Bibliothèque de l’Action française (p. 101-135).

La Famille canadienne-française
ses traditions, son rôle[1]




Mesdames, Messieurs,

« Une des plus grandes merveilles de l’Église catholique en ces deux derniers siècles, nous n’hésitons pas à le dire, » a écrit l’historien de Mgr Taché, c’« est la famille canadienne-française ». Et parce qu’aux yeux des hommes de foi, la beauté morale passe la beauté esthétique, le même historien n’a pas reculé devant cette autre formule quelque peu solennelle : « C’est une merveille que nous admirons plus que les cathédrales gothiques, pourtant si magnifiques de la vieille France. »[2]

Quelles influences, quelles conditions morales, historiques ou autres, ont rendu possible ce chef-d’œuvre merveilleux ? Je me propose de le rechercher avec vous. Mais tout de suite je crois pouvoir énoncer les deux propositions connexes que voici : la famille canadienne-française a été ce qu’elle fut, parce qu’elle accomplit admirablement les fins naturelles de la famille ; et si elle a pu s’égaler aussi parfaitement à ses devoirs, c’est que le catholicisme fut la loi suprême de sa vie.

La famille dont nous étudierons aujourd’hui la constitution, sera la famille rurale, telle que l’avait faite l’ancien régime et telle que généralement perpétuée jusqu’à nous. Ai-je besoin de vous en avertir ? Je ne prétends point m’arrêter à des cas d’exception dont n’a pas à s’occuper une synthèse d’histoire. Et si, par conséquent, les ombres paraissent rares au tableau, ce n’est point que les ombres n’existent pas ni que j’en ignore l’existence ; c’est qu’il n’en va pas en histoire comme en peinture : la part des ombres n’est pas réglée par un principe d’art, mais par la loi de la vérité.


I


L’un des fondateurs de la race, le premier évêque de la Nouvelle-France voulut que le fleuve de vie jaillît chez nous d’une source sanctifiée. Se sentant le père spirituel de tout un peuple, il s’appliqua à pénétrer d’esprit religieux les familles souches de ce pays. Dès le début, avec sa hardiesse de grand apôtre, complétant l’œuvre des jésuites, il plaça devant les yeux de nos ancêtres, comme idéal à réaliser, la famille de miracle instituée par Dieu le Père à la convenance de son Fils : la sublime famille de Nazareth. Par un mandement de l’année 1665, François de Laval établissait la confrérie de la Sainte-Famille. Il la destinait principalement aux femmes mariées ; mais, notez l’esprit du temps : il y admettait aussi facilement les jeunes filles. Et voici à l’un des chapitres des règlements, les vertus que l’on proposait aux associées :

1o — « Envers Dieu », la crainte de l’offenser, la promptitude dans les choses où il va de son honneur et de son service ; une grande soumission et conformité à ses volontés dans les accidents les plus fâcheux ; un profond respect pour toutes les choses saintes. »

2o — « Envers le mari, » un amour sincère et cordial, qui fasse qu’on ait un grand soin de tout ce qui le regarde selon le temporel et le spirituel ; tâchant toujours de le gagner à Dieu par prière, bons exemples et autres moyens convenables : le respect, l’obéissance, la douceur et la patience à souffrir ses défauts et ses mauvaises humeurs. »

3o — « À l’égard des enfants, » un grand soin de les élever dans la crainte de Dieu, de leur apprendre et de leur faire dire tous les jours leurs prières ; leur inspirer une grande horreur du péché ; ne leur souffrir rien, où Dieu pourrait être offensé ; une grande douceur à les corriger, la patience à souffrir leurs petites faiblesses, envisageant sans cesse dans leurs personnes celles de l’Enfant Jésus, dont ils sont les images vivantes ; garder la netteté et la propreté dans leurs habits, évitant les ajustements qui ne servent qu’à nourrir la vanité des parents et à l’inspirer aux enfants… »

4o — « À l’égard du ménage, » un grand soin et une grande vigilance, prenant garde que rien ne se perde ni ne se gâte par sa faute, une propreté sans affectation. »

5o — « À l’égard de soi-même »… Un très grand soin de retrancher tout ce que l’on reconnaîtra être déplaisant à Dieu, et qui ne sera pas conforme à l’esprit de la Sainte Famille, se disant souvent à soi-même : comment est-ce que la Sainte Vierge agissait en cette occasion ? faisait-elle cela ? parlait-elle ainsi ? s’habillait-elle de cette sorte ?… »

Mêlant, comme toujours, à son grand sens pratique, le plus haut idéalisme chrétien, le premier évêque de la Nouvelle-France avait ensuite proposé à la confrérie ce but très élevé : « Servir à la conversion des infidèles de ce pays, par l’exemple d’une vie irréprochable ».

Telles furent, Mesdames, Messieurs, les premières constitutions données à la famille canadienne-française. Et ce geste de François de Laval valut à notre jeune peuple, d’être loué comme l’initiateur de la dévotion à la Sainte Famille, dans un document aussi mémorable qu’une encyclique de Léon XIII.

C’est donc, les yeux fixés sur le plus haut exemple de société domestique qu’ait jamais connu l’histoire, que les premiers couples de la Nouvelle-France apprirent leurs devoirs essentiels qui sont de procréer des enfants et de les bien élever.

Pour enfanter de l’avenir, le foyer doit être établi tout d’abord par un vrai lien matrimonial et sur l’amour des époux. La préoccupation de l’enfant, la volonté de perpétuer l’espèce ne sauraient exister où la rencontre de l’homme et de la femme n’est commandée que par les fins éphémères de la passion.

Ai-je besoin de rappeler, que la famille canadienne s’est toujours constituée par la vertu d’un sacrement, le mariage catholique, et par nulle autre cause ? Même au début de la colonie, lorsque les vaisseaux amènent ici, par véritables contingents, les « filles du roi, » c’est une vérité de l’histoire que les premiers missionnaires, le premier évêque ne laissent partir aucun couple qui n’ait d’abord reçu la bénédiction de l’Église. Les « Mariages du Canada » ces parodies de sacrement que l’on jouait sur la scène à Paris, vers 1734 n’étaient que l’invention d’une société d’oisifs en mal de passe-temps grivois. Il n’est que de consulter la collection des premiers mandements des évêques de Québec pour voir les précautions infinies dont ils entourent la célébration du mariage. Ils sévissent avec la dernière rigueur contre les mariages à la gaumine, pour accidentels qu’ils soient. Pour maintenir aussi haut que possible l’honneur du lien matrimonial, défense sera faite aux curés d’admettre à la bénédiction nuptiale les soldats libertins et leurs victimes. Du reste, la Nouvelle-France est un pays où règnent souverainement la discipline de l’Église et les mœurs chrétiennes. La sainteté du lien conjugal est admise comme un principe qui ne se discute point, comme une loi naturelle. Non seulement la tolérance n’est pas admise pour l’impudeur ; mais l’impudeur se condamne elle-même en se cachant. Au besoin le bras civil vient au secours de l’Église et de l’opinion. Ce qui est mal au regard de l’ordre moral l’est aussi au regard de l’ordre public. Et la justice qui ne badine point, déportera, sans mot ni phrase, non pas seulement les scandaleux et les bigames de la petite roture. Mais, pour ne nommer que ceux-là, un M. de la Frédière, une fille du procureur du roi à Québec, un M. de Gallifet, gouverneur aux Trois-Rivières, apprendront, en repassant la mer, que les grands ne possèdent point ici de privilèges contre la morale commune.

