XIV

LE DERNIER SOIR


Juliette, Juliette, ce n’est pas l’aurore et l’oiseau n’a pas chanté. Reprenez vos Immortels dialogues et vos rêves éternels ; Roméo penchera sa tête blonde sur la blonde amante, et tous les deux ne semblent qu’un même rayon de soleil. La mandoline frémira encore et les aveux légers s’envoleront dans la brise. Des parfums planeront autour des jardins endormis, et si le ciel pâlit comme ta lèvre, Juliette, les étoiles y demeurent brillantes comme les yeux. Viens, parlons encore, la musique est pareille ! Demain, toujours, les serments d’ivresse, les serments d’espoir, les lilas qu’on respire, les fruits que l’on cueille, la rosée sur les branches, je les sens contenus dans ton cœur. Laisse-moi écouter ton sourire, Juliette, Juliette penchée sur le balcon blanc ! L’alouette chante… il faut partir… Non, ce n’est pas l’alouette, c’est un enfant qui s’éveille, une fleur qui s’entrouvre, une feuille qui tombe. C’est mon âme qui tremble quand je te regarde, ce sont mes prières qui frémissent vers toi. Et l’heure est si douce, si propice à l’adoration, que lorsque la nuit emporte mes paroles, après toi, elles vont vers Dieu ! L’alouette chante et le ciel s’entrouvre. L’aurore a l’air d’un drapeau clair… Il faut partir… Mais, ce n’est pas l’aurore et ce n’est pas l’alouette. Voici au fond des bois une lumière, et cette lumière vacille comme un homme qui marche. On appelle, mais ce sont des cantiques. Oui, oui, Juliette il faut partir, car c’est la tombe qu’on creuse, pourlorsque les tempes sailleront et que tes yeux ne verront plus, pour lorsque ton nez diaphane sera sans souffle, que tes lèvres raidies auront baisé la mort… Alors, oh ! mon bien-aimé, demeure et chante. Par une nuit pareille, j’avais songé m’etendre avec des bijoux et des pertes, svelte dans un costume blanc… O Juliette, il faut partir, partir en blanc costume avec des bijoux et des perles, ton sourire et ton regard ! Mais, jamais plus tu ne reviendras.. jamais plus ! D’un seul de tes baisers je voudrais bien mourir…

Chantez les violes, pleurez les luths, et que près des étoiles les anges voient avec un son mélodieux. La poésie dont la terre se console plane ce soir sur un tombeau. Ville d’azur et de pourpre, ville du Titien et ville de Ziem : o Venise, oublie les apothéoses où le soleil te couronne comme une reine somptueuse, comme la moisson non pareille de la beauté. Oublie tes triomphes et tes conquêtes, et les trophées sanglants qu’appartenaient dans tes murs les galères, les victoires lointaines. Le lion de Saint-Marc fait place aux colombes, Ignore aussi, ignore ton passé joyeux, les danses, les saltarelles et les refrains des sérénades. Laisse s’éteidre les derniers accords du bal, les jolies voix qui rient, les discours galants. Je sais que c’est gracieux un masque au-dessus de lèvres rosés, un geste en dentelles, un sourire en extase. Je sais qu’il subsiste — mêlé aux anciennes gavottes — un nuage léger de poudre et de paillettes. Abandonne les évocations discrètes, les pastels de Longhi, ce neveu de Watteau, les madrigaux de Goldoni, ce rival de Sedaine. Ce soir sur les canaux bleus d’oubli passe une vision, une vision si pure, si blanche qu’elle fait songer aux lents bateaux de fleurs dont, au mois d’avril, le parfum plane du Lido jusqu’à toi. Une vision si frêle qu’elle semble gondole et cercueil, un fuseau de vierge, je ne sais quelle enfant ensevelie par l’aurore… Chantez les violes… Voici la nuit qui tombe sur la mer, sur la ville. Vous souvenez-vous de l’heure, hier, de cette même heure grise que les âmes préfèrent pour partir à cause du soleil en allé, des étoiles qu’on attend ? Elle était pantelante, étendue sur son lit comme elle l’est encore sur du satin blanc, les mains jointes tenant un chapelet et une branche de lys. Elle savait qu’elle allait partir et elle attendait cela les lèvres closes, prête au mortel baiser. Le prêtre invoquait Jésus et la chambre était pure et des ailes bruissaient dans l’espace. Elle était pantelante mais elle vivait encore… Pleurez les luths… Oh que vos notes s’attristent et que vos accents soient profonds comme le cri des mères. Elle vivait encore ; c’est-à-dire que son souffle caressait l’air et que ses yeux, quoique aveugles auraient pu voir…

