XIII

LÈVRES CLOSES


Le soleil brille sur le canaletto, colorant les murs des premières maisons du Ghetto. Sur le pont de marbre des femmes passent, sveltes, avec leur long châle, ce châle qui leur donne l’air d’hirondelles d’eau. À la station du vapore, assis sur les degrés d’un piédestal d’où sourit une vierge, des gondoliers fument et c’est la nonchalance exquise, déjà d’orient. Le palais Labia avec son companile, l’église San Geremia se tigrent à la lumière d’ombres bleues et grises qui font songer à de vieux bronzes. Une des fenêtres du palais est toute ornée de fleurs, de fleurs mélancoliques et pâles, de fleurs d’automne. C’est là qu’elle souffre, c’est là qu’elle dort. Le soleil a dû caresser sa tête, ses lèvres fines que la mort va pâlir. On ne dirait pas que la mort est si proche. Il fait si bleu, si calme. De son lit elle voit tout cela, le ciel clair, les pigeons qui volent, les gens qui passent. Ce n’est pas la tombe qui se creuse, c’est l’infini qui s’ouvre, pareil à une fleur précieuse, en souriant.

Jacques est arrivé à quatre heures du matin. Dans la ville silencieuse, l’eau elle-même ne remuait plus. Quelques étoiles pâlissaient. Une voix pleurait au loin une mélopée ardente et triste, mais rien n’était changé depuis son départ. Et cependant Venise n’était plus la même. Avide de retrouver ses sensations, Liéven avait pris une gondole et le batelier le conduisit par le grand canal jusqu’aux jardins. Les jardins où jadis la musique éclatait joyeuse, les jardins étaient muets et semblaient une cage sans oiseaux. Lorsqu’il revint en prolongeant par une large courbe vers le Lido, l’immobilité l’effraya. Un instant des clameurs étranges retentirent. On aurait cru des plaintes entrecoupées par des larmes ou le son épeuré d’un clavecin… L’homme que Jacques interrogeait répondit en se signant : Les folles… monsieur, ce sont les folles de l’asile San Clémente.

Et Jacques en retournant vers la ville éclairée par les premiers feux de l’aurore, ne s’était pas éveillé de son rêve, et dans son cœur écoutait gémir cette plainte, infiniment.

Du golfe de la Jiudecca, teinté d’ors roses et de cuivre, des barques sortirent pareilles à celles que Liéven avaient rencontrées au moment de son arrivée… autrefois. La saison s’avançait : Plus de grenades hiératiques, laissant de leur pulpe éclater des rubis. Quelques paniers de raisins, les derniers roux et ternes, recouverts de pampres jaunis. Mais des figues juteuses dont le sucre s’agglutinait et des bananes, importées de contrées lointaines, et des caroubes dont, avec la distance, prenait les gangues pour des poignards. D’autres felouques étaient chargées de courges extraordinaires, à la pulpe bosselée, accroupies comme des crapauds. Jacques ne voyait ni la splendeur dominatrice de la ville ni ces barques qu’il croisait. Ninette !… Ninette ! vivante ou morte ? Oh, depuis son arrivée quelles minutes affreuses d’attente, de désespoir. Il n’avait pas osé se rendre directement au palais. Si elle était endormie, si le danger momentanément était passé ? Il fallait attendre le jour. Et puis sans se l’avouer, il avait peur. Peur de ce tête à tête où l’agonie épiait, où l’amour se penchait sur la tombe, où sa jeunesse frissonnait devant la mort. Néanmoins il aurait désiré avoir subitement des ailes pour pénétrer jusqu’à elle, pour lui donner la confiance dans un baiser. Des cloches sonnèrent l’angelus. Jacques parmi ces appels chercha celui de San Zaccharie. San Zaccharie, l’orgue, l’aveu, la caresse… Lorsque la gondole dépassa Saint-Marc, le jour resplendissait et les premiers rayons du soleil incendiaient les portiques d’or. Des rumeurs flottaient sur la ville. Des marchands ambulants, des porteurs d’eau, des vendeurs de polenta acrroupis devant leur galette safranée, un couteau à la main, criaient, se débattaient… — Au palais Labia, dit Jacques d’une voix angoissée. En atteignant la rive, en levant la tête vers la vieille demeure, Jacques sentit son âme trembler sur ses paupières, pareille à ces larmes qui ne peuvent couler.

— Je vous attendais, dit-elle. Grand-père a parfumé la chambre, il parait que le soleil brille : Je vous attendais… Une toux rauque lui dechira la poitrine. Jacques, entre le vieillard et la malade, s’avançait, plus blanc qu’elle. Parlez-moi. Et elle chercha l’air avec des spasmes d’oiseau blessé.

