Bibliothèque de l’Action française (p. 11-20).


SOUS LE RÉGIME
FRANÇAIS


NOTRE MAÎTRE, LE PASSÉ

I


Notre histoire



En 1883, Louis Fréchette appelait notre histoire « un écrin de perles ignorées » et mettait l’accent sur l’épithète. Aujourd’hui, après trente-cinq ans, le mot du poète garde encore une amère saveur de vérité. Cette inconcevable négligence étonnera les penseurs de l’avenir, amateurs de philosophie d’histoire. Se peut-il spectacle plus déconcertant que celui de notre petit peuple français faisant l’apparente gageure de survivre après s’être dépouillé des meilleurs moyens de la survivance ! À nul groupe en Amérique n’était plus nécessaire une forte culture du patriotisme ; nul n’avait affirmé plus bruyamment sa volonté de survivre ; nul ne possédait pour cette durée plus de ressources de toutes sortes, plus de richesses spirituelles. Et il restera que bien peu auront fait paraître plus de détachement pour les choses du patriotisme et, de toute façon, plus mal administré leur patrimoine moral.

La charte fédérative, en restituant à notre province son autonomie politique, en avait aussi consacré le caractère ethnique. Du même coup, par la multiplication des États de l’alliance, il avait doublé puis quadruplé nos périls. Le maintien de nos droits imposait dès lors avec urgence un programme d’organisation et de défense française. À tout le moins fallait-il s’appuyer plus que jamais sur les énergies de ce passé que l’on prétendait continuer. Hélas ! il se trouve que nous cessons d’avoir un programme de vie nationale, tout juste à partir de 1867. Quelques années plus tard un livre de graves avertissements comme celui d’Edmond de Nevers, « l’Avenir du peuple canadien-français », passe presque inaperçu, tellement les esprits se désintéressent des plus impérieuses réalités.

Surtout nous avons continué d’ignorer l’histoire. Après le superbe effort de 1850, disparaît la génération des grands historiens. Nos travailleurs s’enferment, ou peu s’en faut, dans l’érudition et la monographie, tendance progressiste qui se change en recul, parce que c’est aussi le temps où la grande histoire cesse de descendre vers le peuple. Désormais on ne saura plus que la réduire en de petits manuels étriqués, chefs-d’œuvre de mnémotechnie, dont se contente l’enseignement secondaire, cependant qu’à l’Université Laval la chaire de l’abbé Ferland demeure muette.

Le temps est-il venu de rendre raison d’un tel désistement, d’une si complète abdication de notre ancienne vigilance ? Voyons-y, à notre humble avis, le résultat de causes multiples et complexes dont quelques-unes ne font que commencer de nous apparaître.

Jusqu’à l’évolution politique de 1867 — et même sous le régime de l’Union, régime fédératif de fait, — notre province était restée un petit État distinct dans l’agglomération des colonies britanniques. Entre les frontières du Bas-Canada, notre entité nationale et notre entité politique ne faisaient qu’une et l’idée lumineuse d’une seule patrie à servir éclairait les volontés de notre race. Le pacte fédéral recula soudain les frontières du patriotisme. À notre petite patrie canadienne-française il superposa la patrie « canadienne » tout court, et, par cette évolution profonde, introduisit chez nous la dualité nationale. C’était le temps ou jamais de définir et de diviser, de rendre à César ce qui était à César et à nous ce qui était à nous. Il importait de bannir toute ambiguïté, de marquer nettement la dépendance des parties et du pouvoir central dans l’ordre national. Le patriotisme canadien ne peut évidemment l’emporter sur le patriotisme de race ou de province, que dans les limites fixées par la constitution. Si notre peuple français se devait à son pays, il fallait lui enseigner qu’il continuait de se devoir à sa race. Hélas ! pourquoi faut-il, qu’au lieu de nous guider par ces clartés, nous ayons passé notre temps depuis un demi-siècle à hésiter entre notre particularisme et le grand tout canadien, ou, plus exactement, à nous débattre dans l’incohérence ?

