Nouveaux Principes d’économie politique/Livre II/Chapitre 3

CHAPITRE III.

Augmentation des besoins de l'homme social, et bornes de la production

Depuis que les hommes s'étaient réunis en société, depuis qu'ils s'étaient partagé les travaux, beaucoup plus d'ouvrage fut fait sur la terre. Chacun, en ne s'occupant que d’une seule opération, avait acquis pour l'accomplir une dextérité extraordinaire ; chacun avait profité pour augmenter son ouvrage des forces aveugles de la nature qu'il avait réussi à asservir ; chacun avait multiplié sa propre action par les pouvoirs scientifiques, dont les mécaniciens lui avaient révélé l'emploi. Tandis que dans l'état sauvage, un homme par le travail de toute sa journée pouvait à peine pourvoir à ses plus pressants besoins, il suffirait, dans la société la plus perfectionnée, qu'un homme sur cent, qu'un homme sur mille peut-être, travaillât dans les manufactures, de la même manière, pour produire une quantité égale d'ouvrage, tandis que tous les autres pourraient rester oisifs. Les travaux de l'agriculture, il est vrai, ne sont pas susceptibles d'une pareille économie de main-d'œuvre.

Mais si les progrès de la civilisation firent accomplir beaucoup plus d'ouvrage, ils en firent aussi demander beaucoup plus pour la consommation. Le solitaire, qui travaillait pour lui-même, ne pouvait avoir que des besoins bornés et des jouissances bornées ; la nourriture, le vêtement, le logement, lui étaient, il est vrai, nécessaires ; mais il ne songeait pas même aux goûts délicats par lesquels la satisfaction de ces besoins pouvait être changée en plaisirs, ou aux besoins artificiels que la société lui donnerait, et dont la satisfaction lui procurerait de nouvelles jouissances. Le but du solitaire avait été seulement d'amasser, de manière à pouvoir se reposer ensuite. Il avait devant lui un point rapproché dans l’accumulation des richesses, après lequel il y aurait eu de la folie à lui d'accumuler encore, car il ne pouvait pas augmenter proportionnellement sa consommation. Mais les besoins de l'homme social parurent infinis, parce que le travail de l'homme social lui présenta des jouissances infiniment variées ; quelque richesse qu'il eût amassée, il n'eut point occasion de dire : C'est assez ; il trouva toujours moyen de la convertir en jouissance, et de se figurer, tout au moins, qu'il l'appliquait à son usage.

Cependant c’est une grande erreur, dans laquelle sont tombés la plupart des économistes modernes, que de se représenter la consommation comme une puissance sans bornes, toujours prête à dévorer une production infinie. Ils ne cessent d'encourager les nations à produire, à inventer de nouvelles machines, à perfectionner leurs travaux, pour que la quantité d'ouvrage achevée dans l'année surpasse toujours celle de l'année précédente : ils s'affligent de voir multiplier le nombre des ouvriers improductifs ; ils signalent les oisifs à l'indignation publique, et, dans une nation où les pouvoirs des ouvriers ont été centuplés, ils voudraient que chacun fût ouvrier, que chacun travaillât pour vivre.

Mais d'abord le solitaire travaillait pour avoir du repos ; il accumulait des richesses pour en jouir sans rien faire : le repos est un goût naturel à l'homme, c'est le but et la récompense du travail ; et les hommes renonceraient probablement à tous les perfectionnements des arts, à toutes les jouissances que nous donnent les manufactures, s’il fallait que tous les achetassent par un travail constant, tel que celui de l'ouvrier. La division des métiers et celle des conditions, en partageant les rôles, n'a point changé le but du travail humain. L'homme ne se fatigue que pour se reposer ensuite ; il n'accumule que pour dépenser ; il n'ambitionne les richesses que pour jouir. Les efforts sont aujourd'hui séparés de leur récompense : ce n’est pas le même homme qui travaille et qui se repose ensuite ; mais c'est parce que l'un travaille que l'autre doit se reposer.

Ensuite, les besoins de l'homme qui naît sont nécessairement fort bornés. D'après la multiplication prodigieuse des pouvoirs productifs du travail, on aurait bientôt pourvu, avec les forces de toute la société, à sa nourriture, à son logement, à son vêtement. Si la nation entière travaillait comme font les seuls manouvriers ; si par conséquent elle produisait dix fois plus de nourriture, de logement, de vêtement que chacun d'eux n'en peut consommer, se figure-t-on que la part de chacun en serait meilleure ? Bien au contraire. Chaque ouvrier aurait à vendre comme dix et à acheter seulement comme un : chaque ouvrier vendrait d'autant plus mal, et se trouverait d'autant moins en état d'acheter ; et la transformation de la nation en une grande manufacture d'ouvriers productifs constamment occupés, loin de causer la richesse, causerait la misère universelle[1].