Jacques, en la voyant si pâle, si déjà évanouie, si délivrée des joies et des tristesses de la Terre, suffoqua d’anxiété, car il se sentait loin d’elle. Abattu par la souffrance, torturé par le doute, il regardait confusément. Oh ! la pauvre chère chambre, comme tout devait y être changé. En dix jours à peine elle était devenue un hôpital, avec des relents âcres et fades qui s’échappaient des bouteilles, des sirops, des tisanes. Comme tout devait y être changé ! Pour la première fois il pénétrait chez la jeune fille, et, devant cette couche, où seule la chevelure d’or jetait une note de feu, Jacques s’était souvenu de l’église et de leur premier baiser. Les chrysanthèmes, dans leur vase de cristal, s’étiolaient, on eut dit qu’ils attendaient la mort d’une autre fleur pour se faner eux-mêmes. Et sur ce décor où volaient comme des ailes noires un rayon de soleil brillait. Ninette l’avait dit : Il parait que le soleil brille, il brille pour toi. Jacques à petits pas était arrivé tout près. Brusquement il se jeta à genoux et saisit la main de Ninette pour la porter à ses lèvres. La détente nerveuse s’opéra. Vivante, vivante ! Et les sanglots, dont sa gorge était desséchée, le secouèrent, pauvre petit !

Quand le chagrin est frère de la mort, quand la douleur devient plus qu’humaine, les mots sont impuissants, les cris seuls se comprennent. Et le silence magique de la chambre était coupé par ces cris. De nouveau, la voix de Ninette chanta : Mon amour, mon amour ! Quand je serai au ciel, nous nous unirons pour toujours. Je pars avec ton baiser. Dieu le rendra éternel… mon amour, mon amour…

Jacques sans répondre couvrait de baisers la petite main brûlante. Dans l’autre chambre, on entendait le vieux marquis sangloter, et ses sanglots avaient eux aussi une résonnante d’épinette. Au pied du lit, une religieuse priait. Et Ninette chantait encore : Cela me console de te retrouver, Jacques, il me semble que je ne sois plus aveugle… Parle-moi. Puisque c’est tout ce que je connais de toi, mon bieu-aime ! la voix.

Alors, Jacques se releva et essuyant ses larmes, il osa pour la première fois regarder Ninette. Oh ! la maigreur du cher visage et les yeux dont les paupières ne s’ouvraient plus, les yeux entourés d’un cerne sombre. Les pommettes toutes roses comme les pêchers en fleurs, le nez pincé, les lèvres déjà empreintes du rictus funèbre. Les lèvres. Les lèvres qu’il avait baisées.

— Parle-moi, répetait-elle… Tu ne m’aimes donc plus… Est-ce parce que nous nous sommes quittés quelques jours… Tu m’en veux donc Jacques ? J’avais raison de ne pas vouloir… nos fiançailles vont être bien plus belles au paradis… Les histoires de grand-père m’ont bercée et j’entends des musiques qui nous appellent. Suis-je encore jolie ?

— Oh ! Ninette ! Ninette ! sanglotait Jacques…

— Donne-moi une fleur de la fenêtre…, je la poserai dans mes cheveux, je veux être jolie pour toi et pour le bon Dieu. Je suis heureuse, tiens-moi la main longtemps… Parle-moi… Elle haletait, et porta un mouchoir à sa bouche. Jacques avait été cueillir une grappe de tubéreuse dont le parfum violent emplissait la chambre. Et, lorsqu’il vint lui tendre, il remarqua au coin de la lèvre une goutte de sang qui parlait, un peu d’ecume pourpre.

Oh ! Ninette ! Ninette ! si tu souffre maintenant, si tu souffres, au point que je voudrais donner ma vie pour la tienne, j’ai tant souffert, chérie, j’ai tant souffert ! Quand je suis parti d’ici le soir de ton adieu et que j’ignorais tout excepté mon malheur, je me souviens du deuil de mes larmes. Tu m’avais dit cela d’une voix presque légère, d’une voix blanche que je ne te connaissais pas, que je ne t’avais jamais entendue. Et tu semblais lointaine comme si je ne t’avais jamais approchée. Tes caresses vibraient encore, et c’était l’agonie de mon rêve, Ninette. — À cette minute là, j’aurai voulu disparaître et changer d’âme. Toute ma jeunesse s était offerte, mon ardeur, mon enthousiasme et ce qui transforme en culte un premier amour. Les nostagies secrètes, tu les réalisais, les désirs d’inconnu tu les réalisais, les rêves de splendeur tu les réalisais…

