Notre maître, le passé (1924)/14
SOUS LE RÉGIME
ANGLAIS
L’Histoire acadienne[1]
L’histoire acadienne est le chef-d’œuvre de la survivance française. Nul groupe français au Canada n’a été plus brutalement assailli ; aucun n’eût été plus excusable d’oublier ou de renier ses origines ; aucun cependant n’a montré plus de constance héroïque dans la volonté de survivre.
Ses antécédents historiques l’avaient prédestiné à cette fidélité. Cette histoire commence tout de bon en 1610 avec le retour de Poutrincourt à Port-Royal. Ce Poutrincourt, un vrai fondateur de race, commence par donner de la terre à ses colons et l’on sème sans retard le premier blé. « Et veux, dès aujourd’hui, disait-il, vous marquer les terres que vous tiendrez à cens et à rentes, afin que vous puissiez, entre temps, préparer déjà la demeure et le foyer de vos ménages, travaillant ainsi pour vous-mêmes et vos enfants ». Parmi ces premiers défricheurs, il y a Marc Lescarbot et Louis Hébert. L’occupation française et la tradition agricole sont maintenant établies ; elles se maintiendront sans interruption.
Cependant un coup de foudre s’abat sur la colonie naissante. En 1618, Samuel Argall vient ravager Port-Royal. L’Acadie à peine née passe pratiquement à la puissance anglaise jusqu’au traité de Saint-Germain-en-Laye en 1632. À partir de 1614, tout espoir de secours du côté de la France est perdu. Biencourt, le fils de Poutrincourt, n’abandonne pas la partie. Tout en tenant quelquefois une main à la charrue, il se jette bravement dans les bois, à la suite des Indiens. En 1623, à la mort de Biencourt, Charles de Latour qui a vingt-sept ans, compte encore quinze ou vingt hommes autour de lui. C’est la période embryonnaire du peuple acadien. Latour, le seigneur de Port-Royal, c’est le chef demi-barbare, se jetant avec sa petite bande, dans la grande vie d’aventures, vivant d’exploits, de chasse et de pêche. Seul, le passage d’un missionnaire reprend ces hommes de temps à autre, à la dignité des civilisés.
Avec le retour du pays à la France en 1632, puis l’arrivée du nouveau gouverneur, M. de Razilly, la colonie recommence son organisation sociale. Mais que de vicissitudes, que de recommencements dans sa vie ! Malgré l’abandon presque constant de la France, ces colons doivent se défendre sans cesse contre les incursions des Anglo-Américains. Observez que c’est là, en Acadie, qu’a commencé le duel de notre histoire.
En 1645, la colonie passe encore sous le joug anglais et cette fois jusqu’au traité de Bréda en 1667. Et de 1667 à 1710, cinq fois encore l’Acadie doit subir les randonnées des flibustiers américains qui rompent les digues, brûlent les habitations et les moissons, volent les barques et les bestiaux.
Mais vous entendez, mesdames, messieurs, quelle race vigoureuse et batailleuse va créer ce genre de vie. Déjà se dessinent tous les caractères d’un groupe distinct. Ces Acadiens sont des isolés. La distance, des forêts impénétrables les séparent de Québec. De la mère-patrie, ils sont séparés par une politique coloniale de lésinerie et d’intermittence dans l’action. Ils vivent enfermés dans l’enceinte de la baie française. Ils ne doivent presque rien à l’immigration ; ils ne doivent qu’à eux-mêmes. À partir de 1686, la population ne s’accroît plus que de sa propre vitalité. En 1701, les neuf-dixièmes des habitants appartiennent aux premières souches acadiennes, 47 familles d’où est sorti presque tout ce peuple. Il grandit rapidement ; il se double tous les seize ans. Habitués à se passer de la métropole, à ne compter que sur eux-mêmes, l’occupation anglaise n’arrête point la vitalité ardente des Acadiens. C’est à Port-Royal qu’est le foyer vivant de la race ; mais bientôt la ruche primitive devient trop étroite et des essaims se répandent dans les anses profondes de la baie française ; surtout au bassin des Mines, à Beaubassin, à Cobequid, à Péticoudiac, à Menrancou.
