Bibliothèque de l’Action française (p. 155-169).

Un geste d’action française
EN 1842[1]




Mesdames, Messieurs,

Ce fut pour nous une minute historique que celle où, le 13 septembre 1842, un fils de notre race se leva au parlement de Kingston, et, malgré le découragement universel, et malgré une loi impériale, osa parler français. Ce fut un geste d’action française, puisque fait de vaillance généreuse pour le triomphe d’une idée. Cette minute de 1842 a peut-être décidé de notre avenir ; elle reste, dans l’existence de l’homme qui l’a vécue, le plus haut point de beauté morale, puisqu’il affirma, ce jour-là, que ni les honneurs ni le pouvoir ne valent la langue et l’âme d’un peuple. (Vifs applaudissements.)

Nous sommes au lendemain de la révolte. Le peuple est tombé dans un pire état que l’aigreur ; peuple abattu il a des conseillers d’abattement. Il a vu tourner brusquement à la catastrophe une lutte de trente ans pour la cause la plus juste, pour le plus légitime idéal politique. À ses revendications en faveur de la liberté, on vient de répondre par des coups de feu, par d’affreuses dévastations, par l’échafaud. Ses chefs sont bannis ou emprisonnés. Toutes les lois sont violées contre lui, celles de l’État et celles de la plus élémentaire justice. Pour quelques poignées de mécontents, pour une insurrection que les ministres de Londres qualifient eux-mêmes de « bagatelle, » on ne tient nul compte à la grande majorité du peuple, de sa réprobation de l’émeute, de ses protestations de loyauté au trône ; mais on nous déclare déchus de notre droit de vivre, et, froidement, l’on fixe le jour de nos obsèques. La « Gazette » de Sherbrooke venait de protester contre l’extraordinaire pouvoir d’impôt conféré par Lord Russel au Conseil spécial. La « Gazette » de Montréal, dont l’esprit ressuscite, sans transformation glorieuse, dans la feuille haineuse de ces derniers mois (applaudissements) — mais alors comme aujourd’hui porte-voix mi-officiel du gouvernement, nous adressait cet aimable avertissement : « Quant à ce que dit notre confrère de l’alarme des Canadiens français devant les taxes nouvelles, cela n’importe aucunement… Il ne leur sera imposé de taxes et de charges par le gouvernement impérial que pour améliorer leur déplorable situation actuelle ; et qu’ils y consentent ou n’y consentent pas, leur approbation ou leur opposition n’a actuellement aucune sorte d’importance… Le temps est venu où les usages aussi bien que les institutions de ces gens doivent être régénérés ; et qu’ils le veuillent ou non, il faut qu’ils se soumettent et qu’ils apprennent à devenir des sujets britanniques plus loyaux, plus industrieux, plus intelligents qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent. »

Un autre journal anglais, le « Morning Courier », ne voit qu’un seul moyen de sauvegarder nos meilleurs intérêts, et c’est de nous chasser de la vie politique par la suppression du droit de suffrage. « Nous avons déclaré à haute voix, veut-il bien nous dire le 26 août 1839, que les Français doivent être soumis à la dégradation politique ; nous ne devons pas employer de demi-mesures. La suppression du droit de suffrage pour tous les Canadiens français est pour nous le seul moyen infaillible d’angliciser cette province au « double-quick. » Enlever ce droit aux Français, c’est vraiment se montrer charitable, humain à leur égard ; ils n’en perdront que plus tôt leur caractère national ; et plus tôt ils le perdront, plus tôt ils seront heureux, florissants et grands. »

Il ne restait plus à l’autorité officielle qu’à porter contre nous la sentence capitale. Un délégué du pouvoir impérial s’en vint enquêter en notre pays. Il se composa un jury selon son bon plaisir, et notre condamnation à mort fut rédigée. Nous étions restés un peuple de miséreux et d’illettrés, parce que nous étions restés un peuple de Français. Donc il fallait nous arracher à notre misère pour nous élever jusqu’à la civilisation anglo-saxonne. Nous avions eu raison de nous soulever ; mais nous avions le tort d’être à la fois le nombre, le droit et la vérité. Une minorité anglaise ne pouvant être décemment soumise à une majorité française, donc si la liberté politique doit échoir au pays, il convient au préalable de faire des Français un peuple-serf. Et vous avez là, mesdames, messieurs, en ce qui nous concerne, tout le rapport Durham avec sa conclusion arbitraire : l’union législative des deux Canadas.