Jacques regarda Ninette ; un fil de soleil souriait sur sa bouche entr’ouverte, et un calme surhumain s’exhalait de ces deux sourires. Elle ne faisait aucun mouvement, un souffle a peine marqué, hésitant presque, soulevait le drap diaphane. Dormait-elle ? écoutait-elle ? Ses paupières closes, leurs cernes, le repos du visage indiquaient le sommeil. Ninette dormait. Elle avait dû s’abandonner en sentant de la lumière sur sa lèvre et de la lumière dans son cœur… Comme autrefois… en prenant les histoires de Jacques pour les histoires de grand-père… en confondant leurs deux amours.

Lorsqu’il revint le soir, il trouva la religieuse très inquiète, le marquis fiévreux. Ninette avait eu un accès de fièvre et le délire. Le prêtre allait venir… Le prêtre ! Jacques eut une vision d’épouvante et devant ses regards, des horizons vertigineux passèrent. Il aurait crié comme un enfant blessé à mort, mais les cris s’arrêtèrent. Il ne voyait plus que le lit de douleur, ses yeux demeuraient fixes. Par instant, il écoutait des clameurs ardentes et tristes peupler son âme d’appels, et c’était comme des portes ouvertes et fermées lui apportant de vagues échos d’apothéoses. Il n’osait pas s’approcher de la jeune fille. Ninette n’était plus Ninette. La souffrance la rendait divine. La chambre elle-même s’était dégagée de son aspect misérable de chambre de malade. Probablement parce que tout était jugé désormais inutile, on avait enlevé les fioles aux odeurs âcre, les sirops fades et les tisanes. Le docteur avait ordonné qu’on brûle des essences et des aromates. À son entrée, Jacques remarqua sur un petit treillis de bronze des pastilles qui fumaient… Un seuil d’église, une chapelle blanche. Les fleurs avaient été renouvellées et des chrysanthèmes uniformément pâles jaillissaient sveltement de l’ombre. Ninette sur son lit était aussi tranquille qu’à l’heure où Jacques l’avait quittée. Ses mains et son visage semblaient avoir gardé en eux la clarté du ciel. Elle était pareille à ces reliques embaumées dont on voit briller les gemmes et la peau phosphorescente entre les arches saintes. Jacques avait marché très doucement. Et Ninette, lui dit : — C’est vous Jacques… d’une façon si tendre et si frèle que Jésus devait parler ainsi.

— Venez, restez près de moi jusqu’à la communion. Vous serez seul près de moi avec les fleurs… Ecoutez Jacques, continua-t-elle en se soulevant péniblement sur l’oreiller, il y a deux choses que je veux vous confier. Grand-père a trop de chagrin. Il ne pourrait pas. C’est pour ma tombe, d’abord…

À ces mots, Jacques qui agenouillé au chevet de la jeune fille, la regardait inlassablement sentit les sanglots l’étouffer…on regarde ceux qui vont mourir comme pour enfouir leur image ainsi qu’un trésor.

— Non, tais-toi, Ninette !

— C’est pour ma tombe d’abord, continua-t-elle. Je désir qu’elle soit élevée à Saint-François du Désert, près de l’endroit où nous nous sommes arrêtés, la main dans la main. Tu diras à grand-père mon horreur de la terre. J’ai peur de la terre. La terre doit peser sur les morts comme un souvenir misérable. Je voudrais un cercueil en marbre gris avec des colonnettes rosés, et par les beaux jours d’été, des coquelicots près de la pierre tels que des gouttes de sang ressuscité… C’est pour toi, Jacques, la seconde prière… Quand je serai partie et que tu auras pleuré… peut être, oublie-moi, comme on oublie le vent qui passe, la fleur qui s’ouvre, l’oiseau qui vole. Oublie-moi ! oublie-moi ! Sois heureux encore. Moi, je prierai pour toi, dans le ciel. Trouves une jeune fille, je lui souhaite qu’elle t’aime sans en mourir. Marie-toi… oublie-moi. La seule chose que je demande, c’est — s’il te naît une fille — de l’appeler Ninette. Ainsi tu continueras malgré toi à m’unir à l’amour immortel… Jacques je suis heureuse… près de toi le départ est léger…

