles, mais les richesses de tout genre, amassées par le travail de l’homme, et employées par leurs propriétaires, moyennant un bénéfice, à faire exécuter un nouveau travail.

La richesse nationale se composa, à ses yeux, de la terre, qui, rendue productive par le travail de l’homme, non-seulement compense ce travail avec avantage, mais produit encore, en faveur de son propriétaire, un revenu net, le fermage, qu’il nomma la rente ; des capitaux, qui, employés à animer l’industrie, la rendent lucrative, en sorte que leur circulation produit pour leurs propriétaires un second revenu qu’il nomma le profit ; du travail, enfin, qui produit pour ceux qui l’exécutent, un troisième revenu qu’il nomma le salaire.

Adam Smith ne reconnut pas seulement que chaque espèce de travail contribuait à son tour à l’avantage de tous et à l’accroissement de la richesse ; il établit en principe que la société demandait alternativement le travail dont elle avait le plus besoin, par l’organe de ceux qui s’offraient à le payer ; que ces demandes et ces offres étaient la seule expression de ses convenances à laquelle on pût se fier, et que l’autorité pouvait, avec une pleine sécurité, se reposer sur l’intérêt individuel, quant à la marche de l’industrie.

Il affirma que le travail qui serait le plus demandé serait toujours le plus convenable à l’intérêt de tous ; qu’il serait, par cette raison, le mieux payé ; qu’il serait aussi le mieux exécuté à mesure que la richesse s’augmentait, et que la nation pouvait disposer de plus de capitaux et de plus de bras, il jugea qu’elle tournerait son activité vers l’agriculture, le commerce intérieur, les manufactures destinées à la consommation intérieure, le commerce étranger, les manufactures destinées à la consommation étrangère, enfin le commerce de transport : il affirma que la demande du marché déterminerait toujours le passage des capitaux et des bras, d’une industrie languissante à une industrie plus profitable ; il ne demanda au gouvernement d’autre faveur, pour l’agriculture ou le commerce, qu’une entière liberté, et il fit reposer tout l’espoir du développement des richesses nationales sur la concurrence[1].

Il serait superflu d’exposer ici avec plus de détails un système que le but de tout cet ouvrage est de développer et de compléter. La doctrine d’Adam Smith est la nôtre ; le flambeau que son génie apporta sur le champ de la science, ayant fait entrer ses sectateurs dans la vraie voie, tous les progrès que nous y avons faits depuis, lui sont dus, et ce serait une vanité puérile que celle qui s’attacherait à montrer tous les points sur lesquels ses idées n’étaient pas encore éclaircies, puisque c’est à lui que nous devons jusqu’à la découverte des vérités que lui-même n’avait pas connues.

Après cette profession de notre admiration profonde pour ce génie créateur, de notre vive reconnaissance pour une lumière que nous ne devons qu’à lui, on s’étonnera sans doute d’apprendre que le résultat pratique de la doctrine que nous empruntons de lui nous paraît souvent diamétralement opposé à celui qu’il en a tiré, et que, combinant ses principes mêmes avec l’expérience d’un demi-siècle, pendant lequel sa théorie a été plus ou moins mise en pratique, nous croyons pouvoir démontrer qu’il fallait, en plus d’une circonstance, en tirer de tout autres conclusions.

Nous professons, avec Adam Smith, que le travail est la seule origine de la richesse, que l’économie est le seul moyen de l’accumuler ; mais nous ajoutons que la jouissance est le seul but de cette accumulation, et qu’il n’y a accroissement de la richesse nationale que quand il y a aussi accroissement des jouissances nationales.

Adam Smith, ne considérant que la richesse, et voyant que tous ceux qui la possèdent ont intérêt de l’accroître, a conclu que cet accroissement ne pourrait jamais être mieux favorisé qu’en abandonnant la société au libre exercice de tous les intérêts individuels. Il a dit au gouvernement : la somme des richesses privées forme la richesse de la nation ; il n’y a pas de riche qui ne s’efforce de devenir plus riche encore : laissez-le faire ; il enrichira la nation en s’enrichissant lui-même.