Peuple de 650,000 âmes, nous n’aurions au parlement que la représentation de notre associé, peuple de 450,000 âmes. Pour être plus sûr de nous écraser, on s’appliquerait à nous ravir quelques-uns de nos droits les plus sacrés. Les faubourgs de nos villes, quelques comtés perdraient leur droit de suffrage pour permettre à des Anglo-Saxons de voler leur élection à des Canadiens français. Mais surtout la langue française serait bannie de la vie officielle. La langue de nos parlementaires qui avaient mené la lutte contre le despotisme oligarchique, qui, de l’aveu de lord John Russell, avaient été les premiers à revendiquer les libertés constitutionnelles, leur langue n’aurait pas le droit de survivre au triomphe de leurs idées. Ainsi l’avait demandé le parlement du Haut-Canada et ainsi l’avait décrété le gouvernement impérial par l’article XLI de la nouvelle constitution.

Voilà qui est clair. 1840 marque la fin des fluctuations de la politique impériale sur le problème des races au Canada. Ce sont les hypocrisies et les équivoques faisant place à une politique avouée, décisive pour l’étranglement d’une nationalité.

En présence de ce décret implacable, nos pères se sentent las, dégoûtés de la lutte. Ils ont perdu confiance en la justice de l’Angleterre ; ils n’ont plus foi en l’agitation politique. Le doute patriotique les envahit, puis la tentation fatale de l’abdication. Une défection retentissante accentue soudain cette volonté de se démettre. Et elle vient, cette défection, d’où, en ce temps-là du moins, on ne l’eût pas attendue, elle vient de Québec. Là s’imprimait encore le premier journal politique canadien-français, le journal de Pierre Bédard de 1806. Honoré de la haine de Craig et des gouverneurs qui ressemblèrent au « little king », aussitôt qu’il avait pu ressusciter, il était redevenu le même journal d’avant-garde et presque une institution nationale. C’était le laboratoire d’idées où la race allait prendre son mot d’ordre et l’aliment de sa pensée. Dans l’automne de 1839, la feuille québécoise risqua quelques insinuations timides. Puis, elle résolut de parler franc. En termes clairs, irrécusables, elle proposa la démission générale et définitive de la langue et de la race !

« Il y en avait, et nous étions de ce nombre, lisons-nous dans « Le Canadien » du 23 octobre, qui pensaient qu’avec l’appui et la faveur de l’Angleterre, les Canadiens-français pouvaient se flatter de conserver et d’étendre leur nationalité de manière à pouvoir par la suite former une nation indépendante. Nous croyions et nous croyons encore qu’il eût été d’une sage politique pour l’Angleterre de favoriser l’extension et l’affermissement dans le Bas-Canada d’une nationalité différente de celle des États voisins ; mais les hommes d’État du jour chez la métropole pensent différemment et les Canadiens-français n’ont plus rien à attendre de ce côté-là pour leur nationalité. Que leur reste-t-il donc à faire pour leur propre intérêt et dans celui de leurs enfants, si ce n’est à travailler eux-mêmes de toutes leurs forces à amener une assimilation qui brise la barrière qui les sépare des populations qui les environnent de toutes parts ? »

… « Avec la connaissance des dispositions actuelles de l’Angleterre, ce serait pour les Canadiens-français le comble de l’aveuglement et de la folie que de s’obstiner à demeurer un peuple à part sur cette partie du continent. Le destin a parlé : il s’agit aujourd’hui de poser les fondements d’un grand édifice social sur les bords du Saint-Laurent, de composer avec tous les éléments sociaux épars sur les rives de ce grand fleuve, une grande et puissante nation. Pour l’accomplissement d’un pareil œuvre, toutes les affections sectionnaires doivent se taire et tous doivent être prêts à faire les sacrifices nécessaires. De tous les éléments sociaux dont nous venons de parler, il faut choisir le plus vivace et les autres devront s’incorporer à lui par l’assimilation… » (Profonde émotion.)