Maintenant, elle est inanimée, la petite Ninette, et grand-père l’appellerait tout bas en se penchant sur son oreille qu’elle ne répondrait plus. Est-elle au ciel, ou son cadavre seul subsiste-t-il de cette grâce passagère aujourd’hui disparue ? Oh ! si les hommes retrouvaient leur ferveur d’autrefois, si les églises avaient des interventions miraculeuses, si les tombes s’entrouveraient si les morts ressuscitaient, on promènerait comme pour les princesses de légende le pauvre corps dans sa châsse. Des prières ardentes s’envoleraient vers Dieu, les regards s’étoileraient de foi et les innocents en extase verraient sourire la jeune fille. Pleurez les luths ! Adieu la vie légère, les jours insoucieux, les appels et les escarpolettes, les fêtes du matin, les soirs illuminés. Adieu les promenades sur la Piazzetta le soir, lorsque les pigeons se taisent et que la musique et la foule, ces deux ivresses viennent vous griser le cerveau… Pleurez les luths, chantez les violes !

Et voici que Jacques s’éveille de son rêve, regarde à la fenêtre le soleil éblouissant, le ciel léger : Venise toute entière qui chante. Tout à coup, il sent une douleur affreuse, comme celle d’une blessure où du gravier aurait coulé. Morte… Qui çà… Ninette ? Ninette morte. Et le ciel est bleu. Et tout n’est pas sombre et ce n’est pas la nuit. Voyons, voyons, c’est la nuit que l’on enterre. Puisque Ninette est morte, il n’y a pas de soleil. Mais elle n’est pas morte… Non, elle vit encore, et tout à l’heure, tel qu’aux anciens jours, Jacques ira retrouver son sourire et ses yeux, ses yeux attirants de fleurs malades. Le miracle, peut-être ? Si Dieu avait permis le miracle aujourd’hui. Ninette, ma bien-aimée, tes prunelles vont-elles étinceler à l’aurore ? Mais la douleur revient lancinante. Jacques se souvient de l’heure terrible hier, de l’arrivée des prêtres, du lit tout blanc, de la jeune fille transfigurée… Oh, cette odeur amère et triste des chrysanthèmes ! Les lueurs des cierges qu’il distinguait sur le fond noir des cagoules par l’embrasure de la porte mal fermée. Le cri de Ninette. Sa course sauvage jusqu’au chevet, oubliant les témoins du drame, le vieux grand-père. Ninette sans souffle. Ninette partie. Oh si vous saviez… légère comme un papillon en exil. Et sa main que Jacques baisait farouchement, sa main dont les doigts s’abandonnaient, dont les ongles livides décelaient la fuite de la vie. Et puis le geste du marquis. Son regard. Son reproche. Il fallait dire adieu… Adieu ! Et Jacques comprend à peine. L’escalier, l’escalier encore, les marches immenses, si dures à descendre. À chaque pas des voix intérieures, des voix qui lui venaient du cœur, qui résonnaient sur les pierres, sur les dalles… Tu ne la verras plus… Amour, baiser, lumière. C’est fini, bien fini, tu ne la verras plus. Et puis l’arrivée inconsciente en face du canal. Les étoiles dans l’eau qui le regardaient avec un drôle d’air… Viens donc, viens donc. Il fait rose et doux sous les vagues. Les berceuses de Ninette, tu les y entendras, les paroles de Ninette y résonnaient comme un cristal. Et les yeux de Ninette, subitement revenus à la vie, à la gloire, lui souriaient parmi les étoiles, l’appelaient avec les astres. La tentation le prenait de se jeter au fond du gouffre pour disparaître, pour s’en aller. Peu importe, les chemins mènent tous à la mort… La terreur de penser au silence… au néant. Non, c’était absurde et c’était fou. Mais tant souffrir, tant souffrir Et Jacques revoyait les ruelles traversées, la Venise voluptueuse et insouciante dont la joie le harcelait. Oh ! quand on pleure, le rire des autres… Lui se hâtait, détournant la figure de ces gens qui passaient, ayant honte de ses larmes. Sa chambre, sa petite chambre. C’est après l’avoir louée qu’il avait connu Ninette, voici deux mois. Deux mois, cela suffit donc pour que l’on souffre le martyre ? Et dans la chambre la crise de larmes, les sanglots affolés. Sforzi survenant avec ses encouragements de bon Terre Neuve, ses poignées de mains, ses conseils… Voyons, voyons. Il lui avait passé un bras derrière la tête et il le tenait comme un bébé qu’on berce… Pauvre gosse. Ah cré nom de nom !…