Protégé par ces moyens énergiques qui aident aux mœurs à se maintenir, l’honneur de nos origines et des foyers canadiens restera sauf. Nos premiers aïeux furent souvent de pauvres gens ; ce fut rarement de tristes gens. Quand le paysan de la Nouvelle-France, après être allé chercher au magasin de l’Intendance, son baril de lard et son baril de farine, faisait entrer sa jeune compagne dans sa hutte de colon, il aurait pu écrire au-dessus de la porte : Ici l’on n’est point riche d’or et d’argent ; mais de l’honneur il y en a plein la maison.

Les registres dans le gouvernement de Québec n’attesteront qu’une seule naissance illégitime sur 674 enfants baptisés jusqu’à l’année 1660, et une seule autre jusqu’à l’année 1690. Dans un relevé de toutes les naissances de la colonie, fait par l’abbé Tanguay, l’on ne découvrira sur un total de 165,194 nouveau-nés, que, 1,366 enfants illégitimes, soit une proportion de 8.03 pour 1,000 enfants.

Avec de tels témoignages, Mesdames, Messieurs, nous pouvons parler haut de l’honnêteté de nos aïeux en ce pays. Et si d’autres races jugeaient ces statistiques de peu d’importance, c’est que, sans doute, elles seraient dans la nécessité de s’en passer.

Mais il y a autre chose ici que l’honneur et le respect de la femme. Avec des mœurs aussi bien réglées par la foi, les aspirants au mariage seront enclins presque naturellement à fixer leur choix, selon les qualités de l’âme tout d’abord, où se fonde l’amour solide et durable. Dans ce milieu où la fortune n’est pas le premier avoir, les jeunes gens qui recherchent les riches héritières sont suspects de manque de jugement. « Contentement passe richesse », disent les anciens, avec une constance qui fait les axiomes. Et quand ils disent d’un jeune marié qu’il a pris sa femme pour sa richesse, ils sont bien près d’augurer de promptes éclipses à sa lune de miel.

L’usage testamentaire veut, au reste, que les filles soient d’une fortune à peu près égale devant tous les prétendants. Il est rare qu’elles reçoivent par héritage le bien paternel ; et s’il y a quelque supériorité des unes sur les autres, c’est la supériorité qui n’est pas article de contrat de mariage : celle de la beauté ou de la vertu.

« Un riche habitant, dit M. de Gaspé, achetait à sa fille, en la mariant, une robe d’indienne, des bas de coton et des souliers chez, le boutiquier. Cette toilette passait souvent aux petits-enfants de la mariée. » M. de Gaspé y met peut-être un brin d’exagération. Ce qui est sûr, c’est que la toilette de nos aïeules s’écarte convenablement de l’extravagance. Weld, le voyageur irlandais qui passe au pays, à la fin du dix-huitième siècle, décrit comme suit le costume de la villageoise : « Il consiste en un corset bleu ou écarlate, sans manches, et un jupon d’une couleur différente. » Il ajoute et il faut l’en croire : « un chapeau de paille lui donne un air extrêmement intéressant. » « Sur plus de cent descriptions de contrats de mariages, d’inventaires ou de testaments attentivement examinées, écrit M. Edmond Roy, nous n’avons trouvé qu’un seul chapeau de soie, une paire de gants de chamois, un gilet de velours noir et un châle… En fait de fourrures, nous n’avons vu que des manteaux de chat. Les bijoux sont rares. À part le jonc d’or et la bague d’argent, que toute ménagère porte à son doigt, nous n’avons trouvé qu’un collier de nacre. En revanche toutes possèdent des crucifix d’argent. » Très souvent, pour nous résumer et pour être précis, la fiancée canadienne n’apporte à son époux, rien d’autre que ce meuble aussi vénérable que spacieux, appelé solennellement par les vieux actes des notaires, « le lit garni de la communauté ».

La dot de la jeune épousée, où est-elle, me direz-vous ? Elle est dans son cœur qui ne se donne qu’une fois et tout entier au fiancé de son choix ; elle est dans ses mains, dans ses bras d’héroïne qui ne s’arrêteront de travailler qu’avec la vie ; elle est dans sa vaillance et dans sa foi plus hautes, plus fières que toutes les épreuves ; elle est dans son honneur plus clair que ses yeux doux de Canadienne, d’un or plus brillant et plus pur que son jonc de fiançailles.

Si la femme apporte plus d’honneur que de richesse, ce n’est pas à dire toutefois que le mari entende se prévaloir sur elle de la supériorité de son état de fortune. La vertu du catholicisme a pénétré ici le vieux droit pour corriger l’inégalité trop grande entre l’homme et la femme. Quel que soit le bien du fiancé, il n’est jamais plus riche que sa fiancée, aussitôt le mariage conclu. Le régime de la communauté de biens entre époux est de droit commun dans la famille canadienne. Pour nos ancêtres, il manquerait quelque chose à l’amour conjugal là où l’avoir et les intérêts seraient divisés. Il faut lire dans les vieux greffes, ces contrats de mariages qui offrent presque tous la même rédaction savoureuse :

« Les futurs époux promettent réciproquement se prendre l’un et l’autre par nom et loi de mariage, pour mari et femme et légitimes époux, et icelui mariage faire célébrer et solenniser en face de la Sainte Église catholique, apostolique et romaine, le plus tôt que faire se pourra. Ils déclarent vouloir être communs en tous biens meubles et conquêts immeubles, suivant la coutume de Paris usitée dans le pays. Le futur doue la future d’un douaire préfix qui varie de trois cents à cinq cents livres de vingt sols. Le préciput, qui est réciproque, consiste ordinairement en une somme fixe de 150 livres à prendre en deniers comptants ou en meubles, hors part et sans crue. Les linges et hardes, les armes et accoutrements, les bagues et joyaux à l’usage des époux, un buffet ou un coffret et le lit garni de la communauté forment partie du préciput. »

« Enfin, en considération de la bonne amitié que les futurs époux ont l’un pour l’autre, ils se font donation mutuelle de tous les biens que le premier délaissera, pourvu qu’alors il n’y ait pas d’enfants nés ou à naître du futur mariage. »

Ainsi prétendait se prolonger, jusqu’après la mort, la communauté des époux. Heureux et nobles parchemins que ces conventions de fraternité chrétienne qui supprimaient tant d’occasions de conflits, stimulaient le travail commun et ajoutaient à l’amour par un surplus de confiance. De là aussi, puisque associés à droits égaux, l’excellente habitude qu’avaient nos pères de consulter nos mères dans tous leurs marchés et de ne jamais conclure une affaire grave, sans s’être mis d’accord tous les deux.

Voilà bien sur quel fondement s’établissent nos familles anciennes. On souhaiterait vainement, ce nous semble, une alliance matrimoniale où s’affirmât plus nettement la bienfaisance du catholicisme, où serait plus parfaite l’unité des cœurs et des esprits et où par conséquent la famille pût atteindre plus sûrement sa première fin naturelle.