Je l’ai dit ailleurs, mesdames, messieurs : ces lignes sont tristes, souverainement tristes, et ne cherchons pas les vains palliatifs. Il s’agit bien ici d’une abdication totale et décisive. Mais plutôt que de nous élever contre ceux qui l’ont commise, nous, leurs petits-fils, pesant les suprêmes malheurs d’où est venue cette défaillance, puissions-nous nous souvenir que notre race a quelquefois souffert sous le joug britannique, souffert jusqu’à désespérer de tout. (Vifs applaudissements.)

Ce découragement venu de Québec se répandit comme une contagion. Chauveau, jeune témoin de cette époque attristée, nous a laissé dans sa biographie de Garneau un aveu douloureux : « Ce n’était plus seulement avec inquiétude, écrit-il, c’était presque avec désespoir que l’on se demandait ce qui allait advenir de tout ce qui nous était cher. Quelques-uns disaient tout haut que l’on ne pouvait plus être rien dans le pays, à moins de se faire Anglais… d’autres ajoutaient à demi-voix … et protestants. »

« Les gens qui voulaient décorer leur lâcheté d’un prétexte demandaient que l’on considérât la question « au point de vue pratique » ; ils déclaraient qu’il était inutile de se faire illusion, qu’il valait mieux envisager le danger en face, qu’en supposant même que l’usage de notre langue fût toléré dans les documents officiels, nous aurions bien de la peine à nous faire entendre dans un parlement où nous serions toujours en si petit nombre. De là, ils concluaient à la déchéance graduelle de la langue française dans toutes nos maisons de haute éducation, et, pour être plus sûrs d’y arriver, ils recommandaient de faire de l’anglais la langue enseignante, au moins pour une partie du cours d’études. Nos lois et nos usages, disaient-ils, n’étaient que des vestiges du passé, nous avions tout à gagner en les échangeant pour des institutions plus en harmonie avec les besoins de la société moderne. »

Garneau lui-même, plongé alors au sein de nos archives où il apprenait la leçon d’espérance de notre histoire, Garneau se défend mal de l’affreux doute ; il ignore même s’il doit préparer un cantique de résurrection ou l’épitaphe d’un tombeau. Il écrira plus tard à Émile de Girardin : « Quel que soit le sort que l’avenir réserve à notre race, nous aimons à reporter les yeux vers cette ancienne France d’où sont sortis nos pères. Comme le chevalier normand couché sur le tombeau de marbre des vieilles cathédrales anglaises, si nous devons perdre notre nationalité, nous voulons du moins laisser un nom français écrit sur notre mausolée. »

Mais voici qu’au plus profond de cette dépression morale un jeune homme de trente-cinq ans se trouve subitement investi des destinées de la race. Fort de son calme courage et d’une jeunesse laborieuse qui vaut quelquefois une conscience, il refuse d’appartenir au parti des découragés. Il s’est cherché des alliés dans la province voisine et, sans sourciller, il accepte la bataille que lui propose l’oligarchie triomphante. Dans un manifeste à ses électeurs de Terrebonne, il commence par venger avec éclat la justice outragée ; puis, avec des paroles de chef, il sonne le ralliement de sa province. Hélas ! le jeune politique dut amèrement déchanter. Lui qui avait pourtant vécu sous le régime prussien du Conseil spécial, qui avait goûté du cachot sous Colborne, n’avait pas encore appris toutes les ruses et toute la brutalité de la force sans scrupules. L’oligarchie assomma ses électeurs aux jours du scrutin ; et Hippolyte La Fontaine dut avouer sa défaite aux mains de Sydenham. L’échec fut amer, mais n’abattit point le vaincu. Une fois de plus sa main vengeresse se leva et les auteurs de l’attentat de New-Glasgow en eurent pour leur compte. Il écrivait au lendemain de sa défaite : « Lord Sydenham est descendu dans l’arène pour combattre corps à corps avec un simple individu… Il m’a vaincu ; mais il y a de ces défaites qui sont plus honorables que la victoire, surtout quand, pour remporter cette victoire, il faut marcher dans le sang de ses concitoyens » … Quelque temps après, à l’appel de son ami Baldwin, La Fontaine posait sa candidature dans Toronto, Toronto, la Mecque de l’orangisme. Il y eut bataille électorale dans le comté d’York. Mais cette fois le vaincu de Terrebonne l’emporta haut la main et l’on vit cette merveille dans notre histoire d’un comté anglais élisant un candidat canadien-français. (Applaudissements.) Le gouverneur Sydenham usa d’une dernière rouerie et l’élu d’York dut rester à la porte du parlement de 1841. Mais rien ne put empêcher qu’il n’y fût en 1842. Entre temps sir Charles Bagot a remplacé Lord Sydenham. Le nouveau gouverneur, esprit libéral, incline à la justice ; il veut le gouvernement de la majorité et il s’est ouvert de son projet aux chefs réformistes des deux provinces. Ces pourparlers sont tombés devant le public. Nous sommes au 13 septembre 1842. La Fontaine doit s’expliquer devant la Chambre et devant le pays. C’est sa première apparition au parlement du Canada-Uni ; ce sera son premier discours.