Alors, il ne la reverrait plus, il ne toucherait plus sa main fine et ses lèvres dont il connaissait les courbes les plus légères, il ne les baiserait plus. Même pas un souvenir d’elle. En avait-il d’autres que les visions dont palpitait son âme ? Pas de lettres ; la seule que Ninette eût écrite, il l’avait égarée au retour de Florence. Pas de fleurs ; Qu’étaient devenues celles que la jeune fille avaient gardées, après Saint-Francois du Désert ? Pas de bibelots fragiles ; Aucune boucle lumineuse, aucun fragment de cet or souple que son regard ciselait avec des caresses. On ne s’aime jamais autant que les premiers jours qui suivent un départ. Et le départ était éternel… Brusquement il se rappela les recommandations de Ninette, pour grand-Père, pour la tombe et pour lui. Il fallait remplir son devoir, son devoir le plus sacré envers la morte. Peut-être, qui sait… l’en bénirait-elle.

Oh la jolie fête que ce matin… C’était effaré et joyeux. Des gondoles passaient avec leur profil annelé de libellules, avec le geste incliné du gondolier, si lascif, si charmeur. Allait-on l’enterrer un jour pareil ? L’idée funèbre hantait Jacques. Ninette lui apparut sous son suaire, assujettie déjà, malgré sa beauté, sa jeunesse, son innocence, aux décompositions livides du cadavre. Tandis que Liéven songeait à ces choses, des rumeurs de forge comme d’habitude venaient de l’arsenal voisin. Là, d’où autrefois s’équipaient les galères de la Sérénissime, on rivait les coques, les puissantes cuirasses, les armatures des flottes de l’Italie nouvelle. Et ce bruit sec et sonore ressemblait à une mise au cercueil.

Après avoir pris son repas avec la résignation d’un enfant qui a de la peine, une grande peine, il revint à la fenêtre et regarda le ciel. Le vent soufflant de l’Est amenait de lourdes truées d’orage, lourdes comme celles dont Jacques menaçait la ville, tout à l’heure dans son délire. De mauvaises stries bleuâtres parcouraient l’horizon et l’eau clapotait, pareille à celle d’un abreuvoir troublé par des bêtes ivres. — Oh, l’épouvante de cette obscurité, le hurlement du vent qui secouait tout, portes, fenêtres, volets, dans une rage insensée ! De brusques courants d’air enfilaient les canaux, les quais, entraient dans les maisons, ébranlaient les couloirs. Et Jacques tressaillait chaque fois. Je ne sais quelle frayeur le faisait tressaillir. Peut-être le souvenir des prêtres, hier, derrière la porte, des cierges et des voix.

Ding, dong, dong… Le carillon de San Zaccharie, tout près, se met en branle. Rien que les cloches graves, que les bronzes épais. Les appels argentins se taisent. Et la funèbre mélopée est emportée par le vent, par l’orage.