Pleurez, Séraphins dont le sourire est aux madones blondes penchées sur leur fils, pleurez, ô vous les anges, qui jouez de la viole, du luth et du psaltérion, pleurez, ô vous les Innocences et les délicatesses, décadences embrasées, résurrections célestes : Contarinetta va mourir… Les chrysanthèmes blancs, ciselés comme des constellations le savent que Ninette va mourir. Et je ne sais quoi de plus triste encore, se mêle à leur parfum qui lui aussi agonise. Bientôt, pareillement aux chrysanthèmes, tout sera fini, tout sera pâli, et le palais sera silencieux, si tranquille, que l’on entendra couler les larmes et les sanglots déchirer les cœurs. C’est dur de mourir à quinze ans. On commence à peine ; on espère, on s’éveille comme un ruisseau dans la mousse, comme la brise dans les bois. Quinze ans ! quinze ans ! Vérone, ô sœur de Venise par la poésie immense du passé, ô Vérone liliale, entr’ouvre tes sépulcres, penche sur tes tombeaux tes arbres en fleurs. Pétales, corolles, duvets, ailes, que ce soit une moisson d’ivresse. Il faut bercer des cadavres d’enfants. Du reste, n’ont-ils pas l’air de dormir ? Après Juliette, Ninette, Ninette aveugle avait des yeux plus beaux. Pleurez Séraphins dont le sourire est aux madones, Ninette va mourir…

Que dans un arpège mystérieux et tendre vous chantiez ce qui la fit si belle, et que vos voix retrouvent le charme de ses gestes. Elle était la musique des musiques, et les vagues ne furent pas plus souples qu’elle.

Et toi, nuit vénitienne, nuit déjà d’Orient par la pureté du ciel et la splendeur des astres, sois sonore comme ses lèvres, grisante comme ses baisers. Que tes étoiles étincellent, pareilles aux flammes d’un sanctuaire et que la brume monte des lagunes tel qu’un encens mélancolique. Immensité déserte, océanides silencieuses, îles éparses qui semblent des épaves, ambres magiciennes, colonnes, statues, nef prodigieuse, cathédrale entre les cathédrales où la prière se mêle à l’accent sauvage des marées. Ô Notre-Dame des Mers ! Ninette va mourir !

Dans le calme de la chambre, dans ce calme déjà d’au-delà, où l’on dirait que des âmes frissonnent, un bruit léger a retenti, un bruit mouillé comme une caresse d’amour. C’est, en bas, sur le canal, une gondole qui accoste peut-être. La nuit est sonore, et les rames dans l’eau ont l’air de pleurer, elles aussi. Une clochette tinte et des voix parviennent confusément. Jacques, les mains unies à celles de la jeune fille pour lui communiquer la chaleur de ses veines, le philtre de la vie, Jacques entend ces voix qui psalmodient et ces clochettes qui tintent… Et il n’ose pas bouger de peur qu’elle ne comprenne. Le prêtre… les sacrements… le viatique… l’éternité ! Un élan le bouleverse, une fureur véhémente de barrer le chemin au Christ. Pourquoi Dieu laisse-t-il mourir Ninette… Pourquoi Dieu la prend-il ? Elle était si pure, si chaste, si innocente. Oh ! malédiction. Et les voix qui étaient disparues sous le porche se rapprochent. Ils montent l’escalier. Qui ? La mort, l’agonie, l’adieu pour toujours, l’oubli. Ce ne sont pas des prêtres. Ce sont, affublés de chasubles et d’étotes, des fantômes dont les os en marchant cliquettent comme des squelettes qu’on touche. C’est le cercueil, le tombeau, les planches noires qui vont la recevoir, l’étouffer, l’étreindre… Oh, pitié… pitié !…

Mais voici que dans l’esprit de Jacques, l’aurore a lui, la divine aurore. Non, Ninette ne connaîtra pas la lugubre étreinte, l’oubli l’épargnera, et ce n’est pas vers la mort qu’elle va, ni vers la terre. Blanche, comme les vierges protectrices de ses aïeux, impolluée comme les sveltes lys, elle ne descendra pas en terre, elle va monter au ciel… Un départ d’hirondelles ! Il faisait trop froid pour elle. Sa petite âme aime le bleu. Elle retrouvera ses yeux parmi les astres, ses ailes, — car Ninette sera, comme avant de naître, un ange — palpiteront à la droite de Dieu, et ses doigts, trop fragiles pour les tendresses humaines, feront résonner des lyres en céleste harmonie. Ninette monte au ciel…