Lorsque le 12 octobre 1710, abandonné par la France, mais ayant satisfait à l’honneur français, l’héroïque Subercase cède définitivement l’Acadie aux Anglais, une nouvelle race est née. Trois générations ont grandi sur la terre acadienne. L’isolement, le climat, la vie de combats et d’aventures ont rapidement modifié le type primitif. Il en est résulté une petite race française d’excellente venue, race de vie paisible et pastorale, avec une pointe héroïque dans l’âme. Tout un passé d’aventures revit dans une passionnante épopée primitive, avec des exploits de chasse, de flibuste, avec le souvenir d’un Biencourt et d’un Latour, et surtout d’un Vincent de Saint-Castin, le héros des montagnes acadiennes, le prince légendaire des tribus abénaquises. Tout cela sans doute se chante quelquefois dans les foyers neufs avec l’accompagnement de la mer et le murmure des pins moussus.
Déjà les Acadiens ont pu se donner un embryon d’organisation civile et politique. Ces fils de coureurs de bois et de mers ont la passion de la liberté. M. de Brouillan, l’un des derniers gouverneurs français, les appelle des « demi-républicains ». Ils n’en forment pas moins une petite société féodale bien hiérarchisée avec leurs seigneurs terriens, gentilshommes rustiques qui ne sont que les premiers de leurs censitaires, avec en plus leurs prêtres et leurs notables, tous hommes de grand sens et de forte tête, si j’en juge par les requêtes et les mémoires qu’ils adressent au conquérant. Les Acadiens ont leur assemblée à eux pour décider de l’intérêt public. Et les vastes travaux d’endiguement entrepris et menés à bonne fin par ces modestes municipes attestent un grand esprit d’harmonie et de solidarité.
La foi catholique, l’autorité souveraine des missionnaires ont développé ces vertus sociales. Car la foi est une autre de leurs forces ; dans l’isolement elle a été leur seul appui ; l’église leur a procuré leurs seules fêtes. Ces âmes simples s’y tiennent attachées d’un amour vivant qui produit la noblesse des mœurs et la fraternité sociale.
Ajouterai-je qu’ils peuvent s’appuyer sur la force d’un autre sentiment et qu’ils sont déjà de leur pays ? Tous ou presque sont des terriens enracinés au sol. Sur ce point, leur isolement, l’abandon presque continuel de la France leur a été bienfaisant. L’Acadie est leur seule patrie, ils ne s’en connaissent point d’autre.
Oui, Mesdames, Messieurs, c’est là que, pour la première fois, entre la terre canadienne et les hommes qui étaient venus de l’autre côté, s’est nouée l’alliance de l’éternelle amitié. Bien avant nous les Acadiens ont compris que la patrie est le pays de la naissance et de la vie, la terre où dorment les ancêtres, et qu’à celle-là seule ils devaient l’amour de leur cœur, la force de leurs bras et le sang de leurs veines.
II
Donc, avec le traité d’Utrecht en 1713, qui consacre définitivement l’occupation anglaise, les Acadiens sont déjà fortement organisés pour la survivance. Aussi, quel peuple français magnifique peuplerait aujourd’hui les provinces du golfe s’il n’y avait eu le crime de 1755 ! Mesdames, Messieurs, demandons-nous, par quelle étrange fatalité, ou plutôt par quel dessein caché de la Providence, tous les groupes français au Canada, après les premières périodes d’organisation et d’espérance, se voient tout à coup mis en péril d’anéantissement. Après 1755 en Acadie, souvenez-vous de 1760 dans le Québec, de 1890 au Manitoba, de 1912 en l’Ontario. Autour de nous les groupes étrangers n’ont qu’à se laisser grandir dans la richesse et la prospérité qu’ils cueillent à portée de la main. Notre histoire à nous, coupée de catastrophes, n’est qu’un perpétuel recommencement.