— …Ding, dong, dong !… Pour qui l’appel, a quel agonisant l’église fait-elle signe, quel cadavre le prêtre va-t-il bénir ? Contarinneta repose, sur son lit, calme, pour sûr. On n’enlève pas ainsi les jeunes filles ! Un jour… allons donc, ce n’est pas possible. D’ailleurs on l’aurait prévenu. Et puis elle n’était pas morte… cela s’est vu ; on l’a ramenée à la vie. Jacques n’en a rien su… Oh… la folie maintenant, la vision hallucinante, le spectre qui voudrait l’étreindre… Au secours ! il ne peut pas crier. Les mains fébriles, de grosses gouttes de sueur aux pommettes, Jacques halète ; il se débat contre des vengeurs imaginaires.

Ding, dong, dong… Oui tu ne sais pas que c’est pour elle, mais, c’est pour elle. Tu l’as tuée, tu l’as assassinée d’amour, un soir en voulant la nuit entière pour ton baiser. On ne va pas t’inviter à la fête, voyons. Entre elle et toi, il y a la mort et le remords. Tu n’as pas le droit de prier pour elle puisqu’elle ne prierait pas pour toi… Nous sommes les voix implacables, les féroces justicières. Ah ! c’est bon de faire souffrir, de déchiquetter les moelles, tiens, tiens d’enfoncer nos ongles dans les chairs. Au secours, encore… au secours, mon Dieu !

Sans force, Liéven s’est trainé sur les genoux vers la porte. Il voudrait ouvrir et s’enfuir, s’enfuir loin de cette image obsédante, de ce cauchemar. Mais il ne peut pas ouvrir… Grâce mon Dieu… vous savez que ce n’est pas de ma faute… qu’elle m’aimait, que nous étions jeunes, que nous étions fous, que jamais je n’ai rien fait de mal contre elle… — Tais toi, hypocrite, menteur, souple comme tes désir, ingénieux comme les caresses. Elle vivait d’une façon tranquille et saintes. Tu es venue la prendre à l’église, l’embrasser devant l’autel, la détourner des idées saintes, la voler au Seigneur. Le Seigneur se venge quoique tu sois faible et jeune. Le remords, le remords te torture. Il te rongera comme un rat immonde. C’est toi qui l’as tuée…

Ding, dong, dong !… Les appels se rapprochent, les cloches sont devenues plus graves et le vent qui s’arrête laisse pleurer sur la ville, leur tristesse, longuement. Faut-il fuir… oh pouvoir fuir. Liéven se sent défaillir et la tête lui pèse. Fuir… fuir… maman !

Le soir vint sans que Jacques de Liéven ait osé se rendre au palais Labia. Tantôt, il éprouvait une volupté d’oubli, une torpeur cérébrale dans laquelle il se demandait les causes de son chagrin. Florence revenait à son esprit avec une persistante singulière. L’avait-il quittée… pourquoi l’avait-il quittée ? Il y avait de jolies fleurs. Ninette avait refusé de l’épouser. C’est tout. Mais elle vivait. Lorsqu’il voudrait, il irait à Venise la voir… Tantôt, son cœur lui battait à se rompre et s’arrêtait brusquement. Morte ! Et les fibres de sa chair se tiraient, on aurait dit tordues par une griffe, ses yeux s’obscurcissaient, sa gorge était lourde de pleurs. À mesure que la journée finissait, il avait l’odieuse acuité de ce qui s’était passé la veille, il ne pouvait plus douter ; l’illusion, sœur du soleil, disparaissait avec lui. Morte… marte ! Oh le tosein que ce mot sonnait à ses oreilles. Lentement, sûrement, avec une régularité implacable il se surprenait à répéter : Morte… morte ! Et cela contenait un abime de larmes, une souffrance infinie. On souffre par ce qu’on ne prévoit pas la fin de la souffrance. Le propre des larmes c’est de croire qu’elles seront éternelles. Et Jacques, révolté, en accusait Dieu.