Aussi la famille canadienne va-t-elle enfanter magnifiquement de la vie. Là-dessus l’histoire et ses statistiques me dispensent de toute éloquence. La règle dans les ménages qui se respectent, je l’ai dit et je l’ai même répété, est de se rendre à une première douzaine d’enfants et, sans y mettre trop d’orgueil, de dépasser quelquefois la seconde. Il suffit de retenir que la race canadienne a doublé ses effectifs tous les trente ans et quelquefois en des périodes plus brèves. (Disons, entre parenthèses, que nos frères les Acadiens nous dépassaient ici et donnaient peut-être le plus haut exemple de fécondité humaine en se doublant tous les seize ans). Il suffit encore de se rappeler que les 65,000 Français de 1760, en dépit d’une concentration excessive dans les villes et malgré une mortalité infantile absolument inexcusable, sont devenus en moins de deux siècles, un peuple de près de quatre millions.

Il serait trop long de rapporter ici tous les témoignages qui ont célébré la fécondité canadienne. Ne retenons que les plus mémorables.

« Les familles de nos sauvages », écrit Mgr de Laval, « ne sont pas peuplées de beaucoup d’enfants comme celles de nos Français, où dans la plupart en ce Pais, ils se trouvent jusqu’à 8, 10, 12 et quelquefois jusqu’à 15 et 16 enfants ». De la Galissonnière est pris d’enthousiasme devant cette incomparable production d’hommes qu’il jette, comme une riposte, aux détracteurs de la Nouvelle-France : « Richesse, dit-il, bien plus estimable pour un grand roi que le sucre ou l’indigo, ou, si l’on veut, tout l’or des Indes. » Et l’on sait par le journal de Montcalm l’émerveillement du général qui rencontre aux Éboulements, un vétéran de Carignan entouré de 220 de ses descendants peuplant à eux seuls quatre paroisses.

Ces statistiques n’auraient pas toutefois leur pleine valeur, si l’on négligeait certaines circonstances. La fécondité n’a pas eu chez nous, dans le passé, ses hausses et ses baisses. Ni la dure pauvreté ni le malheur des temps ne dispensent nos aïeux de leurs devoirs. Le jour n’est pas encore levé où les revenus et l’aisance de la vie régleront dans la famille le nombre des naissances. Qui ne sait, par exemple, que les 9/10 des premiers colons qui ont vécu l’époque d’effroyable misère de 1608 à 1648, possèdent encore de nos jours des milliers de descendants ? Voici d’ailleurs pour la fécondité de cette époque, ce qu’en écrit la Mère de l’Incarnation : « C’est une chose prodigieuse de voir l’augmentation des peuplades qui se font en ce pays… Outre ces mariages, (ceux des colons envoyés par le roi), ceux qui sont établis depuis longtemps dans le pays, ont tant d’enfants que cela est merveilleux et tout en foisonne ». Talon qui nous fournit un chiffre pour l’année 1671 où la colonie en est encore aux commencements héroïques, annonce au roi 6 à 700 naissances, alors que la Nouvelle-France compte à peine un peu plus d’un millier de familles. Pendant son affreux martyre sur la terre d’exil, la race acadienne jalonne sa route d’autant de berceaux que de tombeaux et ne cesse d’opposer de nouveaux vivants à ceux qui veulent sa mort. Et ne savons-nous point que, moins de quatorze ans après la sombre épreuve de la conquête, nos aïeux étaient passés de 65,000 à 100,000 habitants ; ce qui faisait dire à Carleton que la race anglaise ne pourrait s’implanter au pays qu’avec le grand risque de s’y faire étouffer.

Cette fécondité qui est de tous les temps, est aussi de toutes les classes. Parce que chacun obéit à la même loi et parce que la tâche n’est pas ici un devoir qu’on subit, mais un devoir qu’on accomplit, la famille nombreuse n’est l’apanage exclusif d’aucune catégorie sociale. Les seigneurs et les bourgeois ne se déchargent point sur le petit peuple du recrutement de la race. Quand, en l’an 1719, les négociants canadiens protestent contre la concurrence des forains venus d’outre-mer, parmi les arguments qu’ils invoquent pour obtenir la protection du Conseil de la marine, il y a la nécessité de protéger leurs familles « dont la plupart, affirment-ils, sont nombreuses. » Quant à la noblesse ou à la classe seigneuriale, nous savons aussi que toutes les châtelaines de la Nouvelle-France eussent mérité le compliment fait un jour par le grave M. de Tracy à Madame Linctot : « Jolie femme qui s’acquitte dignement de faire des enfants. » Combien de fois intendants et gouverneurs, dans leurs suppliques au roi, en faveur des grands de la colonie, n’invoquent-ils pas le nombre d’enfants de ces derniers pour émouvoir favorablement Sa Majesté ? Denonville écrit au ministre en 1686 : « Je dois rendre compte à Monseigneur de l’extrême pauvreté de plusieurs nombreuses familles qui sont à la mendicité et toutes nobles ou vivant comme telles, la famille de Saint-Ours est à la teste. Il est bien gentilhomme de Dauphiné, chargé d’une femme et de dix enfants. … Le sieur de Linctot et sa femme qui ont dix enfants et deux d’une de leurs filles, se plaignent de n’avoir pas de pain. » L’année suivante, Denonville écrit encore à propos de Tilly : « Il y a le bonhomme Tilly qui est de nos conseillers et gentilshommes qui a quinze enfants… il lui faut donner du bled présentement pour vivre. » Enfin n’est-ce pas M. de Muy qui entreprit un jour le recensement des petits-fils de Pierre Boucher et qui s’arrêta après le cent cinquantième ?

Assurément, Mesdames, Messieurs, il y avait autrefois en ce pays un petit peuple qui s’inquiétait assez peu de ses ressources matérielles quand il s’agissait de peupler ses berceaux. C’est qu’en vérité la vaillance de nos aïeux cherchait son appui en d’autres forces.

C’est d’abord quand le cœur est jeune, quand le sang est fort comme le courage que l’on se marie. Depuis l’année 1669 la vocation de vieux garçon ou de vieille fille est prohibée par la loi en ce pays de la Nouvelle-France qui vit sous le régime du mariage obligatoire. Sa Majesté a bel et dûment décrété « qu’il soit établi quelque peine pécuniaire… contre les pères qui ne marient leurs fils à l’âge de vingt, leurs filles à l’âge de seize ans ». Du même coup, pour stimuler l’obéissance des colons, le roi dote généreusement les familles nombreuses. Un édit enregistré au Conseil en 1676 octroyait à tous les parents qui auraient dix enfants et plus, nés de légitime mariage, et n’étant ni prêtres, ni religieux, ni religieuses, une rente annuelle de trois cents livres, plus une somme de vingt livres aux filles et garçons, le jour de leurs noces. Mais s’il fut jamais une loi superflue, ce fut bien celle du mariage obligatoire. Sa Majesté eut à payer beaucoup de pensions ; nous ne voyons pas qu’elle ait infligé beaucoup d’amendes dans cette contrée affreuse où l’on commençait d’être vieux garçon à vingt-cinq ans, et vieille fille à vingt ou vingt-deux ans. Contrairement à d’autres races passionnées de célibat jusqu’à en mourir, où la famille reste indivisible aussi longtemps que chacun des enfants n’est pas devenu rentier, et où l’on ne fonde de nouveaux nids que lorsque les nids ne peuvent plus réchauffer que des rhumatismes, chez nous les épouseux se présentent à l’Église, dans la pleine vigueur de la virilité, quand les forces encore vierges peuvent promettre à la race une vie saine et généreuse. Le plus souvent, il faut bien l’avouer, l’on est plus riche d’espérance que d’écus. Qu’importe ? Dans les premiers temps on sera plus ménager ; dans le costume, dans le mobilier, dans la table, courageusement l’on saura se retrancher ces superfluités que tant d’autres compensent « par des économies sur les naissances ». On croit d’ailleurs qu’il y a de la place partout pour la vaillance et le travail ; que quatre bras courageux qui besognent ensemble, ont encore la partie belle avec la vie, si maussade soit-elle. Puis, les enfants seront eux-mêmes la première richesse. À l’arrivée du douzième ou du vingtième, aussi joyeusement qu’à l’arrivée du premier, l’on continuera de s’écrier, selon la noble formule populaire, « qu’on s’est enrichi » d’un garçon ou d’une fille, à moins que ce ne soit de deux à la fois. Le baptême d’un enfant, sous quelque signe arithmétique qu’il soit venu, est toujours le prétexte d’une joyeuse réunion de parents et d’amis. Et s’il faut, pour les nouveaux-venus, plus de pain dans la huche, plus d’espace à la table, plus de brins de fils ou de laine au métier à tisser, eh bien, il y a là-haut la Providence qui berce les nids pleins avec plus d’amour que les nids vides. Et si enfin de telles élévations de foi donnent un peu le vertige, rappelons-nous avec M. Étienne Lamy, que « ces croyances (de nos aïeux) sont après tout celles de l’Église, et que le plus singulier en ces catholiques, c’est d’être conséquents. »