Les voix, toujours les voix et un murmure de chapelets qu’on égrène. La grande croix grecque sonne sur les dalles du palais. Grand-Père sait qu’ils sont là. Il est venu s’asseoir près d’elle et près de Jacques et ses pauvres yeux sont pâlis par les larmes. Son jabot est si fripé, si lamentable… lui qui parlait dentelles autrefois. Et ses doigts tout ankylosés, maladroits subitement, ne connaissent plus, ne connaissent plus les gammes. Le timbre chante. Ninette fait un mouvement et semble sourire son rêve. Jacques pleure doucement, sans crises, sans efforts. Il pleurait ainsi, il y a longtemps, sur des joujoux brises., sur des roses meurtries… Le timbre chante et les voix s’impatientent. Le marquis se lève les lèvres tremblantes, les jambes qui défaillent. Il va ouvrir

— Allez dans ma chambre mon ami, dit le grand-père… il faut qu’elle soit seule avec le bon Dieu.

Et de la porte entrebâillée, Jacques distingue, irisés par les paupières humides, des cierges allumés, de minces cierges qui brasillent. Des hommes tiennent de petites lanternes noires, ornées d’une croix d’or. Ils sont cinq ou six, pas plus, avec le prêtre… Ils portent la cagoule noire percée de deux trous, et dans ces trous là brillent des yeux de chauve-souris ; on dirait des démons qui guettent. Ninette ! Ninette ! Jacques se jette sur elle ; il sent qu’elle frissonne. Il la regarde… ce n’est plus le sourire. Une anxiété affreuse remplace la béatitude, un frisson encore et des larmes coulent, lentement, comme le sang d’une blessure.

Voici que quelqu’un l’effleure à l’épaule. Un pénitent s’est penché pour lui murmurer une phrase italienne. Cet homme est bon, il a pitié du marquis, de Jacques, d’elle surtout, la malheureuse. Allez dans la chambre… là… à côté. Alors, pâle comme cette agonie, pâle comme les cierges et comme les fleurs, sans un soupir, sans un moi, mais le cœur écrasé, Jacques détache ses doigts de la couche… Au nom du Père… Je vous salue Marie… Reine de de grâce…Tour d’Ivoire… Reine des anges… Lys de Galilée… Et tandis qu’il étouffe dans l’ombre, le prêtre prie, Jésus écoute.

Puis un silence, l’officiant s’est approché de l’agonisante dont le souffle s’espace, épuisé. De l’air… de l’air !… Ils parlent… que se disent-ils ? Quelle peut être la confession de Ninette ? Son nom, à Jacques, le prononce-t-elle ? Si elle ne l’aimait plus ? Si elle s’accusait de son amour comme d’une faute ? Si elle ne l’aimait plus ? L’appel de Dieu connait la plainte du souvenir. De l’air… on ouvre la fenêtre… quel est ce bruit ?… un oiseau est entré dans la chambre, un oiseau du soir attiré par la lumière. Puis un nouveau silence. Des burettes se choquent avec un écho argentin. Le prêtre va oindre son corps martyrisé, son corps tant immateriel… Et tout à coup, l’oiseau passe, avec des battements d’ailes.

Soudain un faible cri, et la chute légère d’un corps sur les oreillers. Jacques est près du lit, soutenant la morte. Grand-père s’est dressé brusquement comme un homme halluciné… Le prêtre continue à prier, mais il a tourné des pages dans son missel… ce n’est plus la communion, c’est le requioscat. L’oiseau effarouché a fui, avec l’âme de Ninette. Qui va fermer les yeux, ses yeux aveugles dont les prunelles éteintes semblent voir… semblent en extase… Allons grand-père… Et grand père écarte l’intrus, Jacques, celui qui est venu lui voler sa fille, qui lui a tué un soir d’amour. Oh ! ce geste du vieillard ! Jacques comprend qu’il n’est plus que l’étranger, que le passant. Il n’a pas le droit de pleurer sur le corps de Ninette… Pauvre petit.. pas le droit de pleurer.

Et comme le marquis, à genoux près de l’enfant, fixement, haineusement le regarde, Jacques recule, recule jusqu’au seuil. Adieu Ninette… adieu… Les cierges, les prières, les voix… les fleurs !… Les fleurs ! Vous me permettez… des fleurs… Et pieusement, en réprimant les spasmes de sa poitrine, Jacques entoure la tête de la morte avec ces pâleurs, ces blancheurs, avec les chysanthèmes nacrés comme elle… Adieu Ninette, Adieu. La porte est close, Jacques est parti. Et les étoiles, dans l’azur, parce qu’elles savent que Ninette les rejoint, les étoiles font des signes sur le chemin du paradis.