En 1755, voila donc quarante ans que l’Acadie est devenue possession anglaise. Jusqu’en 1749, date de la fondation d’Halifax, les conquérants ne prennent point pied dans le pays français ; tout au plus tiennent-ils garnison à Port-Royal devenu Annapolis. Tranquilles sur leurs terres, les Acadiens ont vécu et se sont fortifiés dans le sens de leurs origines et de leurs traditions. Doublant leur population à peu près tous les seize ans, ils comptent alors environ 18,000 habitants disséminés depuis Annapolis jusqu’à Chipoudy à l’intérieur de la baie, et même aussi de l’autre côté de l’isthme de Shédiac, sur les bords de la baie verte, et même jusque dans l’Île Saint-Jean où, dès les premières menaces, se sont réfugiés trois mille d’entre eux.
Ce sont maintenant des fermiers prospères qui goûtent à une joyeuse aisance. Mais la prospérité et l’accroissement n’ont pas altéré les hautes vertus de leur état social. Cette société champêtre des vieux Acadiens, quelles romances idylliques, quels tableaux romanesques ne nous a-t-elle pas valus ? Nous avons vu revenir les plus hautes fantaisies virgiliennes avec les Édens chimériques des rêveurs du dix-huitième siècle. Depuis l’abbé Raynal surtout, il était devenu de mode de tomber fatalement dans l’églogue latine et de faire rimer Acadie et Arcadie. Cependant depuis lors les documents ont parlé ; à la légende romanesque s’est substituée la réalité prosaïque de l’histoire qui n’a changé que peu de chose. L’exagération n’exista que dans les mots. Et force nous est bien d’admettre les qualités singulières, la beauté idéale de la petite société acadienne pétrie de vertus françaises et catholiques. « S’il y a un peuple qui ait rappelé l’âge d’or tel qu’il est décrit dans l’histoire, c’étaient les anciens Acadiens, » a pu écrire Moyse de Les Derniers, un des agents de Lawrence.
En face de ce tableau comment nous défendre d’une émotion tragique, à la vue de la foudre qui s’apprête à tout broyer ? Chateaubriand dirait : « Les nations marchent à leurs destinées ; à l’instar de certaines ombres du Dante, il leur est impossible de s’arrêter même dans le bonheur ».
La situation des Acadiens a été fixée par le traité d’Utrecht et par un décret postérieur de la reine Anne. Ils sont admis à demeurer sur leurs terres, à l’état de « neutres », dégagés de l’obligation de prendre les armes pour le conquérant, avec le droit explicite de vendre leurs biens et de quitter le pays quand bon leur semblera. Les Anglais qui séjournent à Annapolis, n’entendent point pour le moment fonder de colonie dans la presqu’île ; ils ont donc un intérêt suprême à retenir les Acadiens pour la subsistance de la garnison. D’autre part, la progression rapide des conquis, le souvenir de leur hardiesse ancienne font peur comme une menace. En cette occurrence que va faire le conquérant ?
C’est ici, Mesdames, Messieurs, que recommence une lutte de quarante ans où l’on vit aux prises, d’une part, la diplomatie la plus fourbe et la plus cauteleuse ; de l’autre, la simplicité d’un petit peuple de paysans sans autre défense que son droit et sa droiture. Dans toute sa réalité ce fut la lutte du loup et de l’agneau. Coûte que coûte, en dépit du traité et d’un acte solennel qui porte la signature de la reine Anne, le conquérant veut arracher aux Acadiens un serment d’allégeance qui les sépare du Canada et de la France. Ruses, flatteries, menaces, tout ce que la force sans scrupules peut inventer de manœuvres perfides les hommes d’Annapolis y eurent recours contre les paysans d’Acadie. Tantôt, par toutes sortes de promesses, ils les engagent à rester sur leurs terres ; tantôt ils les menacent d’une expulsion ; mais à peine les Acadiens demandent-ils à partir, qu’on leur supprime tout moyen d’embarquement. Toujours, avec la même obstination tranquille, les « neutres » défendent la neutralité qu’on leur a consentie et se refusent à prendre les armes pour le compte de l’Angleterre. Ils protestent qu’ils sont Français de cœur et de naissance, et qu’ils quitteront leurs terres si on exige un serment qui les expose à porter les armes contre la France. Mesdames, Messieurs, il y a là un geste qui passe la grandeur chevaleresque. Comme il devient d’une beauté émouvante, l’attachement de ces paysans à leur origine, quand on songe à l’abandon presque continuel où les avait tenus la patrie d’outre-mer. Qu’ils sont bien de leur race et qu’ils durent paraître peu pratiques à leurs conquérants, ces campagnards idéalistes qui s’entêtent magnifiquement à sacrifier leur petit pays, les terres de leurs ancêtres, les tombes de leurs morts, plutôt que de sortir de la famille française.