Nous avons considéré la richesse dans ses rapports avec la population qu’elle doit faire vivre ou rendre heureuse ; une nation ne nous a point paru croître en opulence par la seule augmentation de ses capitaux, mais seulement lorsque ses capitaux, en croissant, répandaient aussi plus d’aisance sur la population qu’ils devaient faire vivre ; car, sans doute, vingt millions d’hommes sont plus pauvres avec six cents millions de revenus, que dix millions d’hommes avec quatre cents millions. Nous avons vu que les riches pouvaient augmenter leurs richesses, soit par une production nouvelle, soit en prenant pour eux une plus grande part de ce qui était auparavant réservé aux pauvres ; et, pour régulariser ce partage, pour le rendre équitable, nous invoquons presque constamment cette intervention du gouvernement qu’Adam Smith repoussait. Nous regardons le gouvernement comme devant être le protecteur du faible contre le fort, le défenseur de celui qui ne peut point se défendre par lui-même, et le représentant de l’intérêt permanent, mais calme, de tous, contre l’intérêt temporaire, mais passionné, de chacun.

L’expérience nous paraît justifier ce point de vue nouveau d’un ancien système. Quoique l’autorité d’Adam Smith n’ait point réformé, à beaucoup près, toutes les parties de la législation économique, le dogme fondamental d’une concurrence libre et universelle a fait de très-grands progrès dans toutes les sociétés civilisées ; il en est résulté un développement prodigieux dans les pouvoirs de l’industrie ; mais souvent aussi il en est résulté une effroyable souffrance pour plusieurs classes de la population. C’est par l’expérience que nous avons senti le besoin de cette autorité protectrice que nous invoquons ; elle est nécessaire pour empêcher que des hommes ne soient sacrifiés aux progrès d’une richesse dont ils ne profiteront point. Elle doit toujours intervenir, pour comparer le calcul égoïste de l’augmentation des produits, avec le seul calcul national de l’augmentation des jouissances et de l’aisance de tous[2]. Nous croyons devoir avertir d’avance notre lecteur de cette différence importante dans les résultats, en même temps que nous renonçons à en faire un objet de controverse. Nous ne nous arrêterons point pour combattre celles des opinions d’Adam Smith que nous ne partageons pas, ou pour signaler les occasions où nous nous séparons de lui et des nombreux écrivains qui l’ont commenté. Les principes de la science politique doivent former un seul ensemble et découler les uns des autres. Nous les avons présentés dans ce qui nous paraît être leur enchaînement naturel, sans prétendre distinguer ce qui est à nous de ce qui est à nos devanciers. Si ces principes s’appuient en effet les uns sur les autres, et s’ils composent un tout bien lié, nous serons parvenus à notre but ; car nous ne prétendons point élever un système nouveau en opposition à celui de notre maître, mais montrer seulement quelles modifications l’expérience doit nous forcer d’apporter au sien.

Nous rangerons ce système sous six chefs qui nous paraissent comprendre toute la science du gouvernement dans ses rapports avec le bien-être physique de ses sujets ; savoir : 1° formation et progrès de la richesse ; 2° richesse territoriale ; 3° richesse commerciale ; 4° numéraire ; 5° impôt ; et 6° population. Chacun formera le sujet d’un livre. La richesse territoriale et la population n’ont point été l’objet de recherches spéciales pour Adam Smith.