En quelle langue va-t-il parler ? Il y a là une loi impériale qui a décrété la suppression du parler français. Il va porter la parole devant une chambre où siègent ceux-là mêmes qui ont pétitionné à Londres contre la langue du Québec et il est député de la province anglaise, et qui plus est, de Toronto. Le chef canadien-français qui sent peser sur lui le découragement de ses compatriotes, va-t-il consommer par une éclatante abdication, la mort de l’âme française ? Ah ! ce dut être dans la vie du jeune leader de Québec un instant dramatique à une époque où la politique s’alliait encore au patriotisme et à la conscience. Vous vous rappelez la scène pathétique de « Pour la Couronne » de François Coppée, où le poète convie autour de Michel Brancomir, le héros tenté de trahir, toutes les voix de l’honneur et du passé, toutes les prières de la patrie. J’aime à me représenter Hippolyte La Fontaine, à cette heure tragique de sa vie, écoutant monter autour de lui les mêmes voix solennelles et suppliantes : voix des hommes et des femmes héroïques qui ont fondé notre race et qui ont tant travaillé et tant souffert pour qu’elle vive ; voix des morts de Sainte-Foy qui nous ont prêché la revanche jusque dans la défaite ; voix des sublimes reconstructeurs des lendemains de 1760 ; voix des vieux parlementaires de 1792, premiers sauveurs politiques de la langue ; voix enfin de tout un peuple de 600.000 âmes, peuple de vertus françaises et catholiques, marqué au front du sceau des prédestinés, et qui malgré tout doit se sentir encore trop fort, trop jeune, avec un devoir trop beau, pour se résigner à mourir.

La Fontaine eut conscience d’être la voix de ce peuple, le chargé de son âme et de son existence. Il se souvint qu’aux heures de péril pour l’existence nationale, le devoir d’un chef n’est pas de se dérober, mais d’esquisser hardiment au-dessus de la foule, le geste de défense et de salut. De la trempe des indéfectibles qui espèrent contre toute espérance, il crut qu’une loi inique n’est pas de force à tuer le droit. Et puisque, par un hasard de l’histoire, il se trouvait que l’on fût au 13 septembre, anniversaire de la bataille des Plaines d’Abraham, la date lui parut bonne pour un brin de revanche. (Applaudissements.)

La Fontaine, prêt à s’expliquer, vient de demander à la Chambre de se former en comité général. Cette demande, il l’a faite en français. C’est alors que M. Dunn, député de Toronto, l’interrompt et lui demande de parler anglais. La Fontaine lui adresse cette première riposte : « Je regrette de ne pouvoir me rendre aujourd’hui à la demande de l’honorable membre ; je le remercie néanmoins, car cette demande qui me vient d’un des membres du cabinet, me fournira un nouvel argument à l’appui du vote de non-confiance proposé contre le ministère. » Quelques députés prirent ensuite la parole ; puis la Chambre se forma en comité général et La Fontaine se trouva debout. Il y avait de l’émotion dans la Chambre ; il y en avait encore plus dans la voix de l’orateur. Et quelle prenante éloquence va passer dans les petites phrases qui lui viennent aux lèvres, phrases toutes simples, sans rhétorique, mais où, avec un sursaut de magnifique colère, se libère victorieusement l’âme française : « Avant de venir au mérite de la question, je dois faire allusion à l’interruption de l’honorable député de Toronto, lui qu’on nous a si souvent représenté comme un ami de la population canadienne-française. A-t-il oublié déjà que j’appartiens à cette origine si horriblement maltraitée par l’Acte d’Union ? Si c’était le cas, je le regretterais beaucoup. Il me demande de prononcer dans une autre langue que ma langue maternelle le premier discours que j’ai à prononcer dans cette Chambre. Je me méfie de mes forces à parler la langue anglaise. Mais je dois informer les honorables membres que quand même la connaissance de la langue anglaise me serait aussi familière que celle de la langue française, je n’en ferais pas moins mon premier discours dans la langue de mes compatriotes canadiens-français, ne fût-ce que pour protester solennellement contre cette cruelle injustice de l’Acte d’Union qui proscrit la langue maternelle d’une moitié de la population du Canada. Je le dois à mes compatriotes, je me le dois à moi-même. » (Vifs applaudissements.)