Enfin, la droiture l’emporta sur la perfidie. En 1730, après une série d’actes officiels, les Acadiens pouvaient opter encore entre le droit de demeurer en la Nouvelle-Écosse, sans prêter le serment d’allégeance, ou la faculté de se retirer, à leur gré, avec leur avoir. Mais survint en 1749 la fondation d’Halifax. Avec la colonisation anglaise la garnison d’Annapolis n’a plus à craindre pour sa subsistance. Aussi voit-on Cornwallis ressusciter tout de suite l’affaire des serments et prétendre déchirer d’un seul coup la neutralité acadienne. Il exige un serment d’allégeance sans condition. Quel parti vont prendre les Acadiens ? Sans hésiter, ils se résolvent tranquillement à quitter leur pays, pour s’en aller en terre française, du côté du Canada. Et que fait Cornwallis ? Pour empêcher à tout prix l’exode, il refuse tout passeport. Car enfin, si les Acadiens s’en vont emportant avec eux leurs richesses et leurs bestiaux, les nouveaux maîtres d’Halifax n’y trouveront nullement leur compte. Alors on presse les événements. Au printemps de 1755, Lawrence oblige les gens des Mines à remettre leurs fusils et leurs barques. Le 18 juin, il s’empare de Beauséjour et sépare ainsi les Acadiens des Canadiens. Dans ces conditions, tous les obstacles sont levés et Lawrence peut perpétrer son crime en toute sécurité. Ce crime, l’un des plus lâches et des plus infamants de l’histoire, vous est connu. Mais peut-être, sous l’influence de la légende, n’y voyons-nous trop souvent que le « dérangement » de la Grand Prée. La lugubre vérité c’est que depuis Port-Royal jusqu’au fond de la baie française, jusque dans l’Île Saint-Jean et jusqu’à la baie des Chaleurs, va sévir pendant dix ans, la plus barbare des chasses à l’homme.
C’est par un odieux guet-apens qu’on enferme les hommes dans les églises et qu’on les déclare prisonniers du roi ; c’est avec les plus sordides pensées de spéculation que l’on précise les détails du crime. « Il faudra tâcher, par quelque stratagème », écrit Lawrence, « de rassembler à part les hommes, jeunes et vieux, (principalement les chefs de famille), et les retenir en notre pouvoir, de manière que tout soit prêt pour les embarquer immédiatement, dès que les vaisseaux seront disposés ; cela empêchera les femmes et les enfants de s’échapper avec le bétail. » C’est avec une insouciance féroce que, dès le moment de l’embarquement, et malgré une promesse formelle de Winslow, on démembre le plus grand nombre des familles.