II

Magnifiquement constituée pour enfanter de la vie, la famille canadienne ne l’était pas moins pour développer et discipliner cette vie, tellement les principes de l’ordre, une fois admis et pratiqués, se développent d’eux-mêmes en conséquences harmonieuses ; et tellement il est vrai que les lois du catholicisme sont en somme les lois de toute vie.

Une éducation véritable, suppose, si nous ne faisons erreur, une loi et une autorité ; une loi qui est celle même de l’être humain, la loi du développement ordonné de ses facultés ; une autorité qui fait exécuter la loi et lui fait rendre sa bienfaisance.

Cette loi et cette autorité, la famille canadienne n’en a jamais été dépourvue. Elle est aux antipodes de la famille moderne, famille envahie par les idées démocratiques, où les parents partagent avec tous les enfants le gouvernement de la maison et où l’autorité qui appartient à tous n’appartient à personne. Dans la famille de chez nous, il y a un chef, et ce chef est le chef naturel, le père, qui incarne, dirait Frédéric Le Play, « la seule autorité que Dieu ait instituée par le décalogue éternel ».

Ce chef de la vieille famille, quand il était digne de son rôle, quel ascendant moral que le sien ! Il apparaissait à son foyer, non seulement avec sa dignité de père, premier auteur ici-bas de la vie qu’il prétendait régir ; mais aussi avec son prestige d’austère tâcheron, du besogneux qui se réservait les plus rudes travaux, qui mettait sur la table le pain dont tous vivaient, et qui, à tous ses mérites, ajoutait jusqu’à celui de vivre chez lui. Parce qu’il n’imposait rien qu’il n’eût d’abord pratiqué, il était, dans la maison, le commandement, la loi vivante. S’il ne disait pas le premier mot c’est toujours lui qui disait le dernier. « Parole de mon père, parole de roi », disait Mgr Plessis. Quand la mère plus faible et plus douce n’obtenait pas l’obéissance, lui n’avait qu’à froncer le sourcil pour faire rentrer dans le devoir. L’on savait d’ailleurs que le froncement de sourcil pouvait aller jusqu’à la pétoche inclusivement. Et la pétoche n’était pas une menace vaine dans un siècle où Bossuet l’administrait lui-même et copieusement au royal dauphin.

Devant le père l’obéissance n’avait pas de limite d’âge. Et jusqu’à un demi siècle tout près, la coutume s’était conservée, conformément au vieux droit français, que les majeurs de vingt-cinq ans et plus, désirant contracter mariage, ne pouvaient passer outre au refus de leur père, sans lui avoir adressé, et par la main du notaire, trois sommations respectueuses suffisamment espacées l’une de l’autre. Ces sommations étaient vraiment « respectueuses », quoi qu’en ait pensé Napoléon qui, dans son code, remplaça le mot par « actes respectueux ». Voyez, par exemple, sur quel ton suppliant, en janvier 1733, le fils Jean-Claude Louet somme son père Claude Louet, notaire en la prévôté de Québec :


Mon très cher père,

Je suis dans la dernière désolation de me voir privé des douceurs que j’avais coutume de goûter auprès de vous ; j’éprouve avec une douleur extrême aujourd’huy que vos mouvements de tendresse dont j’ay esté tant de fois sensiblement touché sont entièrement éteins…


À cette première sommation le père Louet ne bouge pas. Le fils Louet revient donc à la charge et, comme il est naturel à un amoureux aussi vivement contrarié, le ton de la lettre se fait encore plus éploré :


Mon très cher père,

Rien ne peut arrester le cours de mon affliction de voir votre cœur toujours inflexible et irrévocable à toutes mes supplications et soumissions. Serait-il possible que la tendresse autrefois si grande pour votre enfant se serait changée en une disgrâce perpétuelle ?…

Et comme le père Louet n’est pas ému par cette deuxième sommation respectueuse et par ce style vraiment pathétique, le ton de Jean-Claude devient nettement larmoyant :


Mon cher et honoré père,

« Pénétré de la plus vive douleur j’ay recours à cette tendresse paternelle dont j’ay senti tant de fois les doux mouvements. Serait-il possible, mon cher père, que vous m’en priveriez dans un temps (où) elle me serait si essentielle ? Non, je suis certain que vous êtes trop amateur du salut des âmes pour me désapprouver en ce que je persiste… »


Si vous cherchez le secret d’une autorité si grande, presque redoutable, c’est que, par en haut, elle a des attaches vraiment surnaturelles. Il faut en effet se rappeler que le chef de la vieille famille canadienne exerce en quelque sorte, à son foyer, un pontificat domestique. Ne sont-ce pas de véritables rites sacrés qu’il y accomplit ? C’est lui qui est promu au geste de bénir. Il bénit la première poignée de blé avant de la mettre en terre ; à table il bénit le pain avant de le trancher ; et surtout, le matin du premier de l’an, il lève solennellement les mains au-dessus de la tête de ses enfants pour les bénir comme un patriarche. Émouvante et grandiose cérémonie où se résume peut-être plus qu’en toute autre tradition, l’esprit de nos aïeux. Si grands sont alors l’esprit de foi et le prestige du père, que cette bénédiction du premier de l’an, personne ne voudrait la manquer, dans la famille, tellement on la croit ratifiée là-haut par Dieu et tellement l’on se croit tenu à cet acte de foi et hommage envers le seigneur de la maison. Les enfants mariés, éloignés du foyer, parcourront de longues distances, braveront des froids terribles, avant la grand’messe du premier janvier, pour se jeter aux genoux du chef familial. Le premier janvier 1842, l’honorable Augustin-Norbert Morin, alors juge au tribunal de Kamouraska, remontait à Québec avec l’intention d’arriver chez lui pour le jour de l’an. Retardé en route par les mauvais chemins, il dut s’arrêter à l’église de sa paroisse natale, Saint-Michel de Bellechasse, le matin même du premier janvier. C’était l’heure de la grand’messe et les gens emplissaient déjà les abords de l’église. Aussitôt descendu de voiture, M. Morin se met à chercher son vieux père dans la foule ; puis, là, aux yeux de toute la paroisse, Son Honneur ôte sa coiffure, s’agenouille sur la neige et, comme un bon fils, demande la bénédiction paternelle.