Car Dieu est bon, car Dieu est juste, car Dieu est la source de toute douceur et de toute miséricorde. Il l’avait frappée ainsi, en pleine jeunesse, en pleine beauté, si résignée, si innocente. A côté d’elle des misérables et des monstres demeuraient. Pourquoi l’avoir fait mourir ? Quand il pensait ainsi, des musiques étranges l’assaillaient et il en oubliait ses larmes. Ninette s’environnait d’harmonie et les mots d’amour se transformaient en berceuses antiennes ? Un mysticisme fou l’exaltait et il rêvait au Calvaire, au Calvaire humain que le Christ lui avait dressé pour monter jusqu’à lui, jusqu’au divin Calvaire. Souffrir, souffrir…oh mon maître, servir, servir ! Sa jeune imagination croyait voir des apparitions sur les vagues et lorsque, au crépuscule, la Salute, en face de ses fenêtres, devint un dôme d’or, il s’agenouilla en appelant la Vierge, rédemptrice des affligés. Puis des sursauts d’orgueil, des phrases de haine, claquantes comme des drapeaux noirs : II s’adressait à la Ville, à la Païenne dont Dieu n’avait pas la garde malgré les nombreuses églises, les tableaux où sourient les madones, les cloches où elles chantent. La fenêtre grande ouverte sur la lagune, embrassant d’un coup d’œil les quais de pierre illuminés, les palais, les colonnades, les ogives de feu, pareilles à des mitres, les hauts mâts des vaisseaux, les campaniles et les canaux, il criait : Gueuse, Gueuse !… Oh quel Néron aurait la puissance d’en faire une fournaise ? Quelle belle coulée de verre, que Venise embrasée ! Les hontes, les tares, les vices, se tordant dans les fumées. Comme on reverrait les déroutes, les décadences, les agonies ! Les chefs-d’œuvre par milliers brûlant au fond des musées sans qu’on puisse en sauver le rêve, le viol des statues saintes par le feu, la flamme enlaçant sur l’eau Venise en une immense étreinte. Vapeurs rouges, vapeurs suffocantes, roulez comme par les orages, amassez-vous au-dessus des marbres, pour broyer les magnificences, pour écraser cet or. Ninette est morte. Ah ! tu m’as pris Ninette, Gueuse, je vais te tuer, entends-tu, à coup de botte, à coup de crosse. Et tu seras souillée avant les derniers râles, je crèverai tes yeux, femme innombrable, courtisane multiple, ô Gueuse, ô Venise… Puisque tu n’as pas su protéger la Vierge entre les vierges… mon amour !

Ainsi, il atteignit la nuit. La nuit d’automne, frissonnante et solitaire. Depuis son retour affolé du palais, hier, Jacques s’était cloîtré dans sa chambre, sans en vouloir bouger, sans en vouloir sortir.

Cependant les appels se rapprochent et Jacques, brisé, distingue, de l’endroit où il s’est assis, des gens qui viennent, des gens qui passent. À côté de lui, dans les chambres voisines, on remue, on ouvre les fenêtres… Qu’est-ce qu’il y a…

Sur le grand canal que la tempête couvre d’écume, atroce et lamentable, un convoi funèbre, blanc, il est tout blanc… c’est elle ! Les yeux fixes, agrandis d’épouvante, il regarde. Personne ne lui a dit… on n’a pas voulu qu’il vienne… lui, l’amant. Non, lui, l’assassin !… Il pleure.. La nuit n’a pas de clarté, alors on voit à peine. Les éclairs jaillissent. D’ici, on dirait sur l’eau une moisson d’étoiles. Voici les cierges et les lanternes que les pénitents tiennent… Une moisson d’étoiles autour d’un clair de lune. Sur la gondole mortuaire, le cercueil est recouvert d’un long suaire pâle qui traîne et qui glisse dans l’eau. Des barques en tête sont remplies d’enfants qui jettent des fleurs. Si bien que lorsque Ninette passe, la tempête s’apaise, il ne reste que des roses. Jacques, tu as fait cela… Et puis, des gondoles, encore des gondoles,.. c’est presque — n’est-ce pas — groupe comme pour la sérénade, et si l’on n’entendait le Dies iræ, les femmes mettraient le plus joli chapeau du monde, et le doigt sur la tempe, l’œil amusé, écouteraient les chants. Ils avaient pris cette route-là pour aller à San Francesco,.. oh s’ils avaient su. Tout à coup, des hurlements sauvages… est-ce la nuit, est-ce l’orage… Qui m’appelle ?