Mesdames, messieurs, une langue, une race étaient sauvées parce qu’un homme avait osé. (Longs applaudissements.) Devant cette protestation si franche et si fière, la Chambre reste muette. Les plus farouches tories n’osent brandir contre l’orateur la foudre de la loi. Il faut bien tenir compte que la voix de La Fontaine sonne du même coup la défaite suprême de l’oligarchie. Ce que le chef canadien-français apporte au parquet parlementaire, en révélant ses entrevues avec le gouverneur, c’est enfin, après tant d’années et tant de luttes, l’avènement du gouvernement responsable. Ceci fit presque oublier cela. La révolution politique de 1842 accapare tellement les esprits que la plupart de nos chroniqueurs oublient eux-mêmes de signaler l’incident du français. L’unique impression qui en reste au parlement de Kingston, c’est la préoccupation étrange de nos députés pour des choses plus hautes que les intérêts matériels. Le lendemain de l’historique séance, le correspondant du « Canadien » écrit de Kingston : « Poursuivre la justice, tenir aux principes contre des gens qui vous offrent de bons et gros votes d’argent, c’est ce qu’on appelle ici « a French motion », une idée française, une idée folle et ridicule. »

Vous savez la suite. Les hommes du Haut-Canada apprirent à leurs dépens la puissance active d’une « French motion », d’une idée française. L’article proscripteur de la langue se trouva déchiré pour jamais. Le chef vit ses partisans lui emboîter le pas. Le jeune Chauveau fit son entrée en Chambre ; il choisit de ne parler que français et ce charmeur accomplit presque cette merveille de réconcilier les oreilles anglo-saxonnes avec la langue de la civilisation. Wolfred Nelson suivit l’exemple de Chauveau ; puis, très habilement, par une stratégie savante, les députés canadiens-français multiplièrent les empiètements. À la session de 1844, vous les voyez soutenir l’obligation, pour le président de la Chambre, de savoir les deux langues, et Allan McNab ne peut se faire élire contre Morin que par trois voix de majorité. Le 17 février 1845, M. Laurin présente une résolution dont le texte officiel est le français. McNab refuse de l’accepter, provoque un vote de la Chambre et ne l’emporte que par une voix. À ce moment la députation canadienne-française se décide au suprême assaut ; par la bouche de M. D.-B. Papineau, elle demande au gouvernement impérial, l’abrogation pure et simple de l’article XLI de la constitution. Il fallut subir les tiraillements de la procédure parlementaire, se heurter à la mauvaise volonté du gouverneur Metcalfe. Mais, le 21 février 1845, la Chambre votait la requête au gouvernement impérial, à l’unanimité, mesdames, messieurs : ce qui prouve qu’un peu de fierté et le respect de soi-même gagnent encore les meilleures victoires. (Applaudissements.)

Londres demanda trois ans de réflexion profonde. Au printemps de 1848, les ministres n’avaient pas encore fini de réfléchir. Lord Elgin entreprit de faire cesser cette dangereuse tension cérébrale. Il harcela littéralement le ministère ; il lui écrivit lettre sur lettre. Le gouverneur est du reste poussé à ces démarches par La Fontaine : « Je suis sûr, écrit lord Elgin le 15 juin 1848, que le prochain courrier de Downing Street m’apprendra ce que vous entendez faire pour le rappel des restrictions imposées par l’Acte d’Union relativement à l’usage du français. Je suis très inquiet à ce sujet. M. La Fontaine me parle constamment de la chose… Pourquoi retarde-t-on ?… » Enfin le gouvernement impérial se décida à bouger. À la session de 1849, lord Elgin en prit occasion pour lire le discours du trône dans les deux langues. C’était la première fois au pays que le représentant de la Couronne daignait accomplir personnellement ce rite parlementaire. L’allégresse des Canadiens français s’exprima dans un cri émouvant de M. D.-B. Viger : « Que mon âme est soulagée, s’écria ce vétéran de nos luttes, d’entendre les discours du trône dans la langue de mes pères. » (Vifs applaudissements.)