C’est par une marche absolument opposée qu’aujourd’hui même, en Angleterre, les disciples d’Adam Smith se sont éloignés de sa doctrine, et plus encore, à ce qu’il nous semble, de sa manière de rechercher la vérité. Adam Smith considérait l’économie politique comme une science d’expérience ; il s’efforçait d’examiner chaque fait dans l’état social auquel il appartenait, et de ne jamais perdre de vue les circonstances diverses auxquelles il était lié, les résultats divers par lesquels il pouvait influer sur le bonheur national. En le critiquant aujourd’hui, nous nous permettrons d’observer qu’il n’a pas toujours été fidèle à cette manière synthétique de raisonner ; qu’il n’a pas toujours eu en vue le but essentiel qu’il se proposait, les rapports de la richesse avec la population, ou avec la jouissance nationale. Ses nouveaux disciples, en Angleterre, se sont bien davantage jetés dans des abstractions qui nous font absolument perdre de vue l’homme auquel appartient la richesse et qui doit en jouir. La science entre leurs mains est tellement spéculative, qu’elle semble se détacher de toute pratique. On croirait d’abord qu’en dégageant la théorie de toutes les circonstances accessoires, on doit la rendre plus claire et plus facile à saisir : le contraire est arrivé ; les nouveaux économistes anglais sont fort obscurs, et ne peuvent être compris qu’avec beaucoup de fatigue, parce que notre esprit répugne à admettre les abstractions qu’ils nous demandent ; mais cette répugnance même est un avertissement que nous nous éloignons de la vérité, lorsque, dans les sciences morales, où tout se lie, nous nous efforçons d’isoler un principe et de ne voir que lui.

L’ouvrage ingénieux de M. D. Ricardo, qui parut en 1817, et qui fut bientôt traduit en français et enrichi, par M. Say, de notes où brille une critique lumineuse, nous semble un exemple remarquable de cette direction nouvelle suivie par les économistes en Angleterre. Ces Principes de l’Économie politique et de l’Impôt ont produit un effet prodigieux parmi les anglais. Un journal, dont l’autorité est imposante dans la science[3], les annonce comme ayant fait faire à l’économie politique le plus grand pas qu’elle ait fait depuis Adam Smith ; cependant nous sentons tellement que nous marchons sur un autre terrain, qu’à peine aurions-nous eu occasion de citer cet ouvrage, ou pour nous appuyer sur ses calculs, ou pour les combattre, si sa célébrité ne nous en avait quelquefois fait un devoir.

Un administrateur français, dont le nom n’est point un secret, quoiqu’il ne l’ait pas attaché à son livre, a aussi publié la même année, des Élémens d’Économie politique, qu’il destine, dit-il, à ceux qui travaillent dans les administrations. Je suis étonné que, dans ce but, il ait considéré la science sous un point de vue aussi abstrait. Il y a dans ses prétendus Élémens beaucoup d’esprit sur l’économie politique ; mais il me semble que la partie positive, si essentielle à un homme d’état, est demeurée bien loin de ses méditations.


FIN DU PREMIER LIVRE

  1. La doctrine d’Adam Smith est exposée dans son propre ouvrage, An Inquiry into the nature and causes of the wealth of Nations, 3 vol. un-8°. Voyez aussi Traité d’Économie politique, de J-B. Say, 2 vol. in-8o, Paris. Cours d’Économie politique, ou Exposition des principes qui déterminent la prospérité des nationx ; par Henri Storch, 6 vol. in-8o, Pétersbourg, 1815. Enfin un ouvrage que j’ai publié il y a quinze ans, De la Richesse comemrciale, 2 vol. in-8o, Genève, 1803.
  2. D’autres, avant, nous, avaient remarqué que l’expérience ne confirmatait point pleinement les doctrines d’Adam Smith ; et l’un des plus illustres parmi ses sectateurs, M. Ganilh, s’est entièrement écarté d’un système qu’il avait d’abord professé. En général, Adam Smith, avait trop considéré la science comme exclusivement soumise au calcul, tandis qu’elle est, sous plusieurs rapports, du domaine de la sensibilité et de l’imagination, qui ne se calculent point. M. Ganilh, il est vrai, en poursuivant d’autres calculs, dont les bases sont bien incertaines, nous paraît s’être davantage encore éloigné du but de la science
  3. Edimburgh Revoew, n°59, June 1818.