Quand enfin les pauvres proscrits seront embarqués, avant qu’ils aient tourné le cap Blomidon, on leur donnera le spectacle de la flambée générale de leurs demeures et de leurs fermes. Et ce spectacle d’infinie détresse n’arrache aux sinistres persécuteurs que des joyeusetés de barbares. Murray écrit à Winslow : « J’ai hâte de voir arriver le moment où ces pauvres diables seront embarqués. Alors je me donnerai le plaisir d’aller vous voir et de boire à leur bon voyage. »
Mesdames, Messieurs, j’ai fait un jour mon pèlerinage au pays d’Évangéline. Je me suis promené à travers les vallons de la Gaspéreau, depuis Kentville jusqu’à la Grand Prée, et depuis la Grand Prée jusqu’au sommet du cap Blomidon. Le matin, j’avais parcouru, à petits pas, l’emplacement du « Mémorial » ; j’avais salué la croix dressée sur le cimetière des vieux Acadiens ; avec émotion je m’étais penché sur la margelle du vieux puits, près des ruines de l’antique église, enfouies sous les herbes ; lentement j’avais défilé, écoutant les rumeurs de la légende, dans l’allée des saules centenaires. Et, revenu sur le sommet de la petite éminence, j’essayai de faire revivre la Grand-Prée de 1755, la plaine immense conquise sur la mer avec ses aboîteaux, ses maisonnettes dispersées, ses hautes meules de foin et le grouillement des équipes de faucheurs perdus dans la hauteur du grand mil. Je croyais apercevoir, en coiffe blanche, Évangéline et ses compagnes allant porter aux hommes le repas de midi. Et j’entendais monter de ces robustes poitrines et de la terre maternelle et féconde, un cantique de force et de joie paysanne, chant d’un petit peuple qui a réalisé le vrai bonheur d’ici-bas, dans la simplicité de sa foi et l’allégresse du labeur.
Le soir, je me trouvai au faîte du cap Blomidon, géant qui s’avance dans la mer pour défendre l’entrée du bassin des Mines. Pendant une heure, alors qu’au-dessus de ma tête les hauts pins soupiraient l’élégie immortelle, j’eus sous les yeux le fameux bassin et le cœur de la vieille Acadie, panorama incomparable de grandes falaises rouges puis de plaines d’alluvion qui se relèvent en petites chaînes de montagnes. Avec les lèvres je me nommai les villages d’autrefois, Rivière-aux-Canards, Grand Prée, Cobequid… Soudain, à mes pieds, la rade s’anima ; des voiliers sinistres, ceux de Lawrence, passèrent devant mes yeux, chargés de leur cargaison humaine. Je vis les masses grises des proscrits entassés sur les ponts ; j’entendis le sanglot de détresse de ces malheureux, arrachés brutalement à leur pays, emportés vers des plages inconnues sans l’espoir d’un retour, et qui, au moment de l’adieu suprême, là-bas, au fond de la baie, voyaient flamber leurs moissons, leurs foyers, leurs églises, un long siècle de travail et de bonheur.
Le paysage, devant moi, respirait je ne sais quel apaisement dans sa solennité harmonieuse et douce. Mais le contraste ne me renvoyait que plus douloureusement le souvenir du bonheur qui là, en ce coin de pays, fut un jour broyé férocement. Alors, mesurant en moi-même la brutalité et la félonie qui ont commis ces choses, qui ont fait à ces Français, nos frères, ce mal jamais réparé, j’ai su pourquoi nous portons tous au cœur de vieilles blessures inguérissables.