Sous une telle autorité qu’appuie le surnaturel, l’éducation de la famille canadienne produira de beaux fruits, comme tout ce qui s’accorde avec la vérité.

Autant qu’elle le pourra, elle développera l’homme tout entier. Je n’insiste point sur l’éducation physique. Dans les débuts, quand on vit habituellement au grand air, le climat et le genre de vie se chargent heureusement de suppléer le bureau d’hygiène. Et le climat et le genre de vie ne font pas besogne trop mauvaise, s’il faut en juger par ce pittoresque croquis de Marie de l’Incarnation : « Cela est étonnant de voir le grand nombre d’enfants très beaux et bien faits, sans aucune difformité corporelle, si ce n’est par accident. Un pauvre homme aura huit enfants qui, l’hiver, vont nus pieds et têtes nues, avec une petite camisole sur le dos, qui ne vivent que d’anguilles et de pain, et avec cela gros et gras. » D’un mémoire de M. Aubert, j’extrais ces lignes : « Les Français du Canada sont de corps bien fait, agiles, vigoureux, jouissant d’une parfaite santé, capables de soutenir toutes sortes de fatigues, et belliqueux, ce qui a fait que les armateurs français ont toujours, pendant cette dernière guerre, donné le quart de plus de paie aux français canadiens qu’aux français de l’Europe. Toutes ces avantageuses qualités corporelles dans les français canadiens viennent de ce qu’ils sont nés dans un pays d’un bon air, nourris de bonne nourriture et abondante ; qu’ils ont la liberté de s’exercer dès l’enfance à la pêche, à la chasse et dans les voyages en canot où il y a beaucoup d’exercice. »

Sur la vigueur physique de nos ancêtres et leur perfection corporelle, La Hontan, Hocquart, Bougainville ne s’expriment pas autrement ; et le Père Charlevoix va jusqu’à écrire : « Nous n’avons point dans le royaume de provinces où le sang soit communément si beau, la taille plus avantageuse et le corps mieux proportionné. »

Ce sont là, Mesdames, Messieurs, les effets du grand air canadien, mais aidé, nous pouvons le dire, par le sang pur de la jeune race et par l’éducation vigoureuse de la famille. Et, par exemple les enfants sont élevés dans le culte de la sobriété. Si le vieux Canadien boit souvent, trop souvent peut-être, avec ses parents et amis, son coup de Jamaïque, il est réglé toutefois que dans le cabaret, il n’y a point de verres pour les garçons avant qu’ils soient majeurs où qu’ils aient un peu de poil au menton. Il en sera de même plus tard lorsque s’implantera l’usage du thé, qui, lui aussi, reste une boisson pour les grandes personnes et pour les vieilles filles raisonnables.

L’éducation physique se parfait surtout par l’apprentissage du travail auquel les enfants sont vite assujettis, trop tôt quelquefois, sinon pour le développement de leurs muscles, du moins pour celui de leur intelligence. La vie est dure pour tout le monde en ces temps anciens ; les enfants n’échappent pas à la loi commune. Le plus souvent d’ailleurs eux-mêmes ne prétendent pas y échapper, tellement le travail leur a été inculqué comme un devoir de vaillance naturelle. Et personne assurément n’est plus fier à la campagne qu’un garçon de quatorze ou quinze ans qui mène sa paire de bœufs ou de chevaux, qui sait charger un beau voyage, tire déjà droit son coup de charrue et s’entend dire en soirée, devant les filles, qu’il est fort et travaille comme un homme.

Le travail, ce fut, pendant longtemps, la profession universelle en Nouvelle-France. Quelques-uns n’ont-ils pas vu les filles de M. de Saint-Ours aller travailler aux champs, tenir la faucille et même la charrue ? La femme et la fille de M. de Tilly labourent la terre tous les jours, nous affirme Denonville, et M. de Tilly est cependant gentilhomme et conseiller du Conseil Souverain. Kalm nous raconte que les filles du meilleur monde, voire celles du gouverneur, habillées pour l’occasion, s’en allaient dans les cuisines et les celliers, s’assurer que tout y était en ordre. Non, l’on ne croyait pas, en ce temps-là, que ce fût déroger pour une demoiselle que de ceindre un tablier de cuisine et qu’il fût noble de ne rien faire.

Et pourquoi les enfants ne feraient-ils pas ainsi, puisque leurs parents exercent tous les métiers et que la famille canadienne essaie de se suffire autant qu’elle peut ? Le père n’est pas seulement défricheur et agriculteur ; il est aussi maçon, charpentier, menuisier, forgeron, cordonnier, sellier, et, dans les jours d’hiver, tisserand et empailleur de chaises.

La mère, ah ! la mère de ce temps-là, quelques extravagantes d’aujourd’hui la trouverait bien arriérée. Me permettrez-vous cette impertinence, Mesdames ? Elles n’avaient porté, je crois bien, aucune de ces toilettes ingénieuses par lesquelles quelques-unes d’entre vous déploient tant d’art à se défigurer et y réussissent si merveilleusement ; elles lisaient plus souvent, j’en ai peur, dans leur vieux paroissien ou dans le « Guide de la bonne ménagère » que dans les catalogues de mode ; leurs mains sont rudes, gercées et grillées ; mais du moins ces femmes toutes simples n’ont pas désappris l’art de coudre, de filer, ni de pétrir l’âme de leurs enfants aussi parfaitement que le bon pain. C’est chapeau bas, c’est les larmes dans les yeux qu’il faudrait saluer l’aïeule canadienne-française, la première femme et la première épouse du monde : vaillante qui peinait tout le jour, qui, chaque soir, se laissait nimber par la lampe de minuit, qui souvent ne s’en allait coucher que sa lampe vidée d’huile ; femme de tête et de bon sens, réglant la dépense selon les revenus, faisant les amas, les cachettes d’argent qui serviront aux heures mauvaises, avec lesquelles l’on fera instruire l’un des fils ; femme de clairvoyance et d’énergie, relevant le courage de son homme, l’empêchant de faire les mauvais coups ; femme de foi, faisant tête aux pires malheurs, capable de sourire, capable de chanter avec des yeux mouillés, pour qu’autour d’elle les courages restent fermes et que Dieu soit béni.

La mère n’est pas seulement ménagère ; l’été elle se réserve aussi la garde du jardin et de la basse-cour ; puis, elle trouve le temps de courir aux champs, herser, fauciller, rentrer du grain comme les hommes ; le soir elle répare le linge, elle coud, elle tricote ; l’hiver elle file, elle tisse, car c’est le beau temps de la petite industrie domestique. Pour le vêtir, la règle et la coutume sont que tout se fasse à la maison, si bien que les vieux inventaires nous ont révélé jusque-là l’existence du « moule à boutons ». Donc l’on ne sera pas surpris que les enfants apprennent le plus tôt possible ces métiers qui sont multiples et qui sont pourtant une condition de vie, pour une famille où chacun ne peut avoir son vêtement et son morceau de pain que par le travail de tous.