Dès qu'il y a surabondance de produits, le travail superflu doit être consacré à des objets de luxe. La consommation des objets de première nécessité est limitée, celle des objets de luxe est sans limites. On aura bientôt produit tous les habits, tous les souliers, tout le blé, toute la viande que consommeront les artisans, dans la condition à laquelle ils sont aujourd'hui réduits. Lors même que, par une organisation plus équitable de la société, on réussirait à leur réserver une plus grande part dans les richesses qu'ils créent, on aurait encore bientôt pourvu aux jouissances qui peuvent s'accorder avec le travail. On n'arrivera pas sans doute à les envoyer à leur atelier en carrosse, ou à les faire travailler à leurs métiers en habits de velours ou de brocart d'or : si tel devait être le résultat de ce zèle pour produire. qu’excitent tous les écrivains et qu'encouragent tous les gouvernements, les ouvriers renonceraient bien vite au luxe qu'on leur ferait acheter par un pénible travail.

La multiplication indéfinie des pouvoirs productifs du travail ne peut donc avoir pour résultat que l'augmentation du luxe ou des jouissances des riches oisifs. L'homme isolé travaillait pour se reposer, l’homme social travaille pour que quelqu'un se repose ; l'homme isolé amassait pour jouir ensuite, l'homme social voit amasser le fruit de ses sueurs par celui qui doit en jouir ; mais dès l'instant que lui et ses égaux produisent plus, et infiniment plus qu'ils ne peuvent consommer, il faut bien que ce qu'ils produisent soit destiné à la consommation de gens qui ne vivront point en égaux, et qui ne produiront point.

Mais ces riches, qui consomment les produits du travail des autres, ne peuvent les obtenir que par des échanges. S'ils donnent ce pendant leur richesse acquise et accumulée en retour contre ces produits nouveaux, qui sont l'objet de leur fantaisie, ils semblent exposés à épuiser bientôt leur fonds de réserve ; ils ne travaillent point, avons-nous dit, et ils ne peuvent même travailler : on croirait donc que chaque jour doit voir diminuer leurs vieilles richesses, et que, lorsqu'il ne leur en restera plus, rien ne sera offert en échange aux ouvriers qui travaillaient exclusivement pour eux. Les ouvriers, comme nous l'avons vu, ne feront jamais usage ni de carrosses, ni d'habits de velours ; si les riches cessent d'être riches, justement pour en avoir fait quelque temps usage, les carrossiers et les fabricants de velours devront périr de misère.

Mais dans l'ordre social, la richesse a acquis la propriété de se reproduire par le travail d'autrui, et sans que son propriétaire y concoure. La richesse, comme le travail, et par le travail, donne un fruit annuel qui peut être détruit chaque année sans que le riche en devienne plus pauvre. Ce fruit est le revenu qui naît du capital ; la distinction entre l'un et l’autre devient la base de la prospérité sociale. La production est arrêtée dès qu’elle ne trouve plus à s'échanger contre le revenu. Si tout à coup toute la classe riche prenait la résolution de vivre de son travail comme la plus pauvre, et d'ajouter tout son revenu à son capital, les ouvriers, qui comptaient sur l'échange de ce revenu pour vivre, seraient réduits au désespoir et mourraient de faim ; si, au contraire, la classe riche ne se contentait pas de vivre de son revenu, mais dépensait encore son capital, elle se trouverait bientôt sans revenu, et ce même échange, si nécessaire à la classe pauvre, cesserait aussi. Nous verrons ailleurs que ce ne serait pas le seul résultat funeste qui suivrait la déperdition du capital. Ainsi, la production dut trouver sa mesure dans le revenu social, et ceux qui encouragent une production indéfinie, sans se soucier de connaître ce revenu, poussent une nation à sa ruine, en croyant lui ouvrir le chemin des richesses.

  1. Je fais, dans ce raisonnement, abstraction du commerce extérieur. Si on veut le prendre en considération, une nation pourra en effet être la pourvoyeuse de ses voisines ; mais le raisonnement se retrouvera vrai pour le genre humain, ou pour toute cette partie du genre humain qui commerce ensemble, et qui ne forme plus aujourd'hui, en quelque sorte, qu'un seul marché.