Mesdames, messieurs, je crois vous l’avoir démontré : c’est un anniversaire d’émancipation nationale que nous fêtons ce soir. La suprême portée du geste de 1842, nous l’apercevrions sans doute plus entièrement si, au lieu d’être dans ce Monument une assemblée de frères qui parlent encore la vieille langue immortelle, nous étions venus ici, descendants d’une race éteinte, nous redonner un instant le spectacle d’une gloire reniée. Ah ! s’il est vrai que l’âme d’un peuple est lente à mourir et que souvent elle se réveille comme une accusation et comme un remords, avec quelle nostalgie et quelle angoisse profondes vous m’auriez entendu ce soir vous apprendre, dans une langue étrangère, comment nous avons fini vers 1840 et comment il nous faut désespérer de redevenir Français !

Et pourtant qui peut en douter ? Sans la courageuse révolte de La Fontaine, eussions-nous échappé au péril grandissant de l’abdication universelle, à la vaste conspiration de mort ourdie contre nous ? Découronnée du prestige de ses droits officiels, tombée au rang de langue moribonde et reniée, notre langue n’eût-elle pas achevé de s’éteindre sur les lèvres des générations prochaines ? La Fontaine fut l’homme providentiel, celui en qui, à cette grande heure critique, est venu se condenser l’instinct de vie de la nationalité. Cet homme a mérité qu’on le ressuscite au plus tôt dans le bronze, et le socle de sa statue devra l’élever assez haut pour qu’il y prenne la figure d’un sauveur de l’âme française. (Applaudissements.)

Ah ! oui, qu’on l’élève très haut. Nous avons tant besoin que son geste illumine nos courages. Joseph de Maistre écrivait au lendemain d’une défaite qui anéantissait son petit pays : « Il y a une fatalité incroyable attachée à la bonne cause… cependant j’y mourrai ! » Mesdames, messieurs, nous, les hommes de trente à quarante ans, nous aurons appartenu à la génération de l’angoisse patriotique. Une fatalité incroyable s’attache à la bonne cause. Tous les jours, des ressemblances tragiques apparentent notre situation à celle de 1840. Si nous voulions bien écouter, nous entendrions peut-être, en certains coins de ce pays, des voix qui murmurent déjà l’antienne de nos funérailles, cependant que dans la poitrine des faibles grandissent les affres du doute et le sentiment de la défaite. C’est le temps pour les hommes de cœur de se compter et de réagir. (Vifs applaudissements.) Pour ma part, si j’ai le droit de parler encore au nom de la jeune génération, je tiens à le déclarer : que nos ennemis en fassent leur deuil ; quel que soit le danger de l’heure présente, il n’aura pas l’honneur de nous effrayer. Nous irons puiser à pleines mains, dans notre histoire, les aspirations, les souffrances, les héroïsmes, toute la poussière morale, toute l’âme supérieure de nos aïeux ; ces reliques sublimes et saintes, nous les élèverons vers Dieu comme une prière. Puis, nous défendrons au découragement d’entrer dans nos cœurs. Pour le salut de notre pays nous garderons le culte des french motions, le culte des principes et des idées françaises. Aux œuvres de défense et de reconstruction, à la cause suprême nous dévouerons les suprêmes ardeurs de nos vies ; et, s’il le faut, eh bien, nous aussi nous y mourrons ! (Longues acclamations.)

Septembre 1917.
  1. Commémoration du geste de La Fontaine faite au Monument National, à Montréal, le 13 septembre 1917. Nous reproduisons le discours de l’abbé Groulx, avec les manifestations de l’auditoire, tel qu’il fut recueilli dans l’Action française de ce temps-là. (Note de l’éditeur).