Que devient en tout cela, me demanderez-vous, l’éducation intellectuelle ? Si, elle souffre quelque peu de ce régime, elle se ressent principalement de conditions historiques que je n’ai pas à exposer ici. Mais peut-être aussi nos aïeux qui avaient l’esprit si droit et si juste, le bon sens si ferme, avaient-ils cette inconsciente conviction que « les sentiments et les connaissances qui forment le principal trésor d’une nation, ont leur source dans la pratique de la vie plus que dans l’enseignement littéraire et scientifique offert par les maîtres à l’enfance et à la jeunesse. »[3] Et pour parler en termes plus brefs et dans le langage de Le Play, peut-être se disaient-ils, pour se consoler, que « l’instruction générale d’une race d’hommes provient de l’éducation plus que de l’école ».[4]

Pour nos pères, l’éducation c’est avant tout l’éducation morale. Aussi voulaient-ils que la religion s’emparât de l’enfant dès son apparition dans le monde. L’Église était là d’ailleurs pour leur inculquer les sages coutumes. Dans les premiers temps, quand les missionnaires ne passaient que de loin en loin, la coutume s’était prise de garder longtemps les nouveau-nés à la maison, avant de les porter au baptême. Mais aussitôt les prêtres devenus plus nombreux, Mgr de Laval rétablit vigoureusement la discipline commune ; et même alla-t-il jusqu’à menacer de l’excommunication les parents trop négligents. Très vite ce fut une habitude religieusement gardée dans nos familles que la première sortie de l’enfant fût sa promenade aux fonts baptismaux et que le carillon de l’église devançât presque toujours les reportages des commères sur la naissance du nouveau paroissien.

À mesure que l’enfant grandit la même foi le suit et l’entoure. C’est l’enseignement religieux qui imprègne avant tout son esprit. La loi qui règle la conscience et toute la vie religieuse de la famille, c’est le « décalogue éternel » complété par l’Évangile. Aussi le « Jésus », c’est-à-dire le crucifix ou les vieilles images d’une sainte Anne enseignant à lire à la Vierge enfant, ou celle d’une Notre Dame des Sept-Douleurs qui montre son cœur transpercé de glaives — car tout cela s’appelle indistinctement le « Jésus » — est-ce le premier objet que l’enfant apprend à montrer dans la maison, comme c’est l’un des premiers mots qu’il apprend à prononcer. La mauvaise action, la désobéissance lui sont représentées avant tout comme une infraction à la loi divine, comme des choses qui font pleurer le Bon Dieu. C’est au foyer encore que l’enfant apprend ses premières réponses de catéchisme et ses premières formules de prières. À peine sait-il articuler ses premiers mots qu’il apprend à faire son signe de la croix, ou, comme l’on dit naïvement, son « nom du Père » ; car il sait déjà qu’il n’est pas bien de se coucher sans faire sa prière, comme de se lever sans donner son cœur au Bon Dieu ; et nos aïeules se sont transmis pour cette offrande, de touchantes petites formules orales qu’il est regrettable vraiment de ne pas trouver dans nos livres de prières.

La légende se mêle parfois à la doctrine pour imprégner l’esprit des tout-petits des idées de foi et d’images gracieuses. En ce temps-là le distributeur d’étrennes n’est pas un vieillard gâteux, dont le principal mérite, semble-t-il, serait d’être un plantureux barbon, à rendre jaloux le Moïse de Michel-Ange. Et qui donc, parmi les anciens, en remuant ses plus délicieux souvenirs, ne retrouvait un petit enfant qui, chaque soir du 31 décembre, s’était endormi en rêvant au Jésus rose de la crèche de Noël ? Pendant la nuit, il était venu au milieu des songes merveilleux, déposer les étrennes, dans les souliers au pied de la cheminée, ou, mieux encore, dans le bas de laine fiévreusement suspendu au pied de la petite couchette, et qui, pendant le sommeil, s’était mis à remuer avec des froissements de papier mystérieux.

Il n’est pas jusqu’aux chansons, jusqu’aux ballades naïves que chantent les mères autour des berceaux, qui ne portent aux oreilles des enfants leur part d’images ou de leçons divines. On leur chante les cantiques de Noël, les chants liturgiques, la préface de M. le curé, avec une imitation bienséante de ses tons ; on leur fredonne :

La Sainte Vierge part en chantant
Avec ses beaux cheveux pendants

Et si, pour que bébé ait un beau sommeil, il y a une poulette noire qui vient pondre dans l’armoire, une poulette blanche qui pond tout près sur la planche ; il y a aussi une poulette grise qui pond dans l’église, aussi souvent que dans la remise ; et la dernière est toujours une poulette bleue qui pond dans les cieux.

Parmi les vertus auxquelles on dresse les enfants, il en est une que je veux signaler en passant, parce que nulle peut-être ne manifeste mieux la délicatesse des âmes anciennes, et c’est la pudeur. J’y insisterai à peine, car le plus significatif éloge que je puisse faire de l’éducation que nous avons reçue sur ce point, c’est bien qu’il me soit difficile d’en parler, même pour la louer. Nos aïeux pratiqueront une chasteté austère qui ne saura pas toujours se défendre de quelque excessive réserve. Elles ne seront pas rares les jeunes filles qui arriveront au mariage, ayant gardé intacte leur ingénuité. Pendant longtemps, et de nos jours encore, les sauvages garderont le monopole d’un très mystérieux colportage d’enfants. Et pour sauver la façade de ce mensonge pieux, il arrivera que les terribles colporteurs choisiront invariablement, pour leur descente au foyer, le moment précis où, comme par hasard, les autres enfants auront déguerpi d’urgence.

Dans les maisons quelquefois étroites pour tenir rôle de huches humaines, la disposition des chambres et des lits savait toujours sauvegarder une prudente division des enfants selon le sexe. Nos évêques, ces premiers gardiens de la famille, n’avaient pas craint de donner jusqu’en ces matières, des avis précis et détaillés. Il est un fait historique d’ailleurs, tragique au plus haut point, qui achève de nous dire là-dessus les délicates et presque farouches précautions de nos aïeux : à l’époque du grand « Dérangement, » nous le savons proprement par l’histoire, les mères acadiennes aggravèrent encore le démembrement de leurs familles déjà calculé sournoisement par Lawrence, en ne permettant pas à leurs grands fils de s’embarquer sur les mêmes vaisseaux que leurs sœurs pubères.

Sur l’esprit qui régnait dans les foyers antiques, sur leurs traditions religieuses, j’aurai tout dit quand j’aurai cité un témoignage auguste, celui de Mgr de Saint-Valier, qui avait parcouru nos campagnes, lentement, allant souvent de porte en porte et qui écrivait : « Chaque maison est une petite communauté bien réglée où l’on fait la prière en commun le soir et le matin, où l’on récite le chapelet et où l’on a la pratique des examens particuliers avant les repas et où les pères et les mères de familles suppléent au défaut des prêtres, en ce qui regarde la conduite de leurs valets. »