Le crime de 1755 épuise tous les termes de la colère et de la flétrissure et serait propre à nous dégoûter de l’humanité. Quand on en cherche les motifs, on se heurte à une humanité au-dessous de toute bassesse. Ces motifs, c’est tout d’abord la peur et l’exaspération. Le 9 juillet 1755, l’armée anglaise de l’ouest, commandée par Braddock, est battue et détruite près du fort Duquesne. L’affolement s’empare des colonies américaines. Et quel spectacle de pitié que celui de ce peuple de deux millions devenu tout tremblant devant dix-huit mille paysans, pacifiques par nature et neutres par serment ! Phipps écrit à Lawrence, le 27 ou 28 juillet : « Je vous prie de considérer à quels dangers sont exposés aujourd’hui les intérêts de Sa Majesté à l’égard des Français neutres. Tout scrupule doit disparaître ; s’il en restait encore, il est juste et nécessaire qu’on les chasse de la province, à moins que l’on ne prenne à leur égard de fortes sûretés et des sécurités autres que celles du serment, ce qui, pour les hommes de leur religion, n’est point une garantie sérieuse. »
Les autorités d’Halifax vont se déterminer pour des motifs encore plus sordides et plus hideux. Il n’est que trop vrai, Mesdames, Messieurs, qu’au fond de cette expulsion des Acadiens, il y eut une infâme spéculation. On veut faire main-basse sur leurs bestiaux — songez qu’ils en ont pour 10,000 livres sterling — et les belles prairies acadiennes ont surexcité la cupidité des colons anglais qui ont le goût des terres toutes faites. Relisez cette lettre de Winslow, un des officiers supérieurs, campé à Beauséjour : « Nous formons maintenant le grand et noble projet de chasser les Français neutres de cette province ; ils ont toujours été nos ennemis secrets, et ont encouragé nos sauvages à nous couper le cou. Si nous pouvons accomplir cette expulsion, cela aura été une des plus grandes actions qu’aient jamais accomplies les Anglais en Amérique ; car, entre autres considérations, la partie du pays qu’ils occupent, est une des meilleures terres qui soient au monde, et dans ce cas nous pourrions placer quelques bons fermiers anglais dans leurs habitations. »
Faut-il remonter plus haut et chercher plus loin les responsabilités ? Mesdames, Messieurs, on trouve alors le cabinet de Londres. Consultés en 1720, sur la conduite qu’il fallait tenir à l’égard des Acadiens, les « Lords of Board » écrivaient le 28 décembre 1720 : « Il nous semble que les Français de la Nouvelle-Écosse ne seront jamais de bons sujets de Sa Majesté… C’est pourquoi nous pensons qu’ils devront être expulsés aussitôt que les forces que nous avons dessein de vous envoyer seront arrivées dans la Nouvelle-Écosse » … Sur quoi M. Rameau ajoute ce juste commentaire : « Lorsqu’on lit cette missive ministérielle, on pressent déjà le complot odieux de la proscription, on est saisi d’un frisson ; on croit entendre les premiers sons de la sinistre trompette qui devait ordonner l’embarquement. » Nous savons d’ailleurs que, peu de temps après son exploit, le bourreau du peuple acadien, Lawrence, fut fait « Capitaine général et gouverneur en chef de la Nouvelle-Écosse », de simple lieutenant-gouverneur qu’il était.
Dans la rade de Restigouche, presque à l’entrée du pays acadien, on voyait encore, il y a quelques années, vestige de la dernière bataille perdue par les nôtres en 1760, la carcasse d’un vaisseau de France. Ce débris est un symbole. Depuis la Baie-des-Chaleurs jusqu’à l’ancien Port-Royal, il ne resta plus, après 1760, que de rares débris de la petite race française d’Acadie. Cette population s’élevait à 18,000 habitants ; elle fut dispersée aux quatre vents du ciel. Dix mille au moins furent dispersés ; un bon nombre furent semés sur le littoral anglo-américain ; d’autres chargés sur de mauvais vaisseaux se virent jetés au fond de la mer ; d’autres transportés en Angleterre et en France ; des bandes entières périrent de faim ou de froid au fond des forêts ou y furent traquées comme des troupeaux de fauves ; un millier peut-être remonta jusqu’au Canada ; certains groupes s’en allèrent aux Antilles, à la Louisiane, à Belle-Isle-en-mer, dans le Poitou. En 1763, à la conclusion de la paix, 2,000 à peine demeuraient dans les trois provinces maritimes.
Je ne vous referai pas l’histoire des dures pérégrinations de ces bandes à travers l’exil. Ils ont jalonné toutes les routes du continent nord de la lugubre procession de leurs tombes. Mais le malheur n’a fait qu’ajouter à la splendide majesté de ce petit peuple. Vous connaissez l’Évangéline de Thomas Faed ; elle est assise au milieu d’un cimetière ; elle a gardé le costume de son pays ; avec une profonde nostalgie, elle regarde la mer où s’effacent des visions de voiles blanches. Cette Évangéline, c’est l’Acadie en exil. Quelque part que l’entraîne le hasard de la dispersion, la nation emporte avec elle toutes ses traditions, toute sa petite patrie ; elle passe au milieu des peuples sans rien prendre et sans rien perdre, poussée en avant toujours par une grande et suprême nostalgie, la nostalgie de la terre ancestrale où la forêt et l’océan se répondent dans leur éternelle rumeur.