Pareille imprécision dans les idées directrices de sa vie a produit, dans l’esprit du peuple, ce qu’elle devait produire. Tout avait changé pour nous en 1867 ; l’immobilité n’en est pas moins restée le premier article de notre programme. Nous avons opté pour l’empirisme, pour la routine, pour l’« essayisme » intermittent, quand le présent et l’avenir nous sollicitaient aux idées nettes, à l’action prompte et persévérante. Dans cet encerclement de fer où nous allions vivre, l’évidence elle-même ne pouvait nous promettre la survivance que par la mise en valeur de toutes nos forces et de toutes nos activités. Mais nous étions pauvres de trop de clartés pour nous déterminer efficacement. Quand il eût fallu parler de vigilance et de devoirs nouveaux, on parlait de sécurité et d’imaginaire « fair-play ».


Le temps presse, n’est-il pas vrai, de faire travailler les causes qui redresseront notre vie, qui y feront entrer une pensée d’ordre et de progrès. Nos dirigeants s’aviseront-ils de méditer quelqu’un de ces jours ce grave avertissement de Montesquieu : « Des peuples sont tombés des plus hauts sommets de la civilisation à la ruine et à la servitude pour s’être abandonnés pendant deux générations. » Mais s’abandonner ne voudrait-il pas dire avant tout rompre avec l’histoire, puisque rompre avec les ancêtres, c’est rompre avec la source vivifiante des vertus héréditaires, c’est briser la continuité de l’action que maintient un idéal persévérant ?

L’histoire ne conserve point le passé à l’état de matière inerte, stérilisée. Elle conserve et transmet de la vie ; elle peut être un multiplicateur de forces. Par elle les vertus et les forces des vivants s’augmentent à chaque génération des forces et des vertus des morts. Sans l’histoire nous ne garderions dans le mystère de nos nerfs et de nos âmes que de vagues tendances des vestiges presque informes de la vie et des héroïsmes anciens. Là s’arrêterait la transmission parcimonieuse du sang et ainsi s’anéantiraient peu à peu tant d’efforts séculaires pour amener jusqu’à nous l’âme enrichie des aïeux. Mais voici que vient l’histoire, doctrine et maîtresse vivantes, passé et tradition recueillis et condensés. Tout le butin glorieux qu’elle a glané le long des routes, elle l’offre à nos intelligences et elle nous fait entrer en possession de notre patrimoine spirituel. À la transmission du sang va maintenant s’ajouter la transmission de l’esprit. Par le magistère de l’histoire ce qui n’était que vestige presque effacé, tendance ou instinct, devient conscience, idéal et volonté. Nous sentons, à n’en pas douter, un levain mystérieux secouer notre héroïsme en puissance ; dans nos âmes de fils toute la vertu héréditaire se réveille et afflue, et les volontés des ancêtres s’imposent à nos consciences d’héritiers comme des impératifs catégoriques.

En effet, par l’idéal qu’elle maintient et prolonge, par la vision qu’elle donne des buts collectifs, l’histoire fait encore la continuité des générations. Et qui ne voit que c’est presque tout dans la vie d’un peuple ? L’homme ne met de la puissance dans ses actes qu’à la condition de mettre entre chacun une soudure, les appuyant ainsi les uns sur les autres, comme les anneaux d’une chaîne. Mais cette continuité vigoureuse n’est réalisable, d’autre part, que si elle procède d’une pensée directrice, d’un idéal qui contient en puissance tout le dessin d’une vie.

Ainsi en est-il pour un peuple. Son existence n’aura d’unité et de vigueur que si l’action des générations s’ajoute et s’emboîte sans cesse. Sa tâche est d’enfermer ses activités dans les moules ou les formes qui répondent à son génie et de faire en sorte que les vivants continuent d’être gouvernés par les morts.

Mais qui n’aperçoit de là le rôle souverain de l’histoire ? Dans cet effort des générations vers le même but inaltérable, c’est elle qui conserve la vision du but et la pensée directrice, l’idéal ; c’est elle qui révèle le plan selon lequel s’est développé le passé. De l’ensemble des actes des ancêtres, de leurs résolutions, de leurs attitudes dans le labeur quotidien comme aux heures plus graves, se dégage une pensée particulière, une intention longue et perpétuelle, qui est la tradition. L’histoire s’empare de cette pensée, elle la dissémine au fond de l’âme de tous ; elle crée la lumière et la force qui ordonnent les activités innombrables d’un peuple vers l’accomplissement de ses destinées.

