Notre maître, le passé (1924)/03
La croix de Maisonneuve
Tout tient de la légende héroïque dans les débuts de Ville-Marie. À contempler ce fond d’histoire on dirait une fresque de primitif où tous les jours viendrait se fixer le geste d’un orante, un acte de martyrologe.
C’était la veille de Noël, la première année de la fondation. Les colons finissaient à peine les durs travaux des premiers établissements. Tout en se préparant à la lutte contre le premier hiver, ils voyaient venir avec contentement ces longs mois de repos relatif. La guitare du colonel, celle-là même qui avait égayé les bûcherons, les soirs de travail, fredonnait depuis quelques jours les refrains du minuit.
Soudain un cri de terreur vient jeter l’alarme dans la petite bourgade : « Le déluge ! le déluge ! » La rivière Saint-Pierre, inquiétante depuis plusieurs heures, a tout à coup franchi ses rives et voici qu’elle se jette dans les prairies. Bientôt elle va déferler dans les fossés du fort ; elle avance vers la palissade et vers les murs. Chargée de glaces et de débris de forêt, elle court avec une violence à tout briser. L’angoisse est au dernier point parmi les colons. Les huttes se vident et c’est un sauve qui peut général. La nuit, une nuit pleine d’incertitude et de menaces, vient ajouter à cette scène d’effroi ses terreurs mystérieuses. Personne ne ferme les yeux dans Ville-Marie, en cette nuit du 24 décembre 1612. Chacun guette, dans l’obscurité, la marche envahissante des eaux, et l’on se dit : « Si le fort est emporté, qu’adviendra-t-il de nous, sans logis, sans poudre, sans défense ? » Et la rivière monte, monte toujours, implacable.
Paul de Maisonneuve se souvint qu’il était le père de la petite bourgade française. Très simplement il fit le geste qu’on attendait de lui. Homme de foi avant tout, il conçoit l’idée de barrer le passage de l’inondation avec une croix. Les Pères approuvent le pieux projet. Mais puisque la vaillance et la foi sont vertus de la communauté à Ville-Marie, tous les colons s’unissent d’intention au fondateur. La croix de Maisonneuve se dresse bientôt, comme un rempart souverain, au bord de la rivière en révolte. Le chef de la petite colonie veut faire violence au ciel ; à genoux au pied de sa croix, il fait vœu, si la colonie est sauvée, d’aller porter l’étendard au sommet du Mont-Royal.
La foi fit son œuvre. La rivière Saint-Pierre continua son ascension menaçante ; elle alla lécher les palissades, mais s’arrêta au seuil du fort. Après quelques heures, domptée et pacifiée, la rivière rentrait dans son lit.
Le jour de l’Épiphanie, Maisonneuve se mit en voie d’exécuter son vœu. Le fondateur de Ville-Marie avait dans l’âme plus que la trempe du chevalier, il avait celle du croisé. Il faut reconnaître qu’il fut un merveilleux éducateur de peuple. Sa préoccupation la plus constante paraît être d’augmenter le capital de foi de ce petit peuple au berceau. Chaque jour et surtout aux circonstances graves, conscient de son rôle de chef, de Maisonneuve veut agir au plus parfait et agrandir ses actes jusqu’aux dernières dimensions surnaturelles. Voici qu’il médite d’ajouter à l’exécution de son vœu un acte de la signification la plus haute. Le 6 janvier 1648, se déroula dans la chapelle de Ville-Marie, une cérémonie d’un caractère auguste et antique, une fête des temps de la chevalerie, alors que l’Église bénissait la vaillance et les épées. De Maisonneuve se battait contre de nouveaux barbares, ennemis du Christ et de la civilisation chrétienne ; comme les paladins de jadis, il demanda pour sa vaillance et pour son épée l’investiture de l’Église. Au moment où la procession allait se mettre en marche vers le sommet de la montagne, de Maisonneuve vint s’agenouiller près de sa croix et demanda à être sacré chevalier. Un ministre de Dieu, devant l’assemblée émue, récita sur le paladin moderne la prière ancienne prononcée sur la tête des vieux croisés de France : « Seigneur, nous prions votre clémence infinie de protéger toujours et partout et de délivrer de tous les périls votre serviteur qui, selon votre parole, désire porter sa croix à votre suite et combattre contre vos adversaires pour le salut de votre peuple choisi. »
La procession s’ébranla. Ce fut une rude montée de Calvaire. Les colons de Ville-Marie s’en allaient à travers bois et neiges, par les sentiers mal battus. En tête marchait une troupe de pionniers, avec mission d’ouvrir et de battre le chemin. Puis venait de Maisonneuve chargé de la croix. À sa suite marchaient les colons, les uns armés du mousquet, les autres chargés des pièces d’un autel et des outils nécessaires à l’érection du calvaire. Le pèlerinage gravissait la rude pente, long ruban noir sur la neige blanche, pendant que, sous la voûte des arbres séculaires, frissonnaient les strophes mystiques de l’« O crux, ave, spes unica ! »
Enfin le sommet apparut. L’autel fut dressé. Le Père du Perron commença l’introït : « Ecce advenit Dominator Dominus ». Il y eut communion générale, puis le Père bénit la croix. « Elle dominait l’Île entière comme un trophée, » disent les vieilles chroniques, « annonçant les futures victoires du Christ. »
Peu de temps après l’érection, les Iroquois abattirent la croix de Maisonneuve. Quelques années plus tard, Marguerite Bourgeoys entreprit de la relever. Pendant longtemps l’emplacement de la croix primitive resta un terme de pèlerinage.
Sur quel point de la montagne fut-elle dressée ? Était-ce vraiment à l’endroit où elle brille encore aujourd’hui, dans le parc du séminaire, entre les hauts peupliers ? Que nous importent les disputes des chercheurs ? Il est des gestes qui ne s’effacent plus de l’horizon. La croix de Maisonneuve, aérienne et mystique, brille comme un « labarum » sous le ciel du vieux Ville-Marie.