Mu par une secousse électrique, Jacques se lève, se penche au balcon… Qui m’appelle ?.. Il reconnait les voix… Le vent d’orage a dû tourner. Ce sont les plaintes des folles de San Clemente… Qu’ont-elles pour crier comme ça les folles ? Elles doivent attendre quelqu’un pour délirer ainsi… Sur les nuées, maintenant, des formes indécises, la tête renversée, joignant les mains, des morts, des apparitions décomposées et grimaçantes. Les unes, ont les yeux vides et des trous sanglants où rampent comme des vipères. D’autres se touchent les chairs et en font tomber la putréfaction. D’autres encore, radieux sous leurs voiles, et qui deviennent du sang à mesure qu’ils passent… Pitié, pitié ! Jacques tend les bras désespérément… Ce sont les morts du cimetière. Ils viennent comme les folles, chercher Ninette. Jacques en même temps peut-être ? Suis-nous, pauvre enfant, nous te dirons des phrases qui apaisent, des baisers qui consolent. Ding… dong… ding ! Mais, voilà que les cloches elles-mêmes deviennent fantômes et parlent. Elles enlacent Liéven et voudraient lui arracher la tête.. oui, la tête… ah ! ah ! un battant pour le bronze !.. Tu l’as tuée. Sonne, sonne l’enterrement…

Diligite nos Domine !…

Le convoi est arrivé en face de sa chambre. Il peut compter les couronnes sur le cercueil, il peut compter les cierges, les assistants, les barques, tout. On dirait que Venise fait escorte, qu’elle suit, qu’elle bouge… oui, le palais des doges s’en va à la dérive, la Piazzetta, Saint-Marc, les Procuraties, tout cela vacille, tout cela est du cortège. Jacques seul n’en est pas. Ding ! dong ! ding !

Ora pro nobis, Domine !..

Oh ! le parfum étouffant des fleurs. Ces fleurs qu’il a respirées sur les lèvres de l’agonisante, les chrysanthèmes fanées, le geste du grand-père. Sonnez les cloches… Des fanfares plus belles éclatent. Des soldats, des piques, des oriflammes, des galères, des galions, le Bucentaure ! Que sont ces pourpres et ces tiares, et ces ressuscités ?… Les ancêtres ! Ninette, ils sont tous venus pour mieux te rejoindre, pour mieux te montrer ta tombe. En as-tu des doges et des amiraux, des pages et des condottieri ! Tout le Bellini des fresques… ouvre ton suaire pour les recevoir, prépare ton sourire. Voici l’apothéose… Miracle ! le cercueil apparaît lumineux sous les crêpes, translucide aux éclairs,.. Jacques, mon bien-aimé… Je t’attendais… Je savais que tu allais venir. Nous allons célébrer nos fiançailles. Vois, regarde comme la ville est belle, comme la nuit est puissante, comme le vent est profond ! Pas d’étoiles, la foudre. Et puis des cierges pour voir nos baisers. Le monde entier nous suit parce que nous sommes l’enthousiasme et que nous sommes l’idéal. Jamais tu n’as rêvé d’aventure pareille… Jacques mon bien-aimé !

Au fond de son cercueil d’aurore elle regarde, surhumainement belle. La tempête, c’est la musique d’amour qui va les endormir… Liéven enjambe la fenêtre et tend les bras… oui, c’est cela, Ninette, partir !… partir !…

Une ruade furieuse, un cri, quelque chose qui tombe du balcon, du sang qui gicle, une masse noire sur le pavé… deux ou trois convulsions suprêmes… et le silence, le silence…

Là-bas, par le rio de San Zaccharie, le convoi de Ninette était passé.



Venise, Florence, octobre 1901


FIN