Voilà donc ce catholicisme sur la sincérité et la profondeur duquel, nous nous permettons parfois d’émettre des doutes. Mesdames, Messieurs, si être catholique c’est accepter, avec toute la loyauté de son âme la parole du Christ et les enseignements de son Église ; si être catholique c’est conformer sa vie à la morale de l’Évangile, accomplir les devoirs qu’elle prescrit, quelque austères qu’ils soient, eh bien, je me retourne, moi, vers ce petit peuple de Français qui a couvert de croix le continent pour confesser sa foi au Christ, Fils de Dieu ; j’observe ces vieux ancêtres qui n’avaient pas la science des savants, mais qui mieux que les savants d’aujourd’hui, savaient leur catéchisme et dont la foi si humble et si simple s’illuminait d’intuitions surnaturelles ; je songe à ce petit peuple humilié par la défaite, assailli dans sa fidélité religieuse par les menaces et les séductions et chez lequel cependant, trente ans après la conquête, l’on n’eût pas compté, au témoignage de son évêque, cinq apostasies ; je revois ces vieux chrétiens qui certes avaient leurs défauts et leurs misères, mais qui, devant les vieux curés austères d’alors, acceptaient de confesser deux ou trois fois leurs fautes, pour se trouver, le matin de Pâques, avec leurs enfants et leurs serviteurs, devant les ciboires d’argent ; je songe à ces mères et à ces pères croyants qui mettaient le signe de la croix au commencement d’un si grand nombre de leurs actions, qui regardaient le désordre, le péché parmi leurs enfants comme le plus grand des malheurs, qui pleuraient sur l’inconduite de leurs fils ou de leurs filles plus qu’ils n’eussent pleuré sur leurs cercueils ; je songe enfin à ces pauvres gens qui, malgré les duretés et les blessures de la vie, n’avaient jamais à la bouche une parole d’amertume, encore moins de blasphème ; mais, courbés, broyés par les peines et les deuils encore plus que par les années, se laissaient emporter par la mort comme par la main divine, savaient bénir une dernière fois leurs enfants, avec le sourire des justes… oui, Mesdames, Messieurs, je mets ensemble toutes ces noblesses émouvantes ; je mesure la grandeur et la pureté de cette foi et je n’ambitionne après cela, pour notre prétentieux catholicisme qu’un seul mérite : celui d’égaler parfois celui-là.

III

Cette esquisse de la vieille famille de chez nous serait incomplète si je n’ajoutais qu’une cause d’ordre social, le cadre économique et juridique où elle s’est développée, a contribué grandement à en fortifier la constitution. Cette cause n’a pas été le facteur principal ; il n’a pas été indifférent, néanmoins, aux éléments surnaturels de la famille canadienne, qu’elle soit devenue, par la vertu de la coutume et par la volonté de notre vieux droit, ce type supérieur de société domestique appelé par les sociologues, « famille-souche ». Et, par « famille-souche », ils entendent, vous le savez, la famille où le foyer se perpétue par une succession ininterrompue d’héritiers de la même lignée, du même métier ou de la même profession, qui se transmettent avec le bien héréditaire, les coutumes, les méthodes de travail et surtout le dépôt sacré des traditions ancestrales. Frédéric le Play n’a-t-il pas écrit que la « famille-souche », plus encore que la constitution politique, a fait la grandeur de l’Angleterre ? Il a ajouté : « Le paysan propriétaire cultivant de ses propres mains un domaine transmis héréditairement, sous le régime de la famille-souche, a longtemps été en Angleterre et reste sur le continent, le type qui perpétue le mieux le règne du bien au sein d’une race. »

La famille-souche suppose, en premier lieu, le foyer domestique et le domaine comme atelier de travail. Et déjà c’est la vie et c’est le travail au grand air, loin, en tout cas, des centres de corruption, autant dire dans les conditions hygiéniques et morales les plus propres à entretenir la vigueur de la race.

Le domaine, parce qu’il est héréditaire, parce qu’il est le legs des ancêtres, n’est pas, comme le foyer du nomade, je veux dire le foyer du locataire, ou l’hôtel garni, une poussière indifférente, une possession éphémère, une habitation inanimée. C’est une chose vivante qui s’incorpore à la personnalité de la famille et à son histoire ; c’est une parente des anciens qui a pris à travers le temps quelques traits de leur physionomie ; c’est un ossuaire sacré qui a recueilli leurs sueurs et les nobles vestiges de leurs labeurs. Par cela même, c’est comme une personnalité immortelle qui relie les générations, les aide à demeurer pareilles les unes aux autres.

Au surplus, dans la famille-souche, les vieux prennent les moyens de se survivre et de garder au foyer, avec son caractère de continuité, sa vertu de cohésion pour la famille. Contrairement à ce qui se passe dans la famille instable, où le métier, où la profession n’est pas héréditaire, où tous les enfants quittent les uns après les autres le foyer qui s’éteint avec la mort des parents et se recommence à chaque génération, dans la famille souche, l’un des enfants, fils ou fille, se marie près des vieux et prend auprès d’eux le titre d’héritier associé. Observez, en passant, que le choix de celui-ci n’est pas laissé au hasard du droit d’aînesse ; les vieux parents le choisissent eux-mêmes, le plus souvent pour son aptitude plus grande à administrer le bien ancestral ou à coopérer avec le passé. Jusqu’à leur mort les vieillards cohabitent avec l’héritier, de telle sorte que la transmission des traditions familiales s’opère pour ainsi dire forcément, et selon le mode le plus sage : dans un juste tempérament de l’esprit de routine et de l’esprit de nouveauté. Pour l’administration du patrimoine, pour l’éducation des enfants, l’héritier peut profiter de l’expérience accumulée par les ancêtres, sans pourtant s’y enliser, puisqu’il redevient son maître et reprend sa libre initiative, à mesure que le déclin des vieillards les contraint d’abdiquer. Le Play a vu, dans cette société du père et du fils, une telle garantie de durée et de progrès, qu’il a écrit : « La cohabitation et l’association des parents avec le ménage de leur héritier a toujours été un impérieux besoin, un indispensable moyen de prospérité pour les paysans. »

Que le Play ait dit vrai, il est facile de s’en convaincre par d’autres raisons. Rappelons-nous que l’un des premiers caractères de la famille-souche est de posséder indéfiniment, par un héritier, le bien familial. Puisque celui-ci est indivisible et doit être transmis intégralement, un seul moyen demeure pour l’héritier, de payer à ses frères et sœurs leur part d’héritage : tirer du bien paternel les ressources nécessaires à leur établissement. Et c’est bien ce qu’impose la volonté testamentaire du père. Mais voyez dès lors s’il se peut institution plus propre à imposer l’économie au jeune administrateur, et notez, en outre, que cette économie va s’ordonner vers les buts qui peuvent le mieux en décupler l’effort. Si l’on a pu dire que « l’épargne est partout l’acheminement vers la propriété immobilière », c’est sans doute un peu parce que la propriété immobilière est le meilleur stimulant de l’épargne. Or, dans un temps où le plus grand nombre des enfants se destinent à la terre, où tous ces fils de terriens se sentent indissolublement mariés au sol, c’est à conquérir plus grand de terre que le père avait déjà ordonné ses économies ; c’est à agrandir ce que le père avait déjà conquis, que, dans l’intérêt des cohéritiers et de ses propres enfants, le fils ordonnera à son tour ses propres épargnes. Ainsi, pendant que le sol familial sera voué par état à acquérir du sol et à multiplier à son tour les familles-souches, la loi qui lui crée cette destination est du même coup le meilleur élément de sa prospérité.