Si l’on admet ce rôle de l’histoire, et comment ne pas l’admettre ? — quelle clarté funèbre ne vient-il pas projeter sur notre situation présente ! Qui peut s’étonner que notre vie actuelle apparaisse avec quelque chose de désarticulé ? La masse de nos pauvres gens ne connaît, hélas ! que l’époque où elle a vécu, les quarante ou cinquante ans qu’aura duré son existence. Elle ne se croit pas « la minute d’une chose immortelle », mais un moment isolé, un chaînon brisé. Combien d’autres ont enfermé leur science de notre passé dans quelques formules oratoires, résidu du temps de collège, vidé depuis longtemps de substance et de ferment généreux.

L’enseignement de l’histoire nationale s’impose donc comme une nécessité de salut.


Mais les professeurs de patriotisme ne doivent point se cacher la vérité. Le réveil d’un peuple est une longue et immense entreprise. Depuis qu’il faut compter avec la souveraineté de l’opinion, c’est constamment une gigantesque bataille entre les forces du bien et du mal, entre les puissances de la vérité et de l’erreur. Ceux qui se rendent maîtres des esprits, ce sont les groupes les plus forts parce que les mieux organisés, ceux qui jettent dans la circulation les mots d’ordre les plus entraînants et les plus persévérants. Il ne peut suffire de tuer l’apathie et le sommeil. Pour odieux et extraordinaire que cela doive paraître, il faut savoir entendre qu’au milieu de nous vivent et s’agitent des hommes qui redoutent, à l’égal d’une calamité, la reviviscence du sentiment national. Le patriotisme crée un ordre en nous subordonnant à quelque chose de plus grand que nous-mêmes ; il atteint toutes les anarchies, toutes les formes de l’égoïsme. Aux yeux des déracinés et des apathiques, les patriotes feront toujours figure de sonneurs de trompette et de Catons grincheux. Notre devoir est d’accepter cette longue bataille et de vouloir que l’esprit de race finisse par l’emporter sur l’esprit de parti. La cause du patriotisme et du réveil national devra disposer d’assez de constance et d’assez de force pour écraser toutes les résistances de l’apathie et de l’intérêt.

Pour nous résoudre à cet effort, il suffirait de nous rappeler quelques-unes de nos responsabilités. Nous faisons partie d’une fraternité française en Amérique. Ce n’est pas principalement sur la France que les autres groupes français du continent appuient leur volonté de survivre. Pour tous, la province de Québec, cœur de l’ancienne Nouvelle-France, est la première patrie du souvenir, la capitale du patriotisme français. C’est parce que la vallée laurentienne a été le berceau de leur race, la terre où dorment leurs ancêtres, où se conserve le trésor de souvenirs, de mœurs et de vertus qui fait le fond de leur âme ; c’est parce qu’ils se sentent liés à toute cette histoire et à toute cette noblesse, que nos frères dispersés veulent en perpétuer l’héritage. Mais c’est nous qui sommes les leviers de leur volonté. Pas un de nos sursauts de fierté qui ne produise chez eux de plus fortes résolutions de vivre ; pas une de nos apathies qui ne se fasse suivre d’un fléchissement de l’espérance française. Comment espérer qu’ils continuent de se battre avec entrain si nous livrons les clefs de la citadelle ? Les Français du Québec ont charge d’âmes. Il nous semble qu’à l’heure actuelle nous sommes pour tous nos frères de même race un sujet de vive anxiété. Mieux que nous ils mesurent la grandeur des périls qui s’élèvent ; inquiets ils se demandent si la vigueur de notre effort, la fermeté de nos déterminations sauront égaler les puissances de mort acharnées contre nous.

Élevons nos pensées encore plus haut et songeons que toute nation ici-bas a pour tâche d’accroître pour sa part le patrimoine spirituel de l’humanité. Un peuple catholique et français fait une grande œuvre civilisatrice par cela seul qu’il garde au monde les valeurs de son héritage historique. Non, ce n’est point pour qu’ils se perdent ou qu’ils demeurent inemployés, qu’en ce point du globe et dans les origines de notre race, furent déposés par la Providence tous les éléments d’une supériorité.