Dès 1766, ils commencent de se rapprocher de leurs pays. Leurs terres leur ont été volées, ils en prennent d’autres. Ils sont maintenant près de deux cent mille dans les trois provinces du golfe ; ils sont solidement établis surtout dans le Nouveau-Brunswick, où, depuis Campbelton jusqu’à Memramcook, c’est un long ruban ininterrompu de terre française. Le temps approche peut-être, où, par une revanche pacifique, celle du travail, celle des berceaux, les fils des martyrs vont chasser à leur tour les fils des persécuteurs.
Mesdames, Messieurs, l’histoire acadienne pose un angoissant problème. Devant ce malheur qui est au plus haut point, on se demande le pourquoi de cette grande infortune. Elle fait penser à ces catastrophes terrifiantes qu’une fatalité aveugle faisait s’abattre sur les héros des tragédies antiques. Mais nous qui croyons en la Providence, devons chercher de plus apaisantes explications. Cette histoire est un chapitre de la nôtre ; elle est donc une partie de notre patrimoine moral. S’il est entré dans ce passé tant d’épreuves, tant de catastrophes tragiques, ce doit être qu’une race française ne se forge pas comme une autre. Parce que nous portons dans un vase fragile un idéal supérieur, nous avons besoin d’une plus grande force de résistance. Et la force de résistance, vertu de fierté, se puise dans la beauté de l’histoire qui fait la noblesse de la race. Dans les heures troubles qui nous font trembler pour notre avenir, nous n’aurions qu’à descendre en nous-mêmes pour recouvrer les énergies libératrices. Qui sait ? l’analyse de notre sang nous le révélerait peut-être tout plein de globules héroïques. Et l’histoire acadienne, sublime prédication vivante, est là pour nous prêcher que si l’on peut faire serment de fidélité à une couronne étrangère, il est des mœurs, il est une langue, il est une âme auxquels un peuple français, dût-il lui en coûter tous ses biens, doit refuser à jamais le serment d’allégeance.
Quant à nos frères d’Acadie, le pourquoi de leurs grandes épreuves leur apparaîtra peut-être un jour dans le déroulement de l’histoire prochaine. Dans les luttes qu’ils ne pourront éviter, à mesure que s’affirmera leur nombre et leur volonté de survivre, les Acadiens apprendront à quelles fins la Providence de Dieu leur a préparé ce capital d’héroïsme. En attendant qu’ils ne renoncent pas à rentrer tout de bon dans la vieille patrie de 1755 ! Dans quelques jours, ô Grand Prée, tu entendras les rumeurs du grand pèlerinage. Ô terre de la légende, parle bien à tes fils, aux déshérités qui reviendront errer dans les champs de leurs pères ; parle-leur du passé, des ancêtres qui dorment maintenant ignorés ; parle-leur de la race, de la langue qu’il ne faut pas oublier, de la revanche légitime qu’il faut préparer toujours et sans cesse. Puis invite-les à reprendre la route de tes landes, à conquérir pouce par pouce la terre qui les amènera jusqu’à toi. Car, vois-tu, ô pays acadien, des harmonies préétablies existent entre le sol et la race ; et tes prés si calmes et si doux, tes vallées si paisibles et si pieuses, tes collines qui appellent encore des croix d’églises, tes grands horizons aux lignes lumineuses, tout cela c’est la patrie naturelle d’une race française et catholique, au génie harmonieux et clair, prédestinée à toutes les hautes formes de l’idéal.
- ↑ Le 30 mai 1917 avait lieu au Monument national de Montréal, la « Soirée de Grand Prée » organisée par la Société Saint-Jean-Baptiste. Cette « Soirée » devait être au profit de l’église-souvenir de la Grand Prée qu’un groupe d’Acadiens se préparait alors à construire. L’abbé Groulx y fit la conférence que l’on va lire.