Ai-je besoin d’indiquer, pour finir, combien ce régime successoral entretient la solidarité et l’esprit familial ? C’est une autre note caractéristique de la famille canadienne que son admirable cohésion. Le climat, je le veux bien, y aide pour sa part, en tenant le foyer plus ou moins clos pendant six mois de l’année et par l’obligation où se trouvent les membres de la famille de vivre dans une intimité plus continue, dans une nécessité plus grande de compter les uns sur les autres. Il y a aussi la joie, l’allégresse contagieuse du nombre. Comme la famille canadienne est toujours nombreuse, il arrive rarement que la gaîté trouve à chômer. Ce n’est pas nous, je pense bien, qui avons fourni aux peintres et aux faiseurs d’estampes, le modèle de ces ménages classiques où deux époux grisonnants, assis près de leur feu qui baille, n’ont pour égayer leur solitude, que les gentillesses moroses d’un barbet mélancolique. Je l’ai dit ailleurs : « Quel splendide repas autour de la vaste table où, quand ils sont seuls, ils sont vingt-quatre ou vingt-six ». L’on apprend ainsi à se passer des distractions extérieures ; les joies de la famille suffisent à la famille. Sans doute, l’on n’évite point toujours les frottements douloureux, voire les commencements d’orage. Mais, comme dit Mistral dans Mireille : « Quand le soir de Noël, sous sa tente étoilée, réunissait l’aïeul et sa génération, devant la table bénie, devant la table où il préside, l’aïeul, de sa main ridée, noyait tout cela dans sa bénédiction. »

La cohésion vient aussi, pour une bonne part, du rôle de la ruche-mère à l’égard des jeunes essaims. Comment ceux-ci ne resteraient-ils pas étroitement attachés à celle que, par leur travail, ils ont contribué à soutenir, mais qui, à son tour, devient leur meilleur auxiliaire ? Puis, la cohabitation des vieux parents et de l’héritier maintient au foyer une force d’attirance que même la mort des vieux ne pourra pas énerver tout-à-fait. L’attirance du foyer est si forte qu’il faudra une loi, sous le régime français, pour forcer les jeunes couples à s’en éloigner et à demander aux seigneurs de nouvelles terres. Du reste, la prédominance de trois ou quatre noms en chaque paroisse nous indique l’essaimage à proximité de la famille-souche canadienne. Relisez, par exemple, dans la « France aux colonies » de Rameau, le rôle de la compagnie de la côte Saint-Michel, tel que reproduit par l’historien : vous y verrez cinq familles primitives s’épanouir en plus de trente branches et garder tous leurs foyers dans un étroit voisinage.

Dans l’effroyable éparpillement que provoque, sous le régime français, l’expansion gigantesque de la colonie ; alors que toutes les familles ou presque fournissent des colons aux nouveaux établissements, des soldats aux garnisons et aux forts lointains, des officiers, des chefs aux nouveaux postes stratégiques, des canotiers aux trafiquants, le foyer continue de retenir, par des fils mystérieux et puissants, les nomades de la jeune race. Qu’une mort, qu’un mariage survienne, et, comme une troupe d’oiseaux migrateurs, l’on voit revenir des extrémités de la colonie, de Niagara, de Détroit, de Vincennes, les enfants dispersés qui accourent à l’appel de la maison.


Mesdames, Messieurs,


Je viens de vous décrire, bien imparfaitement hélas, la constitution et la vie de la famille canadienne d’autrefois. Chacun aperçoit, ce me semble, la grandeur du rôle qu’elle a tenu dans notre histoire.

Contre les guerres sans fin, contre les épidémies, contre le nombre hostile qui menaçait de nous étouffer, contre la dispersion plus désastreuse que tous les fléaux, nos pères ont fait vaillamment le recrutement de la race. Si nous, leurs descendants, avions organisé la vie en haut, comme les humbles se donnèrent la peine de la créer en bas, notre force serait encore assez grande pour faire de nous les maîtres de ce pays. Les ancêtres ne se sont pas uniquement acquittés de nous donner le nombre ; ils nous ont transmis, avec un sang pur, les vertus morales qui devaient continuer la transmission de la vie. Après avoir ouvert les sources du fleuve royal, ils lui ont donné l’impulsion victorieuse qui l’emporte encore entre ses rives.

C’est la religion pratiquée dans les vieux foyers, religion illustrée d’héroïsmes quotidiens ; c’est l’éducation dispensée en cette haute atmosphère qui nous a fait notre tranquille endurance, notre vouloir-vivre plus forts que nous-mêmes et ces vertus sociales et privées qu’envient nos plus âpres ennemis.

De cette moisson généreuse d’enfants ainsi formés, l’Église a pu prélever une dîme abondante pour le recrutement de son sacerdoce, pour ses milices d’hommes et de femmes qui ont mis à si bon marché, chez nous, les services de la charité et de l’enseignement, qui méritent déjà à notre jeune race un renom apostolique à travers le monde et qui feront de la fille aînée de la France une digne héritière de la fille aînée de l’Église.

Mesdames, Messieurs, retenons ces quelques vérités essentielles : si la famille canadienne est le joyau de notre histoire ; si elle a fait pour nous de si grandes choses, elle l’a fait par ce qu’elle avait de proprement familial. Si elle fut une vraie famille, dans la noble majesté du mot, c’est qu’elle demandait à Dieu l’honneur de l’être.

Quelles que soient les déchéances d’aujourd’hui, ne laissons pas les lassitudes infécondes, les scepticismes amers s’emparer de nos courages. Les vieilles familles ne sont pas toutes éteintes ; les vieux foyers ne sont pas tous morts ; les pierres sacrées ne sont pas toutes dispersées. Fustel de Coulanges a écrit dans la « Cité antique » : « Aux temps très antiques, le tombeau était dans la propriété même de la famille, au milieu de l’habitation, non loin de la porte, afin, dit un ancien, que les fils en entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs pères, et chaque fois leur adressassent une invocation. Ainsi l’ancêtre restait au milieu des siens ; invisible, mais toujours présent, il continuait à faire partie de la famille et à en être le père. Lui immortel, lui divin, il s’intéressait à tout ce qu’il avait laissé de mortel sur la terre ; il en savait les besoins ; il en soutenait la faiblesse. Et celui qui vivait encore… celui-là avait près de lui ses guides et ses appuis : c’était ses pères ».

Mesdames, Messieurs, pour nous, le Dieu de nos foyers, c’est le Dieu invisible représenté sur le mur par le crucifix des ancêtres. Le tombeau de nos morts est là-bas, en terre sainte, à l’ombre de l’église. Mais notre impérissable gloire, et demain si nous le voulons, notre force victorieuse, ce sera de savoir néanmoins qu’aucun foyer de notre race n’existe où ne survive la présence morale de quelques aïeux aux genoux desquels il soit noble de tomber, comme devant des saints, avec des larmes dans les yeux et une prière aux lèvres ; c’est de penser que, dans notre pays français, ne se trouve peut-être aucun seuil familial derrière lequel, sous l’image du crucifix, ne puisse apparaître, avec des sourires d’élus, un couple de vieillards sublimes, personnification d’une histoire et d’une lignée : elle, les mains jointes pour prier éternellement, ses cheveux blancs pleins de rayons parce que le nimbe de la gloire divine a passé là après celui de la lampe de minuit ; lui, les mains rayonnantes des gloires du bon labeur, et les tenant toujours levées et les tenant toujours hautes, pour atteindre les générations les plus lointaines, d’une immortelle bénédiction.

  1. Conférence prononcée à la clôture de la Semaine Sociale, août 1923
  2. Dom Benoit, Vie de Mgr Taché, t. I. p. 2.
  3. Le Play, La Constitution de l’Angleterre, t. I. p. 2.
  4. Le Play, La Constitution de l’Angleterre, t